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Routiers en Lorraine - Arnaud de Cervole

Dans son Episodes de l'histoire des routiers en Lorraine, Henri Lepage évoque Arnaud de Cervolle et le mémoire que lui a consacré le comte de Zurlauben. Voici ci-dessous les extraits de ce mémoire, complétés du résumé d'un autre ouvrage consacré à Arnaud de Cervole un siècle plus tard.


Collection des meilleurs dissertations, notices et traités particuliers relatifs à l'histoire de France : composée, en grande partie, de pièces rares, ou qui n'ont jamais été publiées séparément, pour servir à compléter toutes les collections de mémoires sur cette matière.
Constant Leber - 1838
[texte original publié dans Histoire de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres - 1754]

D'ARNAUT DE CERVOLE,
ARCHIPRÊTRE, CHEVALIER EX MARIÉ
ET DE SES RELATIONS AVEC LES COMPAGNIES DITES DES ROUTIERS,
DES TARD-VENUS, DE LA JACQUERIE, etc. (1)

Les écrivains des histoires générales sont obligés d'observer, entre les personnages qu'ils mènent sous les yeux, une dégradation proportionnelle qui, rapprochant certaine figure, éloignant les autres, forme le tout ensemble de leur tableau, et donne à leur ouvrage cette unité requise dans toutes les productions de l'art, comme elle se fait apercevoir dans toutes celles de la nature d'où il arrive-? surtout dans les temps chargés d'évènemens, que des acteurs du second ordre, quoique très-considérables par eux-mêmes, se perdent, pour ainsi dire, dans le lointain ou sont confondus dans la foule de tant de têtes différentes : encore doit-on savoir gré aux historiens si, ne les regardant qu'en passant, ils n'en prennent pas eux-mêmes une fasse idée, et ne les présentent pas aux autres sous un faux jour. C'est aux biographes qui sont comme les peintres de portraits, de détacher de l'histoire générale ces personnages qui méritent d'être vus a part; et c'est aussi ce que M. le baron de Zurlauben a entrepris à l'égard d'Arnaut de Cervole, dit l'Archiprêtre et d'Enguerrand de Couci, VIIe du nom. Ces deux hommes mémorables ont paru dans les temps les plus orageux de notre monarchie, sous les rois Jean et Charles V son fils; et leurs actions les plus importantes, telles que l'expédition de l'Archiprêtre en Alsace celle d'Enguerrand dans la même province et en Suisse, ont échappée tous nos historiens de France. Il ne sera question ici que de l'Archiprêtre, et l'on tâchera de ne rien omettre de ce qui peut faire connaître cet homme singulier.
La maison de Cervole, Cervolle ou Servola, tenait un rang distingué dans la noblesse de Périgord (2). Arnaut était de cette maison. Quelques auteurs le font Gascon, parce qu'on appelait alors de ce nom tous les peuples voisins de la Garonne. Mézerai le fait Bourguignon, apparemment parce qu'il s'attacha au service de la maison de Bourgogne : il l'appelle tantôt Arnoul de Cernole tantôt Robert Canolle. Froissart le nomme Regnaud de Quenolle, Arnoult de Cervolle, Arnault de Canolle. Les historiens allemands défigurent encore plus son nom : ils l'appellent l'Archiprêtre de Cervolant on de Cerf saillant. Guillaume Paradin l'appelle, on ne sait pourquoi, l'Archiprêtre de Robersac. Gaguin lui donne le nom de Jean. Son vrai nom était Arnaut de Cervole.
Le titre d'Archipresbyter de Verniis, que dom Vaissette a traduit par Archiprêtre de Vezzins (3), lui venait apparemment de ce que, quoique chevalier et marié, il possédait un archiprêtré de ce nom. Ce n'était pas la première fois que des séculiers avaient joui de bénéfices ecclésiastiques. On sait que Hugues, duc de France et de Bourgogne, comte de Paris et d'Orléans, qui mourut en 956 était surnommé l'Abbé, parce que quoique séculier, il était abbé de Saint-Denis, de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Martin de Tours. Vezzins était apparemment un archiprêtré dont Cervole tirait les revenus. On ne peut déterminer quel était ce lieu : on trouve des bourgs et villages de ce nom dans l'Anjou, dans la Touraine dans le Rouergue et dans la Bretagne.
La premières fois qu'Arnaut de Cervole paraît dans l'histoire, c'est la bataille de Poitiers, donnée le septembre 1356 : il y fut blessé et fait prisonnier avec le roi Jean. Sa rançon ayant été payée parle seigneur d'Audenham maréchal de France, que le roi remboursa dans la suite, il revint en France en 1357.
On venait de conclure une trêve de deux ans entre la France, et l'Angleterre. La prison du roi Jean, l'esprit de révolte que souillaient les émissaires du roi de Navarre, et l'épuisement des peuples, qui ne pouvaient suffire à la solde des gens d'armes qu'on avait mis sur pied, causaient de grands désordres dans la France. Les troupes n'étant pas payées, se débandèrent, et se mirent piller diverses provinces sous différens chefs qu'elles se choisirent. Telle fut alors l'origine de ces compagnies de routiers qui firent tant de ravages, surtout en Languedoc.
Dès le douzième siècle, on avait vu de pareilles compagnies de brigands se former dans le royaume, et désoler les provinces. En vain les papes avaient souvent lancé contre eux les anathèmes de l'Eglise. On les appelait routiers en latin rupturarii, rutarii; brabançons, parce qu'il y en avait un grand nombre venus du Brabant; tard-venus, linfards, malandrins, coterels, tuchins (4). On peut voir l'origine de ces différens noms dans le Glossaire de du Cange et dans les auteurs voisins de ce temps. En latin on nommait leurs diverses bandes societates, comitivoe, companioe.
L'Archiprêtre, qui ne connaissait d'autre occupation que la guerre et le pillage, se mit à la tête d'une troupe de ces brigands. Il se ligua avec Raimond des Baux, seigneur puissant en Provence. Ce Raimond ne cherchait qu'à venger la mort d'un autre Raimond son parent, comte d'Avellino et sénéchal de Naples, que Louis, roi de Naples avait fait assassiner. Philippe, prince de Tarente, frère du roi Louis, gouvernait alors la Provence. L' Archiprêtre, joint avec Raimond assembla en peu de temps une troupe de deux mille hommes, tant de cavalerie que d'infanterie. Cette petite armée qui s'appelait societa dell'acquisto, nom qui annonçait sa vocation pour le pillage, se forma dans le Limosin, l'Auvergne, et les pays voisins du Rhône. Le 13 juillet 1357 elle passa le fleuve s'empara des ponts du Rhône et de la Durance, et se porta du côté d'Orange et de Carpentras. Le prince de Tarente n'avait pas assez de forces pour défendre la province. Les routiers faisaient des ravages affreux et le pape Innocent VI tremblait dans Avignon. Talleyrand, cardinal de Périgord, irrité contre le roi de Naples, qui avait fait mettre en prison son frère Louis de Dnras, avait débauché les cinq neveux du pape, et tous entretenaient de secrètes intelligences avec les routiers, dont le nombre s'était accru jusqu'à quatre mille, connus sous le sobriquet italien de barbute. Les capitaines députèrent au pape pour l'assurer, lui et sa cour, qu'ils ne leur feraient aucun mal, et qu'ils respecteraient les terres du saint-siége.
Ils offraient de confirmer cette promesse par serment et protestation qu'ils n'avaient d'autre objet que de faire la guerre au prince de Tarente et au roi Louis: cependant ils pillaient la Provence, et massacraient les habitans. Le pape comptant peu sur les promesses de gens sans foi, implora inutilement le secours de Charles IV, du. roi Jean, alors prisonnier des Anglais, et du dauphin de France, qui avait bien d'autres affaires sur les bras. Les offres de Rodolphe duc d'Autriche, et les services réels du comte d'Armagnac, ne purent même rassurer la cour d'Avignon. Le pape mit sur pied quatre mille Italiens, la plupart de ses vassaux ; il fit fermer les portes d'Avignon, fit tracer des fortifications, et commença à environner la ville de ces murs qui sont encore aujourd'hui une des merveilles de l'Europe. Ces précautions ne calmaient pas la terreur. Il fallut que le pape se réduisît à donner une somme considérable à l'Archiprêtre, pour l'engager à se retirer. «  Quant l'Archiprestre, dit Froissart, et ses gens si eurent robé tout le pays, le pape et le clergé firent traiter à l'Archiprestre : et vint, sur bonne condition, en Avignon et la pluspart de ses gens : et fut aussi révéremment reçu, comme s'il eût été fils au roi de France et disna plusieurs fois delez le pape et les cardinaux : et lui furent pardonnés tous ses péchez : et au départir on lui livra quarante mille ecus. pour délivrer à ses compaignons. Si se départirent ses gens çà et là mais toujours tenoient la route dudit Archiprestre. »
Cervole, après avoir rançonné le pape et toute sa cour, passa en Bourgogne, où il continua les mêmes brigandages. Il rentra en Provence au mois de mars 1358, et assiégea la ville d'Aix; mais il fut repoussé par les habitans; et Jean Simeonis, jurisconsulte de Vence, battit les routiers en diverses rencontres. Gaufridi rapporte qu'ils s'avancèrent jusqu'au faubourg de Marseille; que les Marseillais les forcèrent de se retirer et que pour empêcher que d'autres brigands ne s'y fortifiassent, on abattit toutes les maisons du faubourg.
D'un côté, les Provençaux implorèrent le secours de leur roi Louis, qui se prépara à les venir assister en personne; de l'autre, le dauphin Charles, régent du royaume de France, attira à son service l'Archiprêtre. Il voulait employer sa valeur et son expérience contre le roi de Navarre, qui s'était sauvé de prison, et qui avait conçu le projet de se faire roi de France. Les routiers abandonnèrent donc la Provence, et leur retraite éteignit les faction. Le prince de Tarente fit publier une amnistie : Raimond des Baux, qui avait été condamné comme criminel de lèse-majesté, fut rétabli dans ses terres et dans ses premiers honneurs.
Le royaume était cruellement agité, et par les entreprises des Anglais, et par les factions domestiques, et par la révolte des paysans contre la noblesse ce qui s'appela la jacquerie. Cervole ayant passé avec ses gens an service du dauphin, s'appliqua a mettre les places et les châteaux de la France en bon état. Les Anglais qui étaient en Provence avaient formé un dessein sur la sénéchaussée de Beaucaire : Cervole en donna avis à ceux de Nîmes, par une lettre datée de la Tour-d'Aigues en Provence, du 30 mars 1358 : il y prend les qualités de seigneur de Chastenaux-le-Neuf et de Leuroux. Il y a une ville et châtellenie de ce nom en latin Leprosium, dans le Berri, à cinq lieues d'Issoudun, dans le petit pays de Champagne : on l'a aussi appelée autrefois Lerroux. En 1359, Cervole était lieutenant-général en Berri et en Nivernois; mais après la paix de Bretigny, conclue entre le dauphin et Edouard III, roi d'Angleterre, le 8 de mars 1360, l'Archiprêtre, qui ne pouvait vivre en repos, rassembla les compagnies licenciées, et en forma une nouvelle troupe de routiers, sous le nom de compagnie blanche parce qu'elle portait une croix blanche sur l'épaule. Cervole, à la tête de ces nouveaux brigands, ravagez les environs de Langres et de Lyon; il exerça les plus horribles excès dans le Nivernais et dans la baronnie de Donzy ; il y prit même un grand nombre de place, telles que Cosne la Mothe-Josserand, Blenel, Dannemarie, et obligea le comte de Nevers à un accommodement, qui fut conclu au mois de février 1361. Le roi Jean s'engagea lui-même dans ce traité il promit de payer en différens termes à Cervole, pour indemnité, une somme considérable; il accordait à l'Archiprêtre l'abolition de tous ses excès; et par un autre acte du 3 juillet il ordonna que si les seigneurs de Dannemarie et de Blenel voulaient recouvrer ce qui avait été cédé au comte de Nevers (c'était Louis, en même temps comte de Flandre) ils paieraient préalablement douze mille écus d'or à Arnaut de Cervole.
En conséquence du traité de Bretigny, les Anglais évacuaient les forts et les châteaux dont ils étaient maîtres; mais quantité d'officiers et de soldats, accoutumés au pillage, se rassemblèrent, et formèrent des compagnies qu'on appela les tard-venus, parce que, dit Mézerai, ceux qui les avaient précédés avaient moissonné la France, et que ceux-ci ne faisaient qu'y glaner. Ils firent de grands ravages en Champagne et en Bourgogne, sous la conduite de plusieurs capitaine, dont le principal était Seguin de Badefol, chevalier gascon, seigneur de Caslelnau-de-Berbiguières, au diocèse de Sarlat. Ils s'accrurent jusqu'au nombre de seize mille, se répandirent dans la Lorraine, et prirent ensuite le chemin d'Avignon, apparemment pour rançonner le pape et les cardinaux, à l'exemple de l'Archiprêtre. Ils prirent le château de Brignais, sur le Rhône, à trois lieues de Lyon, et s'y arrêtèrent. pour attendre l'armée du comte de la Marche, à qui le roi de France avait donné ordre de les combattre. Arnaut, fidèle pour lors ses nouveaux engagemens, commandait l'avant-garde de l'armée royale: elle fut défaite à Brignais, le 2 avril 1361; le comte de la Marche et son fils Pierre y furent blessés et moururent de leurs blessures; le vicomte d'Uzès y fut fait prisonnier avec cent chevaliers. De ce nombre fut l'Archiprêtre, «  qui, dit Froissart, fut bon chevalier et vaillant, et moult excellemment se combattit; mais il fut tant entrepris et démené par force d'armes, que moult fort fut blecé et navré, et retenu à prisonnier lui et plusieurs chevaliers et escuyers de sa route. » Les tard-venus continuèrent leurs pillages plus librement que jamais. Voici comment s'exprime à ce sujet une ordonnance du roi Jean, datée du 20 avril 1363 : Vi armorum capiendo, furando bona, hominesque et mulieres tàm viduas, virgines, quam maritatas et etiam moniales Deo dedicatas capiendo, carnaliter cognoscendo, vioîando et corrumpendo et ipsas sicque homines tàm proelatos quam religiosos, proesbiteros, clericos; nobiles atque villicos, agricultores, et quoscumque alios, per vim et violentiam redimi faciendo, occidendo eosdem indiferenter et inhumaniter, pluraque loca fortia occupando et ignz concremando, multaque alia damna et maleficia detestabilia committendo, quod abominabile est enarrare.

On ne sait pas comment Cervole se tira des mains des tard-venus (5); mais il est certain qu'en 1362 il épousa Jeanne, dame de Châteauvillain en Champagne, de Thil en Auxois, de et de Saint-Georges, fille et principale héritière de Jean III sire de Châteauvilain, et de Marguerite Noyers, et veuve en premières noces de Jean, seigneur de Thil et de Marigny, et conseiller du roi Philippe de Valois, connétable de Bourgogne, dont elle avait eu Jean, qui lui succéda dans la qualité de sire de Châteauvilain et en secondes noces, de Jacques de Vienne, seigneur de Saint-Georges, fils de Guillaume de Vienne seigneur de Saint-Georges et de Sainte-Croix, dont elle avait eu un fils aussi nommé Guillaume de Vienne.
En 1363 nous voyons encore l'Archiprêtre à la tête d'une grande troupe d'aventuriers, qu'on appelait communément les bretons : c'étaient des Anglais, des Bretons, des Normands, des Gascons, des Picards et autres gens ramassés, qu'il amena en Lorraine au secours de Jean sire de Joinville, comte de Vaudemont, et sénéchal de Champagne. Le sire de Joinville faisait la guerre aux ducs de Lorraine et de Bar. Ces aventuriers, après avoir couru la Lorraine et le pays de Vosges, s'avancèrent du côté de Trèves, au nombre de près de quarante mille, et répandirent partout la terreur. Cunon de Falckenstein, coadjuteur de Trêves, aidé des ducs de Luxembourg et de Brabant, marcha contre eux, et les repoussa jusqu'en Alsace ils revinrent du côté de Metz, et désolèrent le pays. Jean, duc de Lorraine, s'en délivra par une somme d'argent qu'il leur donna. Le second continuateur de la Chronique de Nangis ajoute qu'ils se jetèrent en Bourgogne; qu'ils pénétrèrent jusque dans l'Orléanais, dans le pays Chartrain, dans la Normandie, au-delà de la Seine; qu'ils occupèrent, la tour de Rouleboise, à deux lieues de Mantes; qu'ils s'étendirent dans tout le plat pays au-delà de Poissy, et qu'ils faisaient des courses jusqu'aux portes de Pontoise.
Philippe de Rouvre douzième et dernier duc de Bourgogne de la première race, étant mort à Rouvre à la fin de novembre 1361, le duché de Bourgogne était revenu au roi Jean. comme son plus proche parent du côté du père, d'où venait le duché : mais Marguerite de France, fille du roi Philippe-le-Long et de Jeanne, comtesse palatine de Bourgogne, alors veuve de Louis, comte de Flandre, prétendait être la seule héritière de la comté de Bourgogne., après la mort de Philippe de Rouvre. Elle y faisait sa résidence, en occupait une partie considérable, qui lui avait été assignée pour sa part de la succession de la reine Jeanne sa mère, et se mêlait beaucoup du gouvernement de cette province. Les gens du pays la regardaient comme leur souveraine, et respectaient son autorité en la personne de Jacques de Vienne, sire de Longwy, qu'elle avait établi gardien et gouverneur du comté d'Artois et de la comté de Bourgogne pour ce qu'elle y possédait. Le roi Jean avait donné le duché de Bourgogne à son quatrième fils Philippe, duc de Touraine, par acte passé à Nogent-sur-Marne le 6 septembre 1363. Ce jeune prince partit, pour aller prendre possession de ce duché, à la tête d'une armée conduite par l'Archiprêtre; et avec le secours de ce général, il vainquit le comte de Montbéliard et les autres nobles de la comté de Bourgogne, qui avaient pris les armes pour soutenir les droits de la douairière de Flandre.
Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, voulait aussi se rendre maître du duché de Bourgogne, qu'il prétendait lui appartenir comme étant légitime héritier du duc. En conséquence, il avait rompu la paix qu'il avait conclue avec le régent en 1359. Cervole fut. employé à ravager les domaines du Navarrois situés eu Normandie (6) : ce prince y possédait le comté d'Evreux et les villes de Mantes et de Meulan. L'Archiprêtre servit dans l'armée que le roi Charges V envoya contre le roi de Navarre. Jean de Grailly, captal de Buch, qui commandait les Navarrois, posté alors du cote du Pont-de-l'Arche et de Vernon, refusa une conférence avec l'Archiprêtre. Froissart le fait parler en ces termes : «  L'Archiprêtre est si grand barateur que s'il venoit jusques à nous, comptant gangles et bourdes, il adviseroit et imaginerait nostre force et nos gens : si nous pourroit tourner à grand contraire, si n'ay cure de ses parlemens. » A la bataille de Cocherel, livrée le 24 mai 1364, entre Evreux et Vernon, le troisième corps de bataille de l'armée française était commandé par l'Archiprêtre, qui avait avec lui les Bourguignons : on le proposa même-pour général ;mais cet emploi fut donné à Bertrand du Guesclin. Froissart rapporte que l'Archiprêtre ne combattit pas en personne à Cocherel. «  Il tenoit, écrit-il, grande route : si-tôt qu'il vit la bataille commencée, il se bouta hors des routes, mais il ordonna à ses gens et à celui qui portoit sa bannière de rester jusqu'à la fin de la bataille. Je m'en pars, dit -il, sans retourner, car je ne puis lui combattre, ne m'armer contre aucuns chevaliers qui sont par-delà; et si on vous demande de moy; si en répondez ainsi à ceux qui vous en parleront. Ainsi se partit-il et un sien écuyer seulement, et repassa la rivière et laissa les autres commencer; et ils ne se doutèrent pas de son abscence, à cause de la présence de sa bannière et de ses gens. La victoire resta aux Français; le captal de Buch fut pris. Le roi fut fort irrité de la conduite de Cervole, qui s'excusa sur ce qu'il n'avait pu s'armer contre le captal : apparemment que Cervole tenait quelques terres en fief de ce seigneur, qui était de la maison de Foix. Le captal aida beaucoup à excuser l'Archiprêtre auprès du roi et des chevaliers de France qui moult parloient villainement contre lui. L'historien de la Vie de Bertrand du Guesclin, qui vivait en 1387, rapporte que l'Archiprêtre s'était détaché du corps de bataille pour aller à la découverte des Anglais, quelques jours auparavant, et qu'il ne se trouva pas à cette journée, à cause du bruit qui s'était répandu que l'armée de France venait d'être battue.
Cervole retourna en Bourgogne, où il servit le duc Philippe, sur la fin de cette année 1364, contre le comte de Montbéliard : cette expédition fut heureuse et le comte, chargé du pouvoir des Comtois, signa une suspension d'armes entre le duché et le comté de Bourgogne. Le différend de la douairière de Flandre et du duc Philippe était en termes d'accommodement, et fut, quelque temps après, terminé par le mariage de Philippe avec Marguerite, veuve du dernier duc, et petite-fille de la douairière.
Les tard-venus et autres compagnies de routiers s'étant rendus maîtres du fort de la Vésure, près d'Autun, ravageaient tous les environs : le duc de Bourgogne, pour les en faire sortir, fut obligé de leur payer comptant deux mille cinq cents francs d'or. Il emprunta cette somme à Cervole; et pour assurance, il lui mit entre les mains le fort de Vésure, dont Cervole devait jouir jusqu'au remboursement. Pour acquitter cette dette, il fallut mettre sur le pays des impositions qui excitèrent de grands murmures, et rencontrèrent beaucoup d'obstacles. On voit dans les divers actes qui furent faits dans cet intervalle, combien le duc ménageait Arnaut de Cervole : il l'appelle son conseiller et son très-cher compère. Cependant, Cervole et ses gens vivaient à discrétion aux dépens du pays; le duc fut même obligé de mettre en otage entre ses mains plusieurs seigneur, et jusqu'au maréchal de Bourgogne. Enfin le maréchal Jean de Bourgogne, cousin du duc, et le sire de Ray, s'étant obligés par leur foi envers Cervole, celui -ci consentit à rendre la forteresse. On ne sait si on lui tint parole, et s'il fut ensuite satisfait de la somme, qui lui était due.
Cervole occupait en 1365 la place de chambellan auprès du roi Charles V, lorsque la paix ayant été conclue entre les rois de France et de Navarre on renouvela le projet, déjà proposé en 1363, de mener contre les Turcs tous les routiers qui depuis plusieurs années désolaient la France sous tant de noms et de chefs différens. L'Archiprêtre s'offrit pour conduire cette entreprise : l'empereur Charles IV alla conférer avec le pape Urbain V à Avignon. Le souverain pontife écrivit au roi de France pour l'instruire du pieux dessein de l'empereur, et des mesures qu'on avait prises pour le succès. Le roi de Chypre se trouva à la conférence, et représenta la nécessité d'une croisade : le comte de Savoie y assista aussi mais l'irrésolution de ces princes tous d'un avis différent, rendit la conférence inutile. On se sépara sans être convenu de rien; et l'empereur, perdant de vue le dessein de faire la guerre aux Turcs, partit pour Luxembourg, où il voulait voir son frère le duc Wenceslas, et terminer un différend qui s'était élevé entre l'archevêque et les bourgeois de Trêves. Cependant les compagnies, pressées par les exhortations du pape, ou intimidées par là armes des princes qui demandaient leur éloignement, avaient promis de marcher contre les infidèles : le pape avait ordonné des collectes pour leur subsistance; et ces aventuriers, à qui on donnait le nom d'Anglais., parce que la plupart avaient servi dans les armées. d'Angleterre, s'avancèrent sur les frontières de l'Alsace, pour pénétrer par l'Allemagne dans la Hongrie.
Le projet de la guerre contre les Turcs ayant échoué, Cervole, qui conduisait les Anglais, au nombre de plus de quarante mille, chercha à les faire subsister. Le comte de Blamont était en guerre avec le comte de Salm,,1e sire de Ravestein et l'évêque de Strasbourg : il appela fort à propos l'Archiprêtre à son secours; et après avoir fait le dégât sur les terres de ses ennemis, il prit la route de Metz, et laissa l'Archiprêtre et ses soldats dans la plaine de cette ville. Ils prirent parti pour Pierre de Bar, qui faisait alors la guerre aux Messins : ils se répandirent dans le Val-de-Metz, passèrent la Moselle, vinrent à Magni, et menacèrent de piller tous les environs. «  C'étoient dit la Chronique de Metz, des gens sans foi, qui ne prisoient leur vie une angevine. » La ville se racheta par une somme de dix-huit mille liv., et l'Archiprêtre reprit le chemin de l'Alsace vers la Saint-Jean.
Nous sommes redevables du détail de cette expédition de l'Archiprêtre en Alsace, aux écrivains allemands (7); presque tous les historiens de France gardent sur ce point un profond silence. Le 4 juillet, quarante mille Anglais, après avoir franchi la montagne de Saverne, parurent près de cette ville : on comptait dans cette armée douze mille chevaux. Tschudy est le seul qui leur donne quarante mille cavaliers et vingt mille fantassins : il avance encore que la prétention d'Enguerrand, comte de Guise (il devait dire sire de Couci), gendre du roi d'Angleterre, fut l'unique motif de cette invasion. D'autres historiens accusent Léopold, duc d'Autriche, d'avoir appelé les Anglais pour les employer en Suisse contre les cantons ennemis de sa maison ; et ils ajoutent que ce prince voyant l'empereur marcher contre les Anglais, n'osa les secourir. Mais indépendamment du silence des auteurs contemporains, si les Anglais eussent été appelés par le duc, pourquoi auraient ils ravagé les pays qui lui appartenaient comme landgrave de la haute Alsace ? La plupart de ces aventuriers, nommés Anglais, étaient armés de cuirasses, portaient de longs et riches habits, et avaient la tête couverte d'une coiffe pointue ou d'un chapeau de fer : c'est d'eux que vint en Alsace la mode de porter de longs habits, appelés en allemand husaecken; et on donna le nom de coiffes anglaises aux chapeaux de fer pointus : les pauvres marchaient pieds nus. L'Archiprêtre ne formait, disait-on, aucune prétention sur le pays; il voulait seulement, en dépit de tout le monde, faire boire ses chevaux dans le Rhin: tel était le discours qu'on lui prêtait.
Dès la nuit suivante, les Anglais s'approchèrent de Strasbourg ils s'emparèrent du faubourg Unter-Wagener, le pillèrent, et mirent le feu à quelques maisons dans le Koenigshoven, lieu qui touchait presque aux portes de Strasbourg. Le lendemain 5 juillet, ils parurent près des fourches patibulaires, qui étaient alors hors de la ville, près de la porte de Saint-Pierre-le-Vieux : là, ils défiaient les Strasbourgeois au combat. Ceux-ci, piqués de leurs insultes, prirent les armes, et s'assemblèrent sur la place de la cathédrale : les bouchers se montraient les plus ardens; les magistrats retinrent leur courage : ils prévoyaient que ces aventuriers n'ayant pas les machines nécessaires pour battre la ville seraient bientôt forcés par la faim de se retirer. En effet, les Anglais se répandirent dans les villages voisins et dans l'évêché : les habitans qui n'avaient pas eu la précaution de se mettre à couvert dans la ville et dans les châteaux, furent ou pris ou égorgés. Il n'est pas besoin de raconter les excès auxquels s'abandonna cette soldatesque cruelle et indisciplinée : on n'osait voyager en Alsace sans les passeports de l'Archiprêtre; et l'histoire dit que les compagnies gardaient fidèlement leur parole à ceux qu'elles avaient pris sous leur protection. Elles attaquèrent plusieurs châteaux et petites villes, mais sans succès, faute de machines. Sébastien Munster dit qu'elles emportèrent plusieurs villes, et saccagèrent Ruffach : il est le seul qui avance ces faits. Après avoir demeuré quelque temps dans le voisinage de Strasbourg, elles prirent la route de Schelestadt et de Colmar, laissant partout d'horribles traces de leur brigandage.
La ville de Bâle, menacée de l'approche des Anglais, en fut d'autant plus alarmée qu'elle n'avait pas encore eu le temps de rétablir ses murs, qu'un tremblement de terre avait renversés en 1356 : elle implora le secours des cantons de Zurich, de Berne, de Lucerne, d'Uri, de Schweitz et d'Underwalden. Elle écrivit aux Strasbourgeois : ceux-ci, aux approches des Anglais, avaient eux-mêmes demandé secours à ceux de Bâle, qui, sur la nouvelle que les ennemis abandonnaient Strasbourg et s'approchaient de Bâle, n'avaient pu les aider. La crainte empêcha aussi les Strasbourgeois de dégarnir leurs pays pour protéger leurs voisins; mais les cantons se portèrent avec zèle à la défense de Bâle ; ils aimaient cette ville; et leur propre tranquillité courait risque d'être troublée par cette armée d'étrangers; Berne et Soleure envoyèrent en diligence un secours de quinze cents hommes. Le lendemain arriva un autre renfort de trois mille hommes des cantons de Zurich, de Lucerne, d'Uri, du Schweitz, d'Underwalden, de Zug et de Glaris. La démarche des cantons était d'autant plus généreuse, qu'ils n'avaient alors aucune confédération avec Bâle. Les Anglais, informés de ces secours, s'arrêtèrent en Alsace.
L'empereur se tenait, depuis près d'un mois, enfermé Seltz : Albert de Strasbourg se trompe lorsqu'il avance que ce prince n'y demeura que quelque jours. Il courait un bruit dans l'Alsace, et surtout à Strasbourg, que l'empereur favorisait les Anglais, et qu'il les avait attirés de concert avec l'évêque. Charles, irrité de ces discours, écrivit à tous les Etats de l'Empire, et leur demanda un prompt secours contre les compagnies. Il promit aux Strasbourgeois de courir au plus tôt à leur défense : il tint parole ; et dès qu'il eut reçu le renfort, qui était fort considérable, il marcha vers Strasbourg. L'évêque et un grand nombre de bourgeois allèrent le joindre. Toute cette armée campa près de la Chartreuse. Là, un bourgeois prit querelle avec un soldat de l'empereur, à qui il reprochait, selon les apparences, son trop long retardement. Charles en fut tellement irrité, qu'il fût sur le point de livrer les Strasbourgeois qui étaient dans le camp à toute la fureur de ses Bohémiens. L'évêque, Jean de Liechtemberg, pour qui l'empereur avait une vénération particulière, et quelques seigneurs adoucirent l'esprit de Charles, est la querelle n'eut point de suite.
Pendant ce temps-là, les Anglais étaient répandus auprès de Benfeld, de Tambach et de Schelestadt, et ils ravageaient les terres de la maison d'Autriche. Les villes d'Alsace se plaignaient de l'inaction de l'empereur, qui, pressé par leurs instances, décampa, et
s'avança jusque Colmar pour combattre l'Archiprêtre.
Les Anglais n'attendirent pas l'empereur; et leur retraite, dit Trithème, fut si précipitée, qu'ils faisaient en un jour plus de chemin que les impériaux en quatre. L'Archiprêtre les conduisit dans le comte de Bourgogne. Plusieurs auteurs rapportent que Cervole et les Anglais se plaignirent alors hautement que l'empereur leur avait manqué de-parole. Quoi qu'il en soit de la vérité de ce fait, l'Alsace fut près d'un mois livrée à la cruauté des Anglais; mais elle fut encore plus maltraitée par les troupes impériales qui étaient venues la secourir celles-ci achevèrent de piller ce qui avait échappé à l'avidité des compagnies. La famine devint extrême; elle-fut augmentée par le dérangement de la saison la peste se. joignit tous ces maux. L'empereur, content d'avoir forcé les Anglais à évacuer la province, se retira avec plus de satisfaction que de gloire.
Un auteur a tort de dire que l'Archiprêtre, peu après sa retraite, fut assassiné par ses propres soldats; il ne mourut qu'en 1366. Les Anglais passèrent en Lorraine où le duc Jean les battit près de Nancy. Après la Saint -Rémi, ils se jetèrent dans le Luxembourg : Jean, duc de Lorraine, les y suivit, et leur tua trois mille hommes près de Thionville.. Le duc de Brabant leur donna aussi la chasse, les poursuivit jusqu'à Bar-le-Duc, en tua plusieurs, et en fit pendre un grands nombre. Pour réprimer ces désordres, les ducs de Lorraine et de Bar firent alliance avec le roi Charles V, le 19 novembre 1366. M. le baron de Zurlauben ne suit pas les compagnies dans les courses qu'elles firent depuis leur sortie d'Alsace, en 1366. Il les abandonne pour suivre son objet, et pour rapporter ce qu'on sait de l'Archiprêtre depuis cette époque jusqu'à sa mort:
Cervole quitta la conduite des compagnies au même temps qu'il sortit d'Alsace. Il revint en France, où il passa tranquillement le reste de ses jours. Il mourut en Provence l'année suivante 1366. Sa veuve, dont il avait été le troisième mari, en épousa après sa mort un quatrième; ce fut Enguerrand d'Eudin, chevalier, qui avait été serviteur et familier de Cervole. Cet Eudin fut conseiller du roi, gouverneur de Tournai, chambellan du roi Charles VI, et gouverneur du Dauphiné. L'auteur de la Vie de du Guesclin parle de sa valeur avec éloge. Il eut de ce mariage une fille, nommée Jeanne, qui épousa Louis, seigneur de Bouberch.
Arnaut de Cervole laissa deux enfans, Philippe de Cervole et Marguerite de Cervole. Philippe, bailli de Vitry, épousa Jeanne, dame d'Estrepy et de Pances, fille de Guillaume de Poitiers bâtard de Langres, bailli de Chaumont, dont il eut Charles de Cervole, qui vivait en 1424. Philippe s'attacha à la maison de Bourgogne, qu'il servit avec zèle, et dont il mérita les faveurs.


(1) Extr. d'un Mémoire du baron de Zurlauben, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.
(2) Baluze, Vitae paparum Avenionensium t. I, p. 334, 350, 359, 360, 370, 945, 946, 948, 989. Paris., 1693 in-4°.
(3) Hist. gén. de Lang., t. 4, p. 292.
(4) Glossaire imprimé à la suite de la Vie des deux Rois de Mercie, fondateur du monastère de Saint-Alban, par Mathieu Paris, p. 274 et 303.
(5) Histoire généalogique de la maison de Broyes et de Châteauvillain, par André du Chesne, c. 16; et preuves, p. 45
(6) Voyez l'Histoire de ce roi, par Secousse. Paris, 1758, 3 tom. in-4°,. Les circonstances de la bataille de Cocherel, dont il va être bientôt question, y sont rapportées avec détails, p. 29 et suiv. de la 2e partie. (Edit. C. L.)
(7) Chronique manuscrite d'Ulric Krieg, en allemand, conservée à Zurich, dans la bibliothèque publique.


Bulletin et mémoires de la Société archéologique et historique de la Charente - 1932

LE CAPITAINE DE CERVOLE
Par le Marquis DE SALUCES

Le Marquis de Saluces, dans une étude très documentée, vient d'ajouter un nom à la galerie des hommes historiques originaires de la Charente. Le dépouillement et le classement des archives du château de St-Mary lui ont permis d'identifier un des plus célèbres chefs de bandes qui furent au service des Rois Jean II et Charles V.
Arnaud de Cervole dont l'origine était jusqu'à présent inconnue et généralement attribuée au Périgord, était un Régnauld né à St.Mary aux environs de 1320, de Foulques Régnaud, chevalier, Seigneur de St-Mary, près Chasseneuil, l'Age Bertrand, la Soudière, Cervole, Montemboeuf et autres lieux, et de sa deuxième femme, Pétronille de Chataigner, dame de Cervole, fief situé aux environs de Savignac les Eglises, en Périgord.
A la mort de Foulques, survenue en 1330, les enfants du premier lit restaient en Angoumois où ils formaient la branche de la Soudière, alors que Pétronille de Chataigner s'installait à Cervole avec ses enfants. L'aîné, Pierre Régnault, se destinait à la carrière des armes; il sera plus tard un des auxiliaires de son frère cadet, Arnaud. Celui-ci, d'abord destiné à l'état ecclésiastique, était pourvu d'un bénéfice : l'Archiprêtré de Vélines, près de Savignac les Eglises. Ce bénéfice lui conférait un titre, Archiprêtre de Vélines, qu'il continuera à porter dans les actes officiels et qui contraste curieusement avec l'existence qu'il a menée. Simple bénéficiaire, il n'entrait pas dans les ordres, ne touchait que les revenus de son Archiprêtré, dont il faisait exercer les fonctions sacerdotales par un prêtre qui recevait ce qu'on nommait la portion congrue.
Pour comprendre l'existence d'un homme comme Arnault de Cervole, il faut se rappeler que les armées du moyen âge provenaient de deux sources.
La première était le service féodal obligatoire. Le vassal devait à son suzerain le service gratuit avec une troupe dont l'importance était proportionnée à celle du fief détenu. La durée de ce service était de quarante jours. Il pouvait se prolonger par stipulations spéciales, mais aux frais du suzerain. C'était ce qu'on nommait le ban et l'arrière ban, qui étaient l'objet de montres dont nous possédons encore les rôles.
C'est de ce principe que sont sorties les milices communales auxquelles ont succédé les gardes nationales qui ont pu être mobilisées en partie comme en 1792, en 1814 et en 1870.
La seconde était l'engagement volontaire dans la compagnie d'un capitaine qui en était propriétaire, usage qui a duré en France jusqu'à la Révolution et qui semble avoir pris naissance au commencement du XIIe siècle. Les armées de Richard Coeur de Lion étaient surtout composées de Routiers, c'est ainsi qu'on les nommait alors ; leur chef le plus connu était Mercadier.
Les Compagnies se groupaient autour d'un capitaine qui savait les attirer par sa valeur, sa science guerrière, et surtout son adresse à procurer à ses troupes de fructueux pillages. D'autre part, les Rois ne prenaient habituellement à leur solde que les chefs qui leur inspiraient confiance.
Quand une guerre survenait entre des Princes, ces Compagnies vendaient leurs services au plus offrant. La difficulté était souvent que le Prince fût en état de tenir ses promesses.
Si ces bandes étaient indispensables pour la conduite de la guerre, elles devenaient un cruel embarras quand la paix était faite. La même bannière réunissait des Allemands, des Espagnols, des Anglais, des Italiens, des Bretons et des Provençaux. Ils n'avaient plus d'autre foyer que leur bannière, d'autres parents que leurs chefs, d'autre métier que la guerre et le pillage. Ils ont été la plaie des XIIe, XIIIe et XIVe siècles sous les noms de Routiers, Cotteraux, Brabançons, Ecorcheurs en enfin de Grandes Compagnies sous Charles V.
Nous ignorons entièrement par quelles séries d'aventures Arnaud de Cervole est passé ; comment d'étudiant en théologie il est devenu le chef d'une de ces redoutables bandes. La première mention officielle de l'Archiprêtre se trouve dans un reçu qu'il délivre au Trésorier des guerres du roi Jean II, le 13 juillet 1352, pour une somme de 1.000 livres tournois qui lui sont dûs pour une année de service avec vingt hommes d'armes (cavaliers avec leur suite) et soixante sergents à pied.
Cet effectif représente environ une Compagnie dont il est le Capitaine. De février 1351 à février 1352, il a servi sous les ordres du Maréchal de Nesle. Il continue à guerroyer en Périgord, Saintonge et Angoumois sous les ordres du Connétable Charles d'Espagne, très probablement avec plusieurs compagnies sous son commandement.
Après l'assassinat de Charles d'Espagne par Charles le Mauvais en janvier 1354, l'Archiprêtre, craignant soit pour ses créances, soit pour la sécurité des régions qui lui sont confiées, met la main sur les forteresses de Jarnac, Merpins et Cognac, qu'il refuse de rendre au Maréchal de Clermont, ce qui n'empêche pas le Roi de lui donner la place de Châteauneuf-sur-Charente en tenure directe de la couronne, avec une rente de 100 livres tournois.
En septembre 1356, il se trouve à la bataille de Poitiers à côté du roi Jean, non seulement avec sa troupe, mais comme représentant du Duc d'Alençon, mineur. Il combattra en portant les armes et la bannière du Duc. Fait prisonnier avec le Roi, il paye rapidement sa rançon et est désigné pour représenter le Roi de France comme gardien de la trêve de Bordeaux.
Il se marie en 1357 avec Jeanne de Graçay, veuve du seigneur de Chauvigny-Levroux en Berry, et devient un des principaux seigneurs de cette province.
Mais la trêve a libéré les bandes qui se mettent â dévaster le Limousin. Il s'agit de les éloigner. Peut-être par les ordres, certainement avec l'assentiment du Dauphin, Cervole recrute les pillards pour une expédition sur les terres d'Empire, en Provence, où des seigneurs puissants sont en lutte avec leur souverain, le Roi de Naples.
Il est remarquable que l'Archiprêtre ait eu assez d'ascendant sur ses hommes pour avoir traversé tout le centre de la France sans donner lieu à une réclamation sérieuse de la part des habitants. Sa troupe franchit le Rhône, quelques pilleries jettent l'épouvante dans Avignon dont les murs ne peuvent donner aucune sécurité, et il entre en Provence. Là, c'est la guerre, la dévastation ! Mais il échoue devant Marseille et est repoussé sous les murs d'Aix.
A ce moment, il est sollicité à la fois par Etienne Marcel en faveur de Charles le Mauvais et par le Dauphin. En même temps, le Pape le comble d'honneurs et d'argent pour le voir s'éloigner de la Provence et du Comtat. Il quitte cette région à la fin de septembre 1358 pour aller, avec le titre de Lieutenant du Roi, protéger le Nivernais et le Berry contre les ravages d'un autre chef de bandes, Robert Knolles, qui menaçait ces provinces.
Arnaud de Cervole et Robert de Knolles se ménageaient; la campagne fut assez molle. L'archiprêtre fut fait prisonnier en patrouillant autour de Nevers, paya sa rançon et à son retour fut molesté sans raison par les habitants de la ville qui l'accusaient de trahison. Echappé des mains des Nivernais, il rejoignit ses troupes, s'empara de Nevers par surprise, la fit piller par ses soldats et lui imposa une rançon de 60.000 deniers d'or.
Relevé de ses fonctions de Lieutenant du Roi à la suite de ces faits, il se retirait dans les terres de sa femme qui ne tardait pas à mourir. Il avait retenu un certain nombre de places, conservait le noyau de ses troupes, et bravait tous les édits rendus contre lui, que personne n'était en mesure d'exécuter. Cette aventure, survenue en 1360, semble avoir aliéné Cervole dans l'esprit du Dauphin, plus tard Charles V, qui n'aura pas pour lui les mêmes sentiments que le Roi Jean.
Ce Roi, libéré par le traité de Brétigny, commence par faire une liquidation du passé. Reprenant l'Archiprêtre à son service, il lui octroie des lettres de rémission pour tous les excès et crimes dont il s'est rendu coupable ainsi que sa bande, et immédiatement lui donne de l'occupation. Philippe de Rouvres, dernier Duc de Bourgogne de la branche capétienne, meurt à 13 ans sans héritiers directs. Le Roi Jean est de ses plus proches parents et réclame son héritage. Neuf jours après la mort de Philippe, le comte de Tancarville, chambellan du Roi, entre à Dijon escorté par Cervole et sa troupe comme porte respect. Il va être le plus ferme appui du jeune Philippe le Hardi à qui le Roi donne la Bourgogne en apanage. Cette province a été à l'abri des dévastations de la guerre avec les Anglais. Les Grandes Compagnies inoccupées se dirigent vers cette région pour la piller; elles s'emparent de Brignais, petite place au sud-ouest de Lyon. L'armée royale et bourguignonne, sous les ordres de Jacques de Bourbon, vient les repousser. Les Routiers se retranchent sur une colline, comme le Prince Noir à Poitiers. L'Archiprêtre fait de vains efforts pour empêcher Jacques de Bourbon et Tancarville d'attaquer dans une position aussi désavantageuse; l'armée royale est mise en déroute et il est fait prisonnier (1362).
Arnaud de Cervole revenu en Bourgogne cherche à régler l'arriéré de ce qui lui est dû depuis huit ans par le Roi Jean pour la solde de ses Compagnies. Son compte monte à 100.000 florins. Le Roi finit par transiger pour la somme de 35.000 florins et donne en garantie la place de Cuisery, près de Tournus, une des plus importantes de la Bourgogne.
En cette même année 1362, l'Archiprêtre épouse Jeanne de Châteauvillain, propriétaire de grands biens et d'importantes places en Bourgogne et en Auxois.
Le Roi Jean, toujours préoccupé de se débarrasser des Grandes Compagnies, propose de les envoyer combattre les infidèles en Orient et secourir le roi de Hongrie. Il va même jusqu'à prendre la croix à Avignon en 1363. L'Archiprêtre doit être un des chefs de cette croisade, mais deux ans sont nécessaires pour faire les préparatifs et pendant ce temps il faut donner de l'occupation aux Routiers. Avec le consentement du Roi, Cervole les conduit en Lorraine à l'aide du Comte de Vaudemont en lutte avec le Duc de Lorraine. Il se met en route en juin 1363, mais les récits des événements qui suivent sont tellement contradictoires qu'il est impossible de les reconstituer. Revenu en septembre dans ses terres de Bourgogne, il accompagne le jeune Duc dans son expédition de France-Comté.
En 1364, la guerre éclate contre Charles le Mauvais. L'Archiprêtre est de l'expédition conduite par Du Guesclin. L'armée Navarraise est commandée par le Captai de Buch auquel Cervole est rattaché par des liens féodaux, inexplicables aujourd'hui. Il engage ses troupes, mais se retire de la bataille avec un seul écuyer. Philippe le Hardi ne lui enlève pas sa confiance pour cela et le ramène en Bourgogne pour combattre des bandes de pillards qui cependant ne sont pas entièrement dans leur tort, le Duc ne leur ayant pas réglé ce qu'il leur devait pour leurs services. Si Cervole leur fait rendre justice quand il y a lieu, il emploie la manière forte contre les pillards impénitents.
Il n'en reste pas moins nécessaire d'en purger le pays; l'idée de Croisade est reprise. En attendant, l'Archiprêtre se met au service des Comtes de Blamont et de Bar.
La Croisade est enfin décidée, les Compagnies acceptent d'y prendre part. La concentration doit se faire en Alsace et l'expédition traverser l'Allemagne, l'Empereur ayant donné son consentement. Cervole se présente devant Strasbourg avec 35 à 40.000 hommes pour passer le Rhin, mais les portes lui sont fermées, le passage refusé. L'inévitable se produit : ces bandes, qui se sont formées et mises en route sur des promesses formelles, devant ce manque de parole, ravagent l'Alsace pendant que leur chef les entraîne vers Bâle, pour y passer le Rhin. Pendant cette marche, l'Archiprêtre est avisé que l'Empereur a dû refuser le passage, devant l'opposition de ses sujets. Les Routiers, qui avaient accepté à regret de quitter la France, se débandent et se mettent à piller la France-Comté, pendant que Cervole revient en Bourgogne avec un petit noyau de fidèles.
Le projet de Croisade ayant échoué, Charles V, pour se débarrasser des Grandes Compagnies, donne mission à Du Guesclin de les conduire en Espagne pour soutenir les prétentions d'Henri de Transtamarre contre Pierre le Cruel. Cervole doit réunir les débris de son armée. Il reprend péniblement ses négociations, met les chefs en rapport avec Du Guesclin qui prend le commandement à Chalon-sur-Saône et, pour commencer, va rançonner le Pape à Avignon. L'Archiprêtre rassemble les dernières bandes et suit en lointaine arrières-garde.
Mais Du Guesclin s'est emparé de Burgos, Pierre le Cruel est en fuite, son trésor sert à licencier les Compagnie en Espagne et Cervole est arrêté dans sa marche. Que faire de son armée ? Charles V lui prescrit de se mettre aux ordres du Comte de Savoie qui va secourir Jean Paléologue, Empereur d'Orient. Les Grandes Compagnies, qui ont accepté à contre-coeur l'expédition d'Espagne, refusent de passer le Rhône, une sédition s'élève et Arnaud de Cervole est tué près de Villefranche par un cavalier de son escorte, au cours d'une discussion, le 25 mai 1366. Son armée se débande, toute la vallée du Rhône et de la Saône est dévastée.
Telle est le résumé de la biographie que le Marquis de Saluces nous retrace en 250 pages abondamment documentées. A partir du moment où son héros entre dans l'histoire en 1352 jusqu'à sa mort, il n'a jamais cessé d'être fidèle à la bannière du Roi de France. Pendant ces 14 ans, deux nuages qu'il nous est bien difficile de juger : La vengeance terrible du Lieutenant du Roi contre les habitants de Nevers, qui l'ont molesté et humilié devant ses routiers, et sa conduite à Cocherel.
Il est bien certain que pour le premier fait il a en la main lourde. Si le Dauphin a tenté inutilement de sévir, le Roi Jean a vu les choses autrement et a délivré de suite des lettres de rémission. Quant à l'attitude de l'Archiprêtre à Cocherel, elle a été dictée par des considérations d'ordre féodal que nous ne sommes plus à même d'apprécier.
Nous ne sommes d'ailleurs plus en situation de comprendre la conduite des gens de guerre de ce temps-là. Arnaud de Cervole fut un des grands chefs de ces redoutables Grandes Compagnies; nous n'en retiendrons qu'une chose : Il fut toujours fidèle à sa bannière, presque toujours obéissant aux ordres du Roi; il est mort pour avoir voulu quand même exécuter ces ordres, alors qu'il lui était si facile de les décliner comme inexécutables et de se renfermer dans une retraite opulente auprès du Duc de Bourgogne dont il avait toute la confiance.

L. DE LA BASTIDE.

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