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Louis-Dominique-Antoine Klein et Louise de Hompesch
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Le Général Comte Klein, et
Comte Dominique Louis Antoine Klein
Dans ce dernier article, était présentée la chronique du
Journal de la Femme de France relatant les écrits de Jacques de Lacretelle sur la correspondance amoureuse de Louis-Dominique-Antoine Klein et Louise de
Hompesch. Voici l'introduction, et la première partie de cette correspondance,
publiées dans
La Revue de Paris en 1935.
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La Revue de Paris
Novembre 1935
LOUISE DE HOMPESCH
Les soldats de l'an II ! L'armée de Sambre-et-Meuse ! II est peu de noms dans les fastes militaires de la France qui éveillent des images aussi irrésistibles.
Les troupes de Valmy et de Jemmapes avaient étonné l'Europe, mais elles étaient nées de l'insurrection et portaient des guenilles. D'ailleurs leur ruée avait été vite brisée. Dès 1793, la trahison de Dumouriez aidant, tout le nord de la France était envahi de nouveau, cependant que Mayence et le Palatinat, à peine annexés par décret de la Convention, repassaient aux mains des Impériaux.
Le printemps suivant, les soldats que la République lança à l'offensive avaient meilleure figure. Mieux instruits, mieux équipés, formés à la discipline et plus ou moins retenus contre le pillage, ils pouvaient, sans trop mentir, se répéter, avec les proclamations de leurs, chefs, que la vertu « était à l'ordre du jour dans toute la République. »
Et ces chefs surtout leur inspiraient confiance. La Convention, impitoyable aux défaites, avait décrété d'accusation les généraux malheureux, envoyé même à la guillotine deux d'entre eux, Custine et Houchard. Et ceux qui les remplaçaient, les Hoche, les Moreau, les Jourdan, étaient des hommes jeunes, issus du peuple, tous promus naguère dans la Garde Nationale.
L'élan de ces armées ne connut pas d'obstacles. Celle du Nord reconquit la Belgique avec Jourdan; celle du Rhin, conduite par Hoche, fit reculer les Autrichiens et occupa le Palatinat l'armée de Sambre-et-Meuse, enfin, se tailla la part du lion victorieuse à Aix-la-Chapelle, elle entra à Bonn et remonta le Rhin jusqu'à Coblenz.
Comment les vainqueurs étaient-ils accueillis à travers cette contrée ? Il faut se représenter d'abord la mosaïque du pays rhénan, divisé en électorats religieux et laïques, duchés et villes libres. Il faut voir aussi, dans ce morcellement de territoires et ces gouvernements multiples, la preuve d'une certaine jalousie entre les populations au sujet de leurs coutumes particulières; ce qui indique au fond un idéal de liberté. En fait, tous ces régimes de forme différente maintenaient les habitants sous une administration peu sévère, qui avait laissé passer les idées des Encyclopédistes comme les appels du -Sturm und Drang. Si les mots de despotisme éclairé peuvent s'appliquer justement, c'est bien à la règle politique de ces petits états rhénans qui s'imbriquaient l'un dans l'autre de Spire à Clèves.
Cela est si vrai que là-haut, à Clèves précisément, qui était une des possessions prussiennes, les lois, les impositions, les corvées étaient bien moins élevées qu'à Berlin. Le roi de Prusse avait compris qu'à des sujets différents il fallait un uniforme distinct.
Chose curieuse, c'était dans les villes libres, à Cologne, à Aix-la-Chapelle, que les constitutions apparaissaient le moins libérales, car, sous prétexte d'indépendance, on avait souvent conservé là des principes d'émancipation qui remontaient aux nouveautés du moyen âge. Mais c'était aussi dans ces grands centres que se développaient les clubs et les sociétés secrètes, hostiles à la Prusse comme à l'Autriche, et attirés dès 1789 par les déclarations révolutionnaires. Il couvait là des sentiments qui se déclarèrent un peu plus tard dans les écrits enthousiastes de Forster, partisan de l'annexion à la France, dans ces fêtes où l'on planta des arbres de la Liberté d'un bout à l'autre du territoire, dans l'institution éphémère de la République Cisrhénane.
Les choses n'en étaient pas encore là lorsque les Français victorieux s'installèrent dans le pays en 1794. Et il est certain que l'aristocratie n'était pas disposée à pactiser avec eux. D'ailleurs elle ne le fut jamais.
Pourtant, même dans ce milieu, il est probable que la jeunesse, si elle ne les nommait pas les libérateurs, devait éprouver une curiosité secrète, un mouvement d'admiration intime, pour ces chefs qui s'étaient élevés d'eux-mêmes au-dessus du commun et portaient à travers le monde des messages nouveaux sans renoncer aux sensations nobles de la conquête. Quel regard plus fort que les émigrés ! Qu'on eût aimé, avec un peu d'audace, à s'accorder avec ces destinées ! La sentimentalité germanique devait se griser de ces visions. Et j'imagine que lorsqu'ils avaient passé avec leur escorte dans les rues endormies des petites cités rhénanes, plus d'une figure se levait ensuite vers les étoiles, cherchant celle qui avait marqué le front du héros.
Parmi ces plumets tricolores, il en était un qui, sans être à la tête des opérations, savait néanmoins servir et ne craignait pas de s'exposer. Louis Klein l'avait arboré pour la première fois en décembre 1793 à l'armée des Ardennes, qui prépara si bien les voies à l'armée de Sambre-et-Meuse. Il avait alors trente-deux ans.
Sa carrière avait quelque peu différé jusque-là de cette image d'Épinal, tirée en tons plus ou moins violents, qui peut servir indistinctement à tant de militaires de la Révolution et de l'Empire.
Il était né à Blâmont, petite ville de Meurthe-et-Moselle, où son père, d'abord commerçant, fut ensuite maître de poste. Mais il avait quitté de bonne heure sa famille et, à seize ans, on le trouve enrôlé aux Gardes de la Porte du roi, qui forment la gendarmerie du Louvre.
On ne sait grâce à quelle protection il avait obtenu cette faveur. C'en était une, en effet, et le poste menait assez vite au grade de sous-lieutenant et au titre d'écuyer. Mais pas assez vite sans doute, au gré du jeune homme, car, à vingt ans, il l'avait abandonné pour des études de droit et était inscrit comme avocat au parlement de Nancy. Puis il se laissa tenter par une charge dans l'administration, revint en 1786 à la carrière militaire dans un corps qui fut licencié un an plus tard, tâta du négoce et comptait à la Révolution, au moment où il demanda à reprendre du service, parmi les citoyens commerçants de Blâmont.
A cette nomenclature de faits peu saillants, empruntés à l'état civil et aux biographies officielles, on voudrait ajouter des traits plus humains, des témoignages privés, qui puissent guider à travers le Journal qui va suivre. Car si le lecteur de ce journal entendra un véritable cantique s'élever vers le général, il ne le verra que par les yeux d'une amoureuse, ignorera ses gestes, ses secrets, ses réactions (1), ainsi que l'on dit aujourd'hui.
Mais ces lumières manquent, et il faut que chacun fasse à sa guise le portrait moral du séducteur.
Ces trente premières années de sa vie, où il se montre pourvu de dons, légèrement ambitieux et cherchant même l'accès du monde, mais impatient, versatile; et ce mariage assez incolore, contracté à vingt-deux ans et bientôt renié malgré la naissance de deux fils, de quelle nature, de quel caractère est-ce la marque ? Qu'on en décide et, pour qu'on puisse le faire en connaissance de cause, dégageons tout de suite l'autre versant de cette vie.
En 1805, bien après ses premiers succès sur le Rhin, auxquels a succédé une série de campagnes en Suisse et sur le Danube, le général Klein commande la lre division de dragons à la Grande Armée. C'est l'année où, ayant divorcé, il se remarie avec mademoiselle d'Arberg, fille d'une dame d'honneur de l'impératrice Joséphine. Il prend part encore aux batailles d'Iéna et d'Eylau, puis, admis à la retraite, il est nommé sénateur et reçoit de l'Empire le titre de comte.
Néanmoins, au retour des Bourbons, il vote la déchéance de Napoléon, et, après les Cent Jours, entre à la Chambre des pairs.
Il vécut encore trente ans, de cette vie de vieux lion assoupi qui fut, sous la Restauration, celle de tant de généraux glorieux et ralliés par nécessité. Quelquefois ils se réveillent et poussent un rugissement. Le comte Klein, s'il accepta avec la Charte, l'ordre de Saint-Louis et le maintien de sa dotation impériale, repoussa le rétablissement du droit d'aînesse et l'abolition du divorce, s'éleva plus tard contre les ultras et les ordonnances de juillet. Si bien que, lorsqu'il mourut à quatre-vingt-six ans, Viennet, qui prononça son éloge parmi les pairs, après avoir énuméré longuement ses titres glorieux, ne choisit pas une autre péroraison que celle-ci « Il fut toujours et partout le soldat de l'armée de Sambre-et-Meuse. »
Se préparait-il déjà à cette longue et honorable carrière, ce soldat de Sambre-et-Meuse, ou rêvait-il seulement d'aventures brèves et de captures faciles lorsqu'il connut Louise de Hompesch en
1796 ?
Il était à Bolheim, à l'est d'Aix-la-Chapelle, au bord de la Roër, et il venait d'ajouter à ses exploits le brusque passage de cette rivière. C'était là que résidait la famille Hompesch, une des premières du Pays de Juliers, dont le chef, François-Charles, avait eu cinq enfants.
Louise, âgée alors de dix-neuf ans, était la plus jeune. Deux de ses frères, Charles et Ferdinand, s'étaient engagés en Angleterre, un autre, Joseph, venait de mourir, sa soeur s'était mariée à M. de Spée. Seul restait à la maison Guillaume, son aîné de quinze ans. Mais on verra que la différence d'âge n'avait guère contribué à faire des frères de Louise des protecteurs très sûrs pour elle.
On verra non moins vite comment son éducation s'était faite entre un père aussi obstiné que peu clairvoyant et une vieille belle-mère à demi aveugle (2) Beaucoup de parents, à force de regarder au loin l'opinion des gens sur leurs enfants, oublient de se pencher sur l'âme même de ces enfants. Ce qui importe pour M. de Hompesch, ce ne sont jamais, semble-t-il, les sentiments de sa fille, mais les considérations du monde sur ces sentiments. Ainsi ce titre de chanoinesse, dont il la dote pompeusement à peine adolescente, on sait qu'il est honorifique et comptait surtout pour la prébende; néanmoins convenait-il bien à Louise ?
Et pourtant, qu'elle valait mieux que ces hobereaux intrigants et ces frelons de chancellerie, cette jeune âme éprise tout ensemble d'aventures et de vertus conjugales, qui commet des imprudences fatales et s'enflamme à la lecture de Cicéron ! Quel mélange dans cette nature ! Il y a là de tout, sauf de la mesquinerie. Elle résume le libertinage du XVIIIe, la générosité farouche de la Révolution, l'exaltation de coeur des élégiaques allemands. Elle parle à plusieurs reprises d'un peintre occupé à faire son portrait. Mais quel est celui qui aurait pu le réussir ? Il eût fallu être tout à la fois Fragonard et David, et placer le modèle au bord d'un paysage pré-romantique.
Comment ne pas admirer aussi chez cette étrangère la connaissance de notre langue et ses phrases très pures, écrites d'un seul jet ! D'ailleurs, j'ai toujours pensé que l'amour, avec ses voeux d'attachement et ses appels, était un -remarquable maître de français. Que l'on songe plutôt à la Religieuse portugaise. La passion, en aspirant à l'objet, trouve le tour essentiel, le mot radical. La chaîne du style et la cadence des périodes se forment d'elles-mêmes au fond de la poitrine, coupées par des soupirs, qui sont classiques aussi.
Et c'est cet amour, ce foyer qui va brûler quatre années durant, qui m'intéresse surtout chez Louise de Hompesch.
Oh ! il y a aussi dans son Journal bien des choses à recueillir pour l'histoire. L'imbroglio politique, les moeurs de la société allemande, la coterie des émigrés, les petits travers de nos généraux. Mais ce jeune corps qui se rit de sa naissance, ce lierre qui grimpe au laurier, voilà pour moi le rare attrait de ces pages. Cette Allemande, convertie par amour à la cause de la Révolution française, qui affirme que partout on aime Hoche à la folie, que Bonaparte est son héros, que, si elle pouvait « étrangler, empoisonner, poignarder Pitt », elle croirait faire oeuvre de mérite, dépasse assurément l'histoire.
C'est plutôt dans le roman qu'il faut lui chercher des soeurs, et, s'il,.était permis d'adjoindre une dédicace à un texte sur lequel la plume n'a point de droit, ce sont les noms accouplés de Stendhal et de Barrés que j'inscrirais en tête du Journal de Louise de Hompesch.
Ce journal qui commence en Ventôse an V (mars 1797) ne marque pas le début de sa liaison avec le général Klein. Sa correspondance que l'on possède aussi et qui s'est poursuivie pendant quatre années (3), remonte au début de 1797. Mais on a jugé préférable de donner d'abord le Journal qui offre plus de vues d'ensemble et de considérations sur l'époque.
Les premiers billets, datés de Bolheim, lieu de sa rencontre avec le général, semblent glissés sous la porte. Les amants devaient se voir chaque jour. Mais, j'y songe, je n'ai pas encore décrit le séducteur.
Un portrait, qui le montre en grand uniforme de l'Empire, c'est-à-dire passé la quarantaine, reproduit un visage petit et plutôt rond, mais pourvu d'un beau front, de traits fins, d'une lèvre élégamment modelée. Du regard viril s'échappe une flèche de coquetterie qui vous touche. Avec un tel air, cette lettre que le peintre a placée au bout du bras galonné pourrait bien être écrite de la même encre que ce billet, le deuxième ou le troisième de notre liasse, qu'il a reçu un matin de Louise « Je suis encore au lit, et je ne puis me décider à en sortir. Grondez-moi de ma paresse si vous voulez ou plutôt si vous l'osez, car la faute n'en est pas à moi.
« Il fait un temps délicieux, j'espère que nous pourrons nous promener tantôt. » Mais, à Bolheim, leurs entrevues sont surveillées et elle s'en inquiète «
...Ma mère m'a fait un long sermon sur votre compte. Elle prétend, qu'il faut être encore plus aveugle qu'elle ne l'est pour ne pas voir mon attachement pour vous. Adieu, je suis en réflexions noires. Ne m'en sachez pas mauvais gré. Si je ne t'adorais pas, je ne craindrais pas tout. »
Notons aussi ce passage qui est une vraie vignette du temps : « Si vous trouvez extraordinaire et mon griffonnage et le format de ma lettre, souvenez-vous que j'écris à côté de la maman, un grand livre d'Histoire ancienne ouvert devant moi; et quand elle me demande ce que je fais, je lui montre ces petites feuilles détachées, et je lui dis que ce sont des extraits.
Adieu, que les plaisirs ne te fassent point oublier ton amie. »
Mais les lettres sont parfois plus longues, moins espiègles. Il y est question de l'avenir et elle se lie déjà, comme elle ne cessera de le faire tout au long du Journal. « Nous attendrons donc encore, et si toutes les considérations dont je t'ai parlé ne t'arrêtent point, rien ne m'arrêtera non plus d'être à toi quand tu le voudras. » Bientôt, d'ailleurs, il faut se séparer. Les Hompesch, renonçant à rester à Bolheim sous l'occupation française, se rapprochent du Rhin. Une lettre de Louise, du 10 Germinal, informe Klein des moyens de correspondance et ajoute « Aie en moi une confiance que je tâcherai de mériter. J'attendrai enfin des circonstances plus heureuses; Je me considère comme votre propriété; cela seul m'attache à la vie. Mon existence m'est insupportable sans toi; tu n'as pas d'idée de ce que je souffre. Ce matin, en m'éveillant, mes bras te cherchaient, j'appelais mon Fanfan, et je restai plongée dans le désespoir, »
Installée avec sa famille à Barmen, près d'Elberfeld, elle écrit une quarantaine de lettres pendant l'année qui s'écoule jusqu'à la période où commence le Journal. Avant qu'il en prenne connaissance, menons le lecteur dans les lieux, tels qu'elle les a dépeints à son arrivée, où ce journal est écrit.
« Nous sommes logées chez de riches marchands. Mon père habite une maison séparée où nous allons le trouver tous les jours pour dîner avec lui. Comme il a un fort bon cuisinier français, les présidents et tout ce qui compose la Chancellerie sont toujours de la fête et nous voyons beaucoup de monde (4). »
JACQUES DE LACRETELLE
(1) Il ne subsiste aucune lettre du général Klein à Louise de Hompesch.
(2). M. de Hompesch, devenu veuf, s'était remarié alors que Louise avait neuf ans.
(3). Elle sera publiée ultérieurement si la figure de Louise de Hompesch rencontre un accueil favorable.
(4). Ce journal et la correspondance de Louise de Hompesch passèrent aux mains de la marquise Turgot, nièce du gênerai Klein par sa mère, la maréchale Lobau, née d'Arberg, et sont conservés aux archives du château de Lantheuil.
L'introduction, ainsi que les notes du texte, doit beaucoup à l'ouvrage de M. Ph. Sagnac, le Rhin français pendant
la Révolution et l'Empire, à une brochure de M. le chanoine Dedenon, le Général comte Klein, au dictionnaire biographique des généraux et amiraux français de la Révolution et de l'Empire, de M. Georges Six.
Je veux aussi remercier M. Norbert Dufourcq, archiviste paléographe, qui a réussi à déchiffrer plusieurs passages recouverts par l'un ou l'autre des correspondants, ainsi que MM. Peter von Gebhart et Oswald Martin, dont les recherches en Allemagne sur Louise de Hompesch m'ont été fort utiles.
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JOURNAL D'AMOUR
Le ventôse, 4 mars 1797. - C'est pour toi, mon ami, que je commence ce journal; il m'est important que tu connaisses jusques aux moindres détails d'une vie qui t'est consacrée; je te dois un compte exact de mes actions, de mes pensées. Ne se rapportent-elles pas toutes à toi ? Nos noeuds sont raffermis, ta lettre vient de me les rendre plus chers encore. Désormais, véritablement je n'existe que pour toi et par toi, pour adoucir tes chagrins, pour augmenter ton bonheur s'il m'est possible de répandre sur ta vie les charmes de l'amour et de l'amitié. J'avais juré de ne plus faire de journal depuis que ta prudence m'avait déterminée à sacrifier l'histoire de cinq années. J'ai souvent regretté d'y avoir consenti mais à présent je m'en applaudis. Que ne puis-je effacer toutes les traces de mes folies et de mes malheurs ! Tu me les as pardonnées; j'en sens plus vivement tout ce que je te dois. Que ne t'ai-je connu plus tôt Mon bonheur serait sans mélange, il ne serait pas empoisonné parla crainte de te voir un jour des regrets.
Mon père reçut ce matin une longue épître de M. Vopen qui lui annonce ton séjour à
Bolheim; il y fait tes éloges. Guillaume, en me le répétant, me conta que le Papa, en apprenant il y a quelques jours ton arrivée, lui avait recommandé de prendre bien garde qu'il ne s'établisse pas de correspondance entre nous. Il lui répondit que le diable même n'empêcherait pas d'écrire lorsqu'on en a la fantaisie, qu'on trouve partout encre et papier. Cette commission a piqué mon frère qui ne pardonne pas à mon père de nous avoir envoyées seules à
Bolheim. La démarche était inconsidérée; à qui s'en prendre donc si elle a eu des suites ? Et Guillaume, outre le désagrément du rôle de surveillant, ne se soucie pas de raccommoder les pots cassés. Mais quelle inconséquence de mon père ! Le grand jour des aveux, il me demanda si je t'écrivais, j'en convins; il me dit seulement de prendre garde, qu'il serait forcé d'y mettre ordre s'il pouvait s'en apercevoir, et à présent le voilà inquiet et soupçonneux. Que ne me le demande-t-il, je lui dirais la vérité. D'après les discours qu'il m'avait tenus alors, et jusqu'à présent, j'avais cru que, comme les Lacédémoniens, il ne punît point le vol, mais la maladresse.
Au reste j'espère lui en épargner la peine.
Je reçus une lettre de R. (1) qui me persécute encore avec son maudit Ob. (2). Le matin, Guillaume vint chez moi se faire peindre; nous étions tous deux rêveurs et tristes. Comment ne l'être pas ? Mon père avait parlé d'un projet de paix dont il était enchanté, mais qui ne nous laissait aucun des pays conquis, favorisant beaucoup l'E. G. (3), ôtait à Guillaume toute espèce de fortune par la sécularisation des Évéchés. Mais qu'importe à mon père la fortune de ses enfants pourvu que la politique aille son train ! Guillaume est ici trois mois, le roi de Prusse s'est emparé des revenus d'un de ses chapitres, les Français ont ruiné l'autre, ces faits sont connus et mon père n'a jamais songé à lui demander s'il n'est pas vis-à-vis de rien. Il y a dix ans qu'aucun de mes frères n'a reçu une obole de la maison paternelle. En arrivant ici, Guillaume, qui a les titres et a eu les fonctions de conseiller intime, demanda d'être de nouveau employé, sans gages. Il ne voulait que s'ouvrir une nouvelle carrière au cas que les grands arrangements politiques lui enlevassent les prébendes. Mon père a refusé. Et cela ne lui aurait pourtant coûté qu'une lettre à l'Électeur. S'il abandonne ainsi son enfant chéri, son favori, à quoi doivent s'attendre les autres ? Et ce pauvre Joseph, qui ne lui a pas coûté une larme, dont le souvenir est déjà effacé ! Avant la guerre Joseph avait cinq cents louis de rentes indépendantes de la famille; la conquête du Brabant lui enleva tout. N'ayant rien de mon père, il fut forcé de prendre le parti des armes et il fit une fortune brillante; le tout contre le gré du Papa, qui ne voulait ni lui permettre de quitter son premier état, ni lui donner de quoi vivre. C'était bien le forcer pourtant par la nécessité à chercher les aventures. Il y périt. Qui peut-on accuser de sa mort prématurée ? II détestait le petit collet, on le lui fit prendre. La guerre le ruine, il eût voulu rester dans sa patrie, on l'y prive de toutes les ressources; il cherche au loin la gloire et la fortune, on le blâme, on le menace, on lui défend de reparaître en Allemagne sous l'habit militaire. Il quitte l'Europe; moissonné à la fleur de ses ans, on ne le lui donne pas un regret. Pauvre Joseph Les sentiments si doux de la nature sont-ils donc bannis de tous les coeurs qu'enflamme l'ambition ?
Nous eûmes à dîner M. de Horff. On dit bien du mal des Français. A chaque phrase mon père me lançait un coup d'oeil très significatif. Je me suis fait une loi de ne jamais desserrer les dents en sa présence, mais il explique même le langage de mes yeux, mon air, mon silence, il cherche à me trouver des torts, et M. de
Horff, ce vieil avare, cet homme si imbécile et si dur, que personne n'estima jamais, fut fêté parce qu'il se répandit en invectives contre les Français. Je me souviens du temps où mon père lui-même le tournait en ridicule; mais l'esprit de parti a tout changé. Je passai l'après-dîner à entretenir ma mère en tête à tête. Amusante occupation ! Mais elle est bonne femme, elle ne me tourmente point, je la plains et mes devoirs à son égard ne me pèsent pas. Le soir, nous fîmes musique. Je rêvai tout à mon aise, pendant ce temps, à mon ami. Je faisais des châteaux en l'air. La musique eut toujours pour moi un charme inconcevable; elle donne un nouvel essor à mon imagination déjà trop vive; j'oublie tout ce qui m'entoure et c'est le seul moment où je vois tout en beau.
Le soir, je me retirai chez moi pour m'occuper. Je lus les Lettres à Emilie sur la mythologie. Ce n'est qu'une jolie bagatelle, mais il s'y trouve plusieurs morceaux de vers qui me plaisent et j'en fais des extraits. A notre espèce de souper, on parla politique. Lorsque la conversation commença à s'échauffer, je gagnai tout doucement ma chambre et enfin mon lit pour m'épargner de l'humeur et de la bile. En vérité, je n'ai rien de mieux à faire qu'à dormir; les songes me rapprochent de mon ami et les idées désagréables s'écartent de mon sommeil.
Le 15 ventôse. Je m'occupai de mes extraits à mon réveil, j'achevai le volume des Lettres à Emilîe. A neuf heures je dus suivre ma mère à la messe. La plaisante chose d'assister à une cérémonie dont on connaît l'inutilité, mais l'usage tyrannise à chaque instant la vie. Ah ! s'il ne faisait d'autre mal que de me faire perdre une heure chaque matin à l'église ! Je me trouvai mal, mon père parut étonné et me fit la grimace personne ne bougea, ma femme de chambre me ramena chez Rubel (4); je passai toute la matinée à être malade. La sotte chose qu'une mauvaise santé ! Il fallut pourtant faire toilette et aller dîner comme si de rien n'était. J'eus à dîner le plaisir d'être placée à côté de M. de Bentinck, que le public me donne comme époux; tout le pays assure que c'est une affaire arrangée dès longtemps avec mon père. Je ne le crois pas, car cet homme est si vil, si généralement méprisé, si lâche et si crapuleux, que son aristocratie même ne peut toujours lui faire trouver grâce aux yeux de mon père. Guillaume me fit le plaisir de le turlupiner, de le persifler tout le temps; mais il a l'effronterie du vice et supportant tout, ne se décontenance de rien. On parla des succès de vos armées. En cherchant à les atténuer, mon père ajouta « La guillotine est un grand moyen, elle donne du courage à ceux qui n'en auraient pas sans cela. » Ma mère remarqua que ce moyen n'était plus d'usage depuis deux années entières, on la brusqua; on décida que vous êtes tous des gens perdus si les Autrichiens se donnent la peine de vous combattre à forces égales; que vos généraux sont des ignorants, vos soldats des bandits; on fit de Buonaparte un moine défroqué, de Moreau un enfant trouvé, des autres généraux des tailleurs et des cordonniers. Mon frère parle rarement politique parce que la moindre contradiction irrite mon père au suprême degré. Il n'y tint pourtant pas cette fois-ci, et répondit simplement qu'il était d'autant plus honteux aux Autrichiens de s'être laissés battre partout si leurs adversaires ont si peu de moyens. Cette réflexion est bien naturelle et je ne conçois pas comment, après tout ce que vous avez fait, on peut douter encore de votre supériorité.
Je passai l'après-dîner chez Guillaume. Il me dit que M. de Horff avait proposé hier d'assembler les états du pays de Juliers, pour ratifier un emprunt considérable fait à Francfort. Guillaume, comme membre des états, s'y opposa de toute son éloquence; un pays déjà obéré, qui n'appartiendra peut-être plus jamais à l'E. G., qui n'est pas sous sa domination pour le moment, ne peut répondre d'une somme levée pour l'entretien d'une régence qui n'a plus rien de commun avec ce pays-là, et il avait raison. Mais son avis n'en a pas moins déplu. J'aime en mon frère cet amour de la vérité qui règle toutes ses démarches. Malgré cela, il est fort prudent; mais peu d'hommes ont autant de fermeté, d'opiniâtreté que lui. Il n'aime pas les Français, il a passé la plus grande partie de sa jeunesse à Vienne, je ne lui ai jamais vu cependant la moindre animosité. Il reconnaît vos talents, l'ineptie de vos ennemis, il a toujours loué ce qui est louable et blâmé ce qui ne l'est point. Voilà les gens que j'estime. N'être d'aucun parti, apprécier le mérite où il se trouve, sacrifier tout à la vérité, à la probité, chercher à répandre le bonheur autour de soi. Pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas ainsi ? Pendant que mon frère, étendu tout de son long, fumait patriarcalement sa pipe, je lui lus une Rêverie de Rousseau.
Nous y trouvâmes une longue dissertation sur le mensonge et la vérité. Nous moralisâmes là-dessus. Guillaume décida enfin qu'il faut « souvent taire la vérité, mais ne jamais la déguiser ». Rousseau est d'un avis contraire, il paraît excuser le mensonge là où il ne peut faire aucun mal. Nous fîmes l'application de ces deux principes à différentes occasions de la vie; il se trouva qu'il n'est presque aucun cas où le mensonge devienne excusable. Guillaume finit par me dire « Mais enfin, si mon père te demandait avez-vous couché avec le général Klein ? » Heureusement la voiture fut annoncée et je m'enfuis au plus vite. J'entendis encore sur l'escalier mon frère criant à tue-tête « J'entends, la réponse est bonne. » Je l'assurai du plus grand sérieux qu'il n'est qu'un polisson. Oh ! il me paiera cette espièglerie ! Voilà pourtant les hommes ! La plus sublime morale ne tient pas au plaisir de faire une malice.
Robertz vint me dire que la vieille madame de Spies a dernièrement si bien invectivé Félix Bornheim sur ses opinions, sur ses principes, lui a tant répété qu'elle est du parti des Jacobins, que celui-ci fut obligé de quitter le cercle et enfin la maison. La pauvre femme radote. Je suis fâchée pourtant d'apprendre qu'elle me fait la même réputation. Pauvre moi Je ne suis ni aristocrate ni démocrate, je hais les oppresseurs, qu'ils soient Jacobins ou titrés, je plains les malheureux et je méprise les femmes qui se mêlent de politique. N'avons-nous pas de plus douces occupations ? La nature nous a sagement assigné un cercle plus étroit d'actions et d'idées faire le bonheur d'un époux, de ses enfants, consacrer son existence à des objets si chers et écarter loin d'eux les chagrins et les soucis, voilà notre destination. Toute femme qui entend ses intérêts ne cherche pas à l'étendre, il suffit à son bonheur et à sa réputation. Ces occupations sont plus douces, ce sont les seules vraiment faites pour notre sexe.
Le soir, après avoir lu un chapitre de l'Histoire romaine en anglais, et quelques vers français sur le bonheur, je me couchai tristement en donnant un baiser à ton portrait et je m'endormis en faisant des commentaires sur l'impertinente question de Guillaume.
Le 16 ventôse. - Mon père dit à dîner en me regardant d'un air triomphant, que les troupes cantonnées à la Roer (5) sont destinées à passer d'abord en Italie. Je te laisse à juger de l'effet que cette nouvelle dut faire sur moi. Si je ne savais que l'on accrédite tous les bruits les plus invraisemblables, simplement parce qu'ils peuvent être désagréables, certainement toute ma présence d'esprit n'eût pas suffi à me faire garder contenance. L'idée seule de cette possibilité m'affecte vivement mille projets bizarres se croisaient dans mon imagination.
Après le dîner je me retirai dans une embrasure de fenêtre éloignée et, en ayant l'air de feuilleter un livre, je songeais à
l'Italie et au système de mon père. Ah ! si tu es obligé de t'éloigner ainsi, que deviendra ton amie ? Isolée parmi des personnes dont je connaissais l'égoïsme avant qu'on en fît un système, ne recevant peut-être plus de nouvelles, craignant sans cesse pour ton amour et pour ta vie, oh ! mon ami, mes larmes coulèrent. Songeant à tous les événements dont je suis menacée, j'oubliais tout autour de moi et quand mon frère vint m'engager à le suivre dans sa chambre, je n'eus pas le temps de lui dérober mes pleurs. Il m'en demanda la cause, mais l'amour seul peut comprendre, peut sentir les chagrins de l'amour et je ne veux pas que ma douleur soit à charge à l'amitié. Je concentre toujours en moi-même les sentiments qui ne peuvent l'intéresser directement. D'ailleurs mon frère ne croit pas à ton amour, ni au mien, il prétend que nous nous abusons tous deux. Comment pourrait-il donc partager des chagrins qu'il croit imaginaires ?
Le soir je m'ennuyai le plus poliment du monde une couple d'heures avec les mamans et je me retirai de bonne heure, en faisant mille projets en l'air pour détourner cette séparation qui m'effraie plus que je ne puis te le dire. D'honneur, je crois que, si tu le voulais, je quitterais toute la boutique dans ce moment pour te suivre partout où ton destin pourrait te conduire et fût-ce dans les déserts de
Lybie.
Le 17 ventôse. - J'eus une seconde séance du peintre de huit heures et demie jusqu'à dix heures. Il faut bien t'aimer pour soutenir cet ennui-là (6). Le temps sombre, mes réflexions d'hier, une nuit passée dans des agitations cruelles, me plongèrent dans un abattement dont mon père me demanda la cause d'un ton d'humeur, et bien inutilement, puisqu'il veut l'ignorer. Ma mère me dit qu'elle avait appris par un de ses gens votre arrivée à
Bolheim. « Je suppose que c'est de passage », me dit-elle, « car ces troupes doivent se rendre en Italie. » Je détournai la conversation et je me proposai de t'écrire d'abord pour savoir au juste si mes frayeurs sont vaines ou fondées, je pris la résolution de t'engager à écrire à mon père ou à venir ici, pour savoir enfin décidément si nous pouvons espérer ou non. S'entend bien que cette démarche ne devrait se faire qu'au cas qu'il te fût impossible d'éviter l'Italie. Ma lettre achevée, ma résolution prise, je me sentis plus tranquille et je m'occupai de mon clavecin. Après le dîner, je passai chez Guillaume. Il était occupé à fermer ses lettres, je l'aidai et voulus en même temps cacheter celle que je t'ai écrite. Il me demanda ce que c'était, je lui dis tout naturellement. II me plaisanta un peu et fit des efforts pour me l'arracher. Tu peux juger si je défendis ma lettre. Mais ma frayeur fut si grande, mes palpitations si violentes, que je perdis forces et haleine et, tombant sur une chaise, je pensai m'évanouir. Rien ne m'attaque comme la frayeur, elle me donne des convulsions, un rire forcé et continuel, des larmes qui coulent sans m'en apercevoir. Mon frère eut plus peur que moi et me laissa en paix, en protestant qu'il n'avait voulu que plaisanter, qu'il respecterait toujours mes secrets, que ma lettre eût été aussi sûre entre ses mains que dans les tiennes. Je savais bien tout cela et d'ailleurs ma lettre ne contenait rien qu'il ne sût. Mais une lettre d'amour est une si sotte chose à montrer à un tiers qui n'y sent rien ! Je n'ai pas aisément peur, mais quand une fois elle me prend, je suis hors de moi et ma raison n'y est plus. Je profitai du premier moment favorable pour m'échapper, je fermai ma lettre chez ma femme de chambre, elle fut remise tout de suite et je revins ensuite chez mon frère auquel je fis des excuses de ce mouvement involontaire qui aurait pu blesser son amitié. En effet, il mérite bien toute ma confiance. J'avais promis d'arranger son chien. Pendant que je fis sa toilette, Guillaume me lut une Rêverie de Rousseau. Mon père vint nous montrer quelques lettres; il voulait, je crois, des éloges. Nous ne pûmes les refuser, son style est vraiment charmant. Il a cette fleur d'esprit, cette tournure légère et délicate que j'aime toujours à trouver en correspondance. Je ne sais comment nous vînmes à causer de journaux. Guillaume me parla des miens qu'il n'a jamais vus. Je lui dis que tu me les avais fait brûler. II s'étonna que j'aie pu te montrer ainsi mon âme entière à découvert. Je lui démontrai qu'il n'est point de milieu dans des rapports comme sont les nôtres; il faut tromper toujours ou ne tromper jamais. Le temps n'y fait rien, et si j'avais pu te cacher le passé, je n'eusse pas respecté davantage le présent et l'avenir. Il avait l'air de trouver que j'ai raison et regretta seulement de n'avoir pas lu l'histoire de ma vie. Il convint que mon sacrifice était pénible, qu'on s'attache à des souvenirs aussi détaillés et aussi vrais; mais il t'applaudit de m'y avoir engagée.
Le 19 ventôse. - Malgré mon rhume et mes maux de poitrine, je pris une leçon de clavecin et j'eus une séance du peintre. Ma mère s'étant levée de meilleure heure, je fus obligée de congédier le peintre en grande hâte, l'ennemi était près, il n'y avait pas un instant à perdre. Le pauvre diable presque aussi effrayé que moi, perdit la tête, et son pied s'accrochant à la table, il alla tomber tout de son long contre le mur, en entraînant toute la boutique dans sa chute. A peine fut-il sorti que ma mère vint me demander la cause de ce vacarme horrible et du désordre qui régnait dans ma chambre. Heureusement elle se laissa payer de mauvaises raisons. Je fis des extraits
d'Emilie. A une heure, nous nous promenâmes en voiture. Tout le long du chemin elle me parla de vous.
- Le général Klein est à Bolheim ?
- On le dit.
- De bonne foi, ne vous a-t-il jamais écrit depuis que nous sommes à Barmen ?
Mon coeur me pressait de dire oui; mais si ma mère est bonne, elle est faible; elle eût tout dit à mon père qui la traite en enfant, qui m'aurait su mauvais gré de lui avoir confié ce qu'il nomme un secret auquel l'honneur de la famille est attaché. J'éludai la question. Elle te plaignait d'être seul à
Bolheim. « Le basson n'aura plus d'accompagnement », dit-elle, et la voilà à récapituler tous les petits airs que tu jouais avec moi; elle les chanta à gorge déployée, je croyais pâmer de rire. Elle s'informa encore de ton véritable nom, que j'ignorais (7).
Je lui dis qu'à la paix, j'espérais l'apprendre. La bonne maman me comprit fort bien et fit des voeux pour mon bonheur dont elle avait pourtant l'air de douter.
Après le dîner j'allai lire et causer chez Guillaume. Je ne sais pourquoi il en revint à la fameuse question de l'autre jour. On ne peut que plaisanter là-dessus, je n'avais rien de sérieux à répondre; et, lorsque enfin j'essayai de me fâcher, il voulut de force, disait-il, en chercher l'évidence. Était-ce pure curiosité, était-ce désir ? N'y aurait-il point d'amitié désintéressée dans ce monde ? Nous luttions encore lorsque mon père entra dans la chambre voisine. Par contenance je repris ma lecture, mais ma voix altérée, mon émotion, ne me permirent pas de continuer et enrayèrent même Guillaume, qui tourna l'aventure en plaisanterie. J'aime mieux croire aussi que ce n'est qu'une étourderie, qu'une polissonnerie, mais je me promis bien de prendre mes précautions à l'avenir. Il me parla en bonne amitié de toi et je lui fis ma confidence claire et nette, de manière à lever tous ses doutes, en lui répétant que nos liens sont indissolubles. De retour chez moi, je rêvai longtemps à ce qui m'était arrivé, je n'y avais pas donné lieu, cela me rassura. Mais l'amie du général Klein ne doit pas être exposée à de pareilles entreprises, qui, lors même qu'elles échouent comme celle-ci, n'en sont pas moins humiliantes et désagréables. Je séchai mes pleurs, je n'avais rien à me reprocher et pour oublier tout cela, je passai deux heures à mon clavecin. Je relus tes lettres, je renouvelai mes serments, et après avoir baisé ton portrait qui ne quitte pas mon sein, je me couchai, ne voulant plus reparaître dans la société.
Le 20 ventôse. - Dès le matin je m'affublai assez singulièrement. Je me souviens d'avoir lu quelque part :
Le sanctuaire des amours
Pour être respecté toujours
Doit toujours être inaccessible.
Tu vois qu'il n'y a pas de bonne leçon de perdue pour moi, et qu'on dise encore que je ne mets point mes lectures à profit ! Je ne puis m'empêcher de sourire de cette comique précaution Te moqueras-tu de moi en lisant ce passage de mon journal ?
Le 22. - Je me levai malade, d'humeur pendable, en vérité je n'étais bonne qu'à jeter par les fenêtres. De noirs pressentiments m'assiègent, je redoute des événements que je ne puis prévoir; je me tourmente, je m'afflige sans savoir pourquoi. Peut-être n'est-ce là qu'une maladie de nerfs, notre physique influe tant sur le moral ! Au moins, ma raison voudrait m'en persuader; mais ses efforts ne peuvent rien contre ces chimériques alarmes. Puissent-elles être vaines ! Quelle folie pourtant de se rendre malheureuse par l'imagination. Elle ne nous fut donnée par la nature que pour alléger les maux de la réalité. Et je l'emploierais à les augmenter ! Non, ces frayeurs, ces humeurs, sont faites pour les femmes ordinaires, je dois les vaincre.
Autrefois j'avais des caprices; l'amour-propre m'apprit à les surmonter. Je sentais qu'ils ne peuvent que me rendre désagréable en tourmentant les personnes qui m'entourent. La coquetterie commença donc cette réforme; le chagrin et le temps l'achevèrent. Mais ces accès de mélancolie noire, pendant lesquels je fuis la société parce que je ne puis qu'y être à charge, j'évite tout ce qui pourrait me distraire, je m'y livre avec excès, je me consume de douleur à propos d'une idée, ces accès ne méritent-ils pas davantage encore mon attention ? Ils me rendent malheureuse. A quoi me servent donc l'esprit, l'instruction et un grain de philosophie, si je ne les emploie à mon bonheur ? Et si un jour je vis avec toi, pourrais-je te rendre heureux en ayant moi-même cette inégalité d'humeur ? L'amour me donnera la force de m'en corriger, et je veux commencer dés à présent. Oh ! mon ami, je te devrai toutes les vertus que je pourrai acquérir, elles me deviennent précieuses, parce qu'elles doivent assurer ta félicité. Qu'il est charmant de penser qu'on se perfectionne pour ce qu'on aime ! Voilà toujours le but de mes actions. Pour toi je prends soin de ma figure, pour toi je cultive la musique, pour toi je lis, je m'applique. Et cela seul rend mes occupations agréables.
Malgré toute l'envie que j'avais aujourd'hui de vaincre mon abattement, je n'y pus réussir. Je fis musique pendant une heure et demie, je chantai même quelques airs que mon ami accompagnait de son basson autrefois; et vainement ! Ces airs, ces souvenirs, augmentent ma tristesse, et lorsqu'on vint nous chercher pour dîner à la Chancellerie, je pus à peine faire cesser mes pleurs. Tout m'excéda à dîner. Le major prussien avec son air doucereux et ses sots compliments, me parut plus insupportable que jamais. J'aurais voulu être seule, relire tes lettres, contempler ton portrait, pleurer à mon aise. Ma petite chatte ne quitta pas mes genoux, je m'occupai d'elle d'autant plus que la société me paraissait désagréable. Il semble que les animaux s'attachent aux malheureux, quelquefois je pousse la folie jusqu'à croire que ma chatte me comprend. Enfin le major parla des Français, en dit du bien, et surtout du Général (8)... par condescendance, par politesse, mon père répondit que, quoiqu'il n'aimât point les Français généralement parlant, à cause du mal qu'ils font à sa patrie, cependant il rendait justice à plusieurs individus de cette nation, qu'il s'y trouvait des gens distingués qu'il estimait beaucoup. Cela me fit plaisir et me raccommoda un peu avec la société.
Mais ma joie ne fut pas de longue durée. On parla de gouvernements en général; mon père qui était autrefois un partisan zélé du Grand Frédéric, l'accusa d'avoir détruit la religion, d'avoir propagé des principes pernicieux qui enfantèrent les crimes et les horreurs de la Révolution. Il décida ensuite que les hommes ne peuvent être gouvernés et menés que par la crainte; que ce motif agit bien plus puissamment sur eux que l'amour ou la reconnaissance. Si cela est vrai, Robespierre fut un grand homme; si cela est vrai, j'aimerais mieux vivre avec les tigres et les lions qu'avec mes semblables avilis. On cita pour exemple le landgrave de Hesse-Cassel, qui vendit le sang de ses sujets à l'Angleterre lors de la guerre d'Amérique, qui épuisa de tout temps son pays, vexa ses sujets, et qui est cependant le seul souverain dont le peuple n'ait pas même essayé de secouer le joug.
Vers la fin du dîner arriva le général Dahvigk. C'est le seul Palatin aimable ou supportable. Ses manières sont un peu guindées, mais il a conservé cette ancienne politesse de la Cour où il passa la plus grande partie de sa vie. Son esprit n'est pas transcendant, mais il n'est pas désagréable en société où il n'a aucune prétention et ne s'occupe que des autres. On dit qu'il entend son métier, c'est dommage qu'il soit Palatin. Sa bravoure personnelle, du moins, est connue par différentes affaires particulières. Il est homme d'honneur, et d'une probité reconnue, avec cela d'une discrétion à toute épreuve, personne ne garde mieux un secret. Habitué à être bien vu des femmes, car il était fort bel homme dans sa jeunesse, il conte encore fleurette et son antique galanterie lui donne un peu de ridicule. Les personnes qui ne le connaissent pas beaucoup le trouvent ennuyeux et gêné. Tu vas t'étonner de ce long portrait mon ami, cet homme est grand-père, il a soixante-trois ans, il est sans conséquence, et c'est mon parent. Je fus bien aise de le voir arriver, car il me parle toujours de toi. Je m'amusai des compliments à perte de vue qu'il fit au major prussien, il y avait vraiment assaut, ils n'avaient pas l'air de finir de si tôt tous deux, si mon père ne se fût levé pour les séparer.
Il y eut conférence après le dîner. Je montai chez Guillaume. Notre leçon d'anglais fut triste, il voulut l'égayer par quelques plaisanteries sur les Français. Ce qui hier m'eût fait rire, parce que j'y suis assez habituée, aujourd'hui me fit pleurer. Quelle bêtise ! Je suis bien enfant.
En retournant chez Rubel, je trouvai du monde et un goûter. C'est d'usage ici, mais je trouve cet usage bien ridicule et bien ennuyeux. Il n'y a pas à s'en dédire, en pareille occurrence il faut rester trois heures campée à une table chargée de tourtes et de bonbons. Enfin nos messieurs arrivèrent, le Général se plaça près de moi et nous causâmes tout le temps de toi. Il aime les Français. Il fit l'éloge du général
d'Hautpoul (9), Beurnonville (10), de beaucoup d'autres que j'ai oubliés. Il me dit que
l'adjudant-général Carat lui avait demandé s'il me connaissait; qu'il avait fait mes éloges. Il ne m'a jamais vue ! Le Carat lui dit ensuite qu'un de leurs généraux m'aimait beaucoup, que je lui avais tourné la tête pendant le séjour qu'il fit à
Bolheim. Mon ami, cela est-il vrai ? Combien j'aimais à entendre cette phrase charmante, combien je me la fis répéter. Mon ami m'aime beaucoup ! Ma mauvaise humeur fut oubliée et de toute la soirée je fus d'une gaieté, d'une folie ! Le général Dalwigk m'assura que tous les officiers de votre armée lui avaient fait vos éloges et comme il avait l'air de ne pas tout dire, je le pressai de s'expliquer. Il me donna sa parole d'honneur que personne ne lui avait parlé de toi en mal et qu'on vous avait souvent loué. Enfin j'appris ce qu'il voulait taire, que tu es fort heureux chez les femmes, fort inconstant, que tu préfères ton métier à toutes les belles dames de l'Europe. Ce n'est donc que cela ! Oh ! je te pardonne tes conquêtes pourvu que j'aie toujours la préférence je ne suis pas le moins du monde jalouse de tes plaisirs, mais je le suis à l'excès de tes sentiments. D'autres femmes peuvent être tes maîtresses, mais Louise doit être seule ton amie. Le général Daiwigk croyant que ma mine allait s'allonger, me répéta que Carat lui avait assuré que je t'avais tourné la tête. Moi, je ne voudrais que la fixer.
La gaieté devint universelle, on arrangea des petits jeux, et voilà toutes nos graves perruques oubliant leur antique décorum, fous comme des enfants. Je finis par m'amuser de ce brouhaha, ma mère elle-même se mit de la partie, mon père, qui d'abord avait envie de gronder, fut entraîné dans le tourbillon et je crois qu'il s'en trouva bien, car il fut embrassé par deux jolies demoiselles. Je me suis fait ici une réputation de pruderie et de petite vieille femme, on ne me fit embrasser personne et j'en fus quitte pour croquignoler mon frère.
Le 25 ventôse. - J'eus une leçon de musique. Le général Dalwigk vint faire visite à ma mère, qui étant occupée à sa toilette me l'amena. Il était déjà tard, le médecin m'ayant trouvé de la fièvre, je ne m'étais point habillée, comptant ne pas sortir. J'étais occupée à relire tes lettres, à regarder ton portrait. A peine eus-je le temps de cacher tout cela. Ma mère me laissa en tête à tête avec le général. J'étais un peu embarrassée de ma figure. Tu me diras qu'un homme de soixante ans est sans conséquence, mais il a encore des prétentions et en vérité, ma mère eût pu se passer de me l'envoyer. Elle ne manque jamais ces occasions-là et m'a souvent embarrassée davantage encore. Après avoir épuisé tous les lieux communs de la vieille galanterie, nous parlâmes de toi. Le général Palmarole (11) lui a dit que tu es fort bel homme. Il est fort lié avec lui et il me paraît que ce général est plus instruit de mes affaires que je ne le voudrais. Dalwigk prétend que Palmarole lui a assuré que tu n'étais point le seul auquel j'ai tourné la tête, mais que tu paraissais le seul heureux. Il lui a dit encore que j'avais la réputation d'être fort aimable, d'avoir de l'esprit, etc., mais de tourner en ridicule et de rouer impitoyablement tous les pauvres diables qui s'y laissent prendre. Cela s'appelle du moins dorer la pilule, il commence par me trouver charmante, pour me dire ensuite des vérités. J'étais tentée de m'impatienter, mais puisque personne n'a jamais dit ou cru que je puisse te jouer des mauvais tours, il m'est assez égal qu'on cause d'ailleurs. Dalwigk me demanda si je comptais t'épouser. Oh ! très fort. Je lui dis bien que si cela ne se pouvait, je resterais chanoinesse toute ma vie. Enfin ma mère arriva. Le général Dalwigk lui demanda si personne ne s'était logé à
Bolheim, elle fit tes éloges. Peu après nous nous séparâmes.
Vous vous étonnerez peut-être que je parle de vous ainsi à tous ceux qui me font des plaisanteries; que j'annonce mes projets à tout le monde; cela me coûte quelquefois, mais je m'en fais la loi. D'abord pour éviter que quelqu'un prenne l'envie de vous remplacer et puis parce que la chose une fois connue de tout le monde, répandue dans tout le public, mon père n'osera guère s'y opposer. Tout homme qui a le sens commun ne demandera pas la main d'une femme qui s'est donnée; les autres partis qu'on pourrait me proposer sont assez désagréables par eux-mêmes pour que le public me pardonne de les refuser; d'ailleurs il s'intéresse presque toujours à une passion que le temps, la constance, les revers, ont pour ainsi dire rendue sacrée. Ce sont là mes raisons. Guillaume m'a souvent grondée de ne point garder ce secret, je ne lui ai pas détaillé les motifs qui m'y déterminent. Mais je ne parlerai de toi avec plaisir qu'aux personnes auxquelles je puis tout dire, et de celles-là, je n'en connais point. Je ne quittai point ma chambre de la journée, je lus Gibbon et plusieurs poètes anglais. Je fis des extraits des pensées de Cicéron; j'aime à les relire, elles m'élèvent l'âme et me prouvent que la vertu n'est point affaire d'opinion, ne varie point avec les hommes; elle est un-sentiment inné, elle seule est immuable. Il y a quelque chose de consolant à cette idée, elle fait oublier l'injustice, la calomnie et cet avilissement ordinaire aux hommes qui rétrécit le coeur et flétrit l'imagination du spectateur. J'ai souvent désespéré de moi-même et des autres; mais Cicéron me raccommode avec le genre humain, il me rappelle que ces êtres si petits et si vils sont ainsi que moi une essence de la divinité. Tout me l'assure le beau. le grand, le vrai, l'honnête, existent, indépendants de nous et des opinions changeantes. Si les exemples en sont rares, si l'envie cherche encore à les atténuer, la faute en est aux mortels aveuglés.
L'après-dîner je lus les gazettes de Francfort à ma mère, il y a un tableau d'organisation de l'armée de Sambre-et-Meuse dans lequel je ne vois ni vous ni Ligniville (12), ni
d'Hautpoul. Ma mère remarqua que tu n'y es point. La pauvre maman parle souvent de toi. Étant enrhumée elle garda la maison avec moi et nous eûmes tout le temps de faire des châteaux en Espagne. Nous descendîmes au salon vers 6 heures. Mon frère y était. Il me dit que-mon père est d'une humeur affreuse.
Collenbach, Horff, Guillaume et plusieurs autres membres des États qui se trouvent ici, formèrent une diète pour le pays de Juliers. Je crois qu'ils n'ont pas voulu donner à mon père tout l'argent qu'il exigeait pour le gouvernement. Enfin, il y a eu du train et surtout de l'humeur. En revanche on est rayonnant d'avoir à régir le pays de Juliers, on aime Hoche à la folie. Guillaume était de mauvaise humeur, rien n'est plus épidémique, du moins pour moi, surtout lorsque je m'attends à une réciprocité de confiance ou de gaieté. II voulut ensuite plaisanter, se remettre sur l'ancien ton, mais nous n'étions plus d'accord. Au fond, j'avais tort, il faut se mettre au-dessus d'un mouvement d'impatience. Quand on annonça mon père, je me retirai et ne reparus plus.
Le 26 ventôse. - Je fus réveillée par ta lettre du 21. Il est inutile de te parler des sentiments qu'elle fit naître dans mon coeur. Tu sais bien que je ne suis occupée que de mon ami. Je répondis tout de suite. J'étais encore malade, je ne sortis point. Toute la journée je ne pensai qu'à ta lettre, au bonheur de te revoir peut-être. La crainte et le désir de te savoir à Elberfeld me donnaient la fièvre tour à tour. Je suis bien enfant ! Guillaume vint me voir, je ne pus lui cacher le plaisir que me donne ton avancement. Je me gardai bien de lui parler
d'Elberfeld.
J'eus une leçon de musique, je lus la dernière Héloïse qui me parut plate et maussade et des lettres de Julie à Ovide qui sont guindées.
Le 30 ventôse. - Mon père commence à regarder Guillaume comme chef de la famille. Il lui a même laissé la régie de ses biens au pays de Juliers. Cette démarche lui coûte un peu cher; Guillaume, qui est là-dessus de même avis que moi, a indemnisé tous les fermiers au lieu de faire indemniser mon père. Il a raison. Ces pauvres gens n'ont-ils pas assez de privations d'ailleurs. Mais puisque mon père lui a laissé ce pouvoir, il peut compter en toutes choses sur une confiance illimitée et désormais son suffrage m'est indispensable. Guillaume m'assure qu'ils ont déjà parlé de notre histoire; mon père dit toujours A la paix, nous verrons. Mais voyez ce que c'est d'être trop sage et trop bonne ! Mon père est fermement convaincu que je suis trop raisonnable, que je calcule trop bien pour faire une sottise ou un coup d'éclat quelconque. Il a raison, mais ce n'est point par respect pour les usages et les convenances; la crainte de donner du chagrin à mon père me retient seule de démarches précipitées et quelquefois je songe que mon ami pourrait un jour regretter de s'être donné à moi. Si j'en était cause, si moi seule avais précipité notre union, quels reproches n'aurais-je point à me faire ? Non, mon bon ami, c'est à toi-même que je sacrifie le vc&u le plus ardent de mon coeur. Guillaume voulait encore me faire mille objections et mille calculs; je le chargeai de dire à mon père que sans doute je ne ferais aucune démarche contre sa volonté, mais que jamais je n'aurais d'autre ami, d'autre amant que toi.
J'assurai bien que cette résolution est irrévocablement prise, ce n'est pas la première fois que j'en fais la confidence, mais je ne puis le déclarer plus solennellement. Mon père peut compter sur ma parole. Aussi longtemps qu'il ne forcera point ma volonté, je respecterai la sienne religieusement. Qu'il me laisse chanoinesse s'il ne veut pas me donner à toi et je ne ferai point d'éclat.
Depuis que tu m'as donné des assurances si douces et si chères, il me semble que je jouis bien plus de nos sentiments. Autrefois il s'y mêlait toujours de la crainte et de l'amertume. A présent la confiance, la sécurité, l'intimité, l'espoir, ajoutent mille nouveaux charmes à l'amour. Je m'y livre bien davantage. Ce soir je passai près d'une heure au coin de mon feu à relire tes lettres, à contempler ton portrait. Combien de baisers il reçut ! Mon ami, tu ne comprendras jamais combien tu es aimé. Mon âme entière n'est qu'un temple de l'amour et ton image est la divinité qu'on y encense. Si tu allais m'aimer moins à mesure que mes sentiments augmentent Guillaume me blâme tant de ne rapporter mon existence qu'à un seul objet ! « S'il vous devient infidèle ? me dit-il aujourd'hui. Je le plaindrai, je le ramènerai à coup sûr, l'amitié effacera les torts de l'amour. S'il vous plante là ? Les sacrifices qu'il m'a faits, les procédés, sa parole, me garantissent le contraire. S'il n'a point de fortune ? On peut vivre de peu et mon père est riche, » Enfin il chercha à me persuader que j'avais pu me tromper en ma haute opinion de tes qualités estimables. Ta réputation et mon coeur, tes actions, tes principes, tout cela n'est donc pas un témoignage sûr ? Nous causâmes encore longtemps. J'en revenais toujours à mes moutons, il promit enfin tout ce que je voulus.
Le soir, on nous berça de bonnes nouvelles. On dit la paix d'empire faite. Ah ! si cela était vrai ! Guillaume m'a déjà assuré qu'en ce cas la continuation de la guerre avec l'empereur ne serait point un obstacle pour nous. Je lus les Biographies de
Spiess. Amour, amour, combien de malheureux tu as fait ! Cette passion ne serait-elle donc vraiment que le fléau de l'humanité ?
Le 1er germinal, 21 mars.- Dalwigk arriva à sept heures du matin. On le dit porteur de nouvelles relatives à la paix. Dans ma folle joie, je fis mille étourderies et ma pauvre maman n'était guère plus sage. J'achevai les Biographies et fis des extraits des pensées de Cicéron, j'eus deux heures de musique, le peintre me donna une dernière séance. En arrivant à la Chancellerie, je trouvai tout le monde dans un vrai délire.On dit que les Autrichiens ont remporté une victoire éclatante en Italie, tué vingt mille hommes, excusez du peu ! et pris Mantoue d'une haleine. Personne ne songeait que Mantoue est à cinquante lieues du prétendu champ de bataille. Comme l'esprit de parti aveugle ! J'admirai en silence.
Le général Dalwigk sortit avec nous en voiture; dans cette même voiture où tes genoux pressaient les miens ! Où nos regards se rencontraient toujours ! J'eus une véritable peine en le voyant prendre justement ta place.
Le soir, en lisant dans mon lit un nouveau tome des Biographies, je réfléchis aux malheurs qu'entraîne une passion violente. Je me demandai si moi aussi, je serais un jour abandonnée et malheureuse. Mes larmes coulèrent, je voyais tout en noir. Oh ! pardonne, mon ami, ce mouvement involontaire. Je sens que tu ne mérites point ces craintes injurieuses; mais je ne serai parfaitement rassurée que dans tes bras, quand le sort cessera de nous persécuter, quand nous serons unis à jamais ! Ou tant de bonheur ne me serait-il point destiné ? Mais non, je le pressens, j'aurai encore longtemps à lutter, enfin nous serons l'un à l'autre, et lorsque je commencerai à me trouver parfaitement heureuse, une mort prématurée m'enlèvera de tes bras. Peut-être est-ce folie, mais j'y crois fermement. C'est là le destin de toute ma famille. Il faut bien le remplir. Je les ai tous vus lutter, et lorsque l'espoir leur offrait ses douces chimères, lorsqu'ils se croyaient près d'arriver au bonheur, une catastrophe terrible et imprévue les arracha à leurs illusions. Peut-être dans des régions plus fortunées trouverons-nous le bonheur qui n'est point fait pour nous ici-bas. Près d'arriver au but de nos voeux, il faut toujours le manquer, il faut toujours combattre pour ne jamais vaincre, toujours poursuivre une chimère qui nous échappe toujours ! La mort sans doute est préférable à une pareille existence, et c'est pourtant là l'histoire de presque tous les malheureux mortels.
Je lus, ce soir, l'histoire de quelques criminels. Grand Dieu, combien une première faute entraîne, quelque légère qu'elle paraisse ! Je reculai d'horreur en songeant à la possibilité d'être un jour (13)...
Mon imagination frappée, en me retraçant mes malheurs, me montrait sans cesse l'abîme ouvert sous mes pas. Je me répétais en vain, qu'à présent du moins, je n'ai rien à me reprocher. Depuis que je te connais, je n'existe que pour mon ami, un sentiment invariable que je n'ai pas trahi un seul instant, fixe ma destinée, et tu connais le passé. Je n'ai donc rien à craindre de ce côté. Quels crimes pourrais-je redouter dans l'avenir qui ne me montre qu'un amour heureux ou une existence isolée dans mon chapitre ? Mais si mon père refusait son consentement, si un sentiment trop violent me forçait à te suivre malgré lui,' où prévoir alors le terme du malheur et du crime ? Si tu m'abandonnais ensuite, quelle destinée ! Et tout cela est pourtant possible. Ne vaut-il pas mieux s'arrêter au bord du précipice ? Ah ! jamais je ne veux me permettre une action blâmable ! Je veux résister même à la violence de mon amour je ne désobéirai point à mon père. C'est à toi seul, mon ami (14),...
c'est une raison de plus pour t'aimer. Ah ! j'ose l'espérer tu me sauveras encore, de moi-même, je te devrai mes vertus ! C'est à toi que je les confie. Je t'ai rendu dès longtemps l'arbitre de mon sort, je te rends encore le dépositaire et l'appui de ma propre faiblesse. Tu n'exigeras de ton amie rien d'insensé, rien de condamnable; elle t'en chérira davantage en te devant repos de sa vie. Mon imagination exaltée me présenta, toute la nuit, le crime et le malheur sous mille formes différentes, et à peine toute ma raison parvint-elle enfin à me montrer que t'ayant fait l'aveu de mes erreurs, je ne dois plus me les reprocher puisque tu as pu me les pardonner et depuis ce temps, je n'ai pas commis la plus légère faute. Il est vrai, j'eus tort de me plaindre de mon père; quelles que puissent être ses démarches, elles devraient m'être sacrées. Je regrette de t'avoir écrit là-dessus, mais en sondant mon coeur, je me surprends à regretter moins la chose même que les suites qu'elle pourrait avoir, et j'en rougis cette crainte-là n'est sûrement que vile et indigne de moi, de toi-même. En te supposant capable de chercher à me nuire, n'en serais-je pas plus coupable ? Au reste, à quoi bon me tourmenter de ces réflexions ? Je n'ai pu, comme tant d'autres femmes, aimer à demi, et prévoir qu'un amant, aujourd'hui adoré, serait demain peut-être mon plus mortel ennemi. Malheur à qui peut conserver encore tant de prudence et de sang-froid au sein de l'amour ! Cette femme-là ne connaît point le sentiment noble et pur qui nous élève au-dessus de nous-mêmes; elle ne connaît à coup sûr que l'intrigue et le libertinage. Je me suis donnée tout entière, je t'ai dévoilé mon âme, et je ne m'en repens pas.
Mon amour ne peut être justifié que par son excès, sa constance et par tes vertus. Vivre pour toi, voilà désormais mon seul devoir mon coeur m'est garant que ce sera aussi mon unique plaisir. Mon ami est trop estimable pour que j'aie jamais lieu de me repentir de cet entier dévouement.
Oh ! la comique aventure. Ce soir les Rubel vinrent causer chez moi vers les six heures. Curieuses comme des pensionnaires, à peine entendirent-elles passer des chevaux au galop, que les voilà à ouvrir les fenêtres, criant de toutes leurs forces « Un général français ! ».Vous jugez si cette exclamation me fit lever de ma chaise. Aussi enfant qu'elles, je me jette à la fenêtre avec des palpitations ! La cavalcade aperçut les jolies Rubel et ralentit sa marche. Dorth (15) s'avisa de saluer d'un air de connaissance et Compère (16) ? devinez ? Oh ! en cent, il nous jeta trois baisers. Au moins, cette fois-ci la pomme n'est pas à la plus belle, il a eu le soin de la partager également. Je voudrais me battre de cette curiosité qui me fit courir, en vraie petite fille, à la croisée. Les exclamations de mes compagnes méritaient bien un petit baiser, mais qu'avais-je à faire là ? A propos d'aventure, qu'est-ce qu'un petit officier maigre, pâle, sec et noir, attaché au général Ney, qui s'avisa de dire à tout Elberfeld qu'il me connaît, que je suis charmante, que tu es fort heureux. On m'a -régalé de ce récit ces jours derniers. Je déclare que je ne me souviens pas d'avoir vu ce monsieur-là !
Un autre, à ce que l'on m'a conté, assurait partout « Si la demoiselle n'est rien moins que jolie, si elle a de petits yeux et un air maussade, sa famille a de la considération et le général aime les choses extraordinaires. Nous autres, nous nous moquons des familles et comprenons les charmes. Il croit l'emporter sur nous en faisant un des meilleurs partis du pays. Elle est bien folle de se croire aimée, il ne l'a prise que faute de prétendre à de plus jolies. » Ce charmant propos si flatteur m'a été rendu par les Rubel qui l'ont d'une femme
d'Elberfeld à qui il fut tenu. Je n'ai jamais pu découvrir le nom de l'officier qui fait ainsi mes honneurs. Il faut convenir que sa logique est bonne.
J'appris aujourd'hui que le général Soult (17) vient à Elberfeld avec trois mille hommes ou plutôt trois mille brigands, dit-on, qu'il commande. Je suis vraiment charmée, enchantée que tu ne viennes pas dans nos environs. Je te crains, je me crains moi-même, je crains mon père, je ferais sûrement une sottise. Mais Championnet (18) est déjà à-Dusseldorf, où es-tu donc, mon ami ?
Le 8 germinal. - Je continuai mes extraits de Cicéron et de Burger (19). J'eus une heure de musique, j'écrivis quelques lettres et je sortis en voiture avec ma mère. En rentrant pour dîner, je trouvai Guillaume que je n'attendais pas de retour si tôt. Ce plaisir pensa me coûter cher. J'ai promis d'écrire toujours la vérité, il m'en coûte cette fois de tenir parole; mais enfin, il faut remplir ses engagements. Je montai chez Guillaume après le dîner comme de coutume, nous lûmes Bürger, nous causâmes de toi, je tirai ton portrait, et voilà Guillaume à détailler tes traits. Là se trouvait la fierté, ici le persiflage, là l'infidélité, ici la force et le courage, etc. On avait dit à dîner beaucoup de mal des Français, on avait parlé mariage ensuite, mon père et mon frère m'avaient plaisantée trop ouvertement peut-être sur l'état de chanoinesse que je parais, disent-ils, vouloir conserver; mon père avait cherché à me piquer en assurant que je m'en repentirais un jour, que les maris sont rares, qu'on n'en trouve pas à choix, etc. et passant assez rapidement de là à la mauvaise conduite de quelques municipalités du pays de Juliers, à la tête desquelles se trouvait son ancien secrétaire.
Il prit occasion de me lancer un trait qui me blessa plus profondément. Tu connais cette histoire tu sais que je ne fus point coupable une imagination exaltée, quelques vers, voilà tous mes torts; à douze ans, connaît-on la valeur des mots ! Peut-on se surveiller soi-même lorsqu'on ignore et le mal et le bien; n'est-ce pas à d'autres à nous tracer le chemin qu'il faut suivre ? A qui donc la faute de mes erreurs ? Je fus infiniment sensible à ce propos de mon père; il s'obstina, malgré sa conviction intérieure, à me croire coupable, parce qu'il sait bien que le moyen le plus sûr pour détrôner un amour honnête et vertueux est de m'avilir à mes propres yeux (20). Il voudrait me persuader que je fus trop légère pour pouvoir être heureuse par la constance. Mon coeur est d'un autre avis, et l'opulence, l'éclat, la considération, tous les avantages qu'on voudrait me faire entrevoir dans un parti de convenance, ne valent certainement pas une heure passée avec mon ami. Guillaume prit occasion du chagrin que tout cela m'avait donné, pour m'en parler encore. Un certain comte
Gallen, en Westphalie, immensément riche, cherche à se marier. On aurait voulu arranger cela pour moi. Mon frère chercha à me prouver que le plaisir est indépendant de l'amour, qu'une fois établie, il ne dépendait que de moi d'avoir des aventures, que l'amour ne gît que dans l'imagination. Mon Dieu, que l'esprit est bête quand il se mêle du coeur ! Les raisonnements et les sophismes peuvent bien éblouir un instant, mais le sentiment, plus vrai, plus permanent, ne peut être trompé. Ces deux genres sont absolument différents. A force de me parler raison, il parvint enfin à me faire avouer que mon amour pourrait bien être une folie; mais je lui contai toutes mes aventures avec toi pour lui prouver que cette folie même est à présent devenue vertu, et si bien liée à mon existence que le sort de ma vie entière en dépend. Comme les raisonnements ne servaient de rien, il voulut me prouver d'une autre manière, que le plaisir se trouve partout; mais je fondis en larmes, et je quittai cette chambre qui avait pensé m'être funeste, en jurant de n'y plus rentrer.
Cette aventure me fait beaucoup de peine, elle m'humilie. Mon frère peut avoir raison, mais ce n'est pas avec moi. La nature ne me fit point insensible, ma fidélité n'est sûrement pas la suite et l'effet d'un de ces tempéraments de glace qui rendent les femmes sages parce que le plaisir n'a point d'attraits pour elles. Dois-je les plaindre ou envier leur sort ?
L'Amour sait si dans tes bras je trouve des charmes à la Volupté ! Mais partout ailleurs cette image ne s'offre à mon imagination que sous les traits de la honte et du dégoût. Les jouissances du coeur sont les seules véritables, je plains l'être qui n'en est pas convaincu. Guillaume, qui trouve en tout une raison de plus de me marier promptement, resta cette fois bien persuadé que toute logique et toute séduction sont inutiles pour m'arracher à toi. On peut surprendre un instant mon esprit, mais mon coeur ne se trompe jamais.
Le 9 germinal. - A dix heures du soir je reçus une lettre de Robens qui me mande ton arrivée et me fait tes éloges. Comment exprimer le trouble qui s'empara de moi en apprenant que tu vas habiter mon appartement. Quel effet cela produira-t-il sur mon père ? II m'envoya cette lettre lui-même, pour éviter tout soupçon, je redescendis. Je le trouvai d'une humeur charmante; mais il ne dit pas un mot qui eût rapport à cette nouvelle qui m'intéressait tant. Robens l'a écrit à mon père pourtant. En me couchant je trouvai un paquet de St. Que cette bague est charmante ! Que ta lettre est tendre ! Je passai de l'humeur la plus noire au délire de l'imagination, je suivais tes pas, j'épiais tes démarches, je te voyais aller et causer et écrire dans mon appartement ! 1 Je me couchai dans une agitation violente. Je m'occupai toute la nuit de ton séjour à Dusseldorff sans songer que tu en es déjà parti.
Le 11 germinal. - J'eus une leçon de clavecin. Je trouvai la Chancellerie en agitations et en craintes. Pfeil a averti mon père hier au soir que le général Hoche veut faire enlever ses papiers et lui-même; qu'il a destitué la magistrature de Duren pour avoir reçu des ordres de mon père. Il est singulier de promettre et de ne point tenir. Je n'y comprends rien. Il y a là un dessous de carte que j'ignore. Le Major prussien chez qui on envoya pour solliciter quelque sûreté, est à Cologne. Cela inquiéta encore davantage. Après la proclamation du général en chef, après celle de mon père, que Hoche a lue et approuvée, comment peut-on en vouloir à sa personne, dans la ligne de démarcation ? Je voudrais te demander le mot de cette énigme et je n'ose. Ton arrivée à Dusseldorff au même instant ou à peu près, a déjà fait soupçonner que l'amour se cachait sous le voile de la politique. J'ai fait serment qu'il n'en est point ainsi je te crois trop sage pour faire un esclandre; d'ailleurs si tu voulais à toute force me voir à Dusseldorff il y a pour cela des moyens moins violents. J'ai donc assuré de mon mieux que ni toi ni
moi ne nous occupons des soi-disant grands intérêts du très petit pays de Berg; nous ne sommes plus enfants ni l'un ni l'autre, chez nous la montagne n'enfante plus la souris. Quelle singulière idée pourtant ! Aussi n'a-t-elle pas duré. J'en ai fait apercevoir le ridicule.
Le 12 germinal. - Mimi Rubel et sa soeur aînée vinrent m'avertir en secret que leur mère a découvert que je porte toujours ton portrait dans mon sein; elle a glosé là-dessus à déjeuner en présence
d'Ark et de la famille. Peu m'importe ! Ton portrait ne délogera pas pour cela. Mais si elle l'a vu, d'autres pourront s'en apercevoir; quitte à fermer mon fichu davantage. Et puis la jalousie lui fait donner plus d'attention à ma personne. Cela me rassure. Il y a deux ou trois mois que ses filles vinrent me prier de ne plus parler à Ark et de ne point prendre mauvais s'il ne s'occupait plus de moi à l'avenir; cette pauvre madame Rubel s'était mis en tête qu'il est amoureux. Pour la rassurer j'ai prié ses filles de lui conter mon histoire et depuis ce temps j'évite Ark partout. Quel ridicule ! Et cela me vaut encore quelquefois des scènes désagréables avec cette petite femme si absolue et si vive. Mais j'ai un grand fond de philosophie là-dessus et comme jamais je n'ai songé à
Ark, j'ai la conscience fort en repos. C'est une sotte chose que la jalousie. Parce qu'il m'a trouvé de l'esprit, elle le croit amoureux ! Mon ami, je ne serai jamais jalouse. Ce médaillon doit donc bien la rassurer ! Pour peu que j'en trouve l'occasion, je le lui montrerai pour la mettre tout à fait à son aise.
Après le dîner mon père conta à ma mère qu'on avait du l'enlever, et tous à se récrier de plus belle ! Il est vrai que le tour n'est pas joli. Le grand secret n'étant plus attaché à cette nouvelle, je ne pus m'empêcher de t'en écrire, au risque de me brouiller à jamais avec ma famille si l'on pouvait s'en douter. Le
Cr. Fuchsius fut envoyé en négociation à Dusseldorff, le gros major Schartz arriva. Si c'est pour défendre mon père avec ses dragons, il faut convenir qu'on a bien choisi. Si vous ne respectez pas le mérite de la troupe palatine, vous admirerez pourtant la circonférence du commandant. Ce maudit homme conta l'aventure des coucous qui imposèrent silence à madame de Sond au concert. On répondit que les Français sont des polissons. Il dit tout le mal possible des Français en quartier à
Dusseldorff, mais il assura que le général Championnet se donnait beaucoup de peine pour rétablir l'ordre. Que je suis donc charmée que ta division ne soit pas dans ces environs ! De l'humeur dont on. est ici, si une maison brûle, ce sont les Français qui y ont mis le feu, si une vieille femme se casse le nez, à vous la faute; on vous imputerait volontiers l'orage, la pluie et le mauvais temps. Et toute la journée j'entends ces sots propos ! Ils me mettent à la torture mais je n'ouvre pas la bouche. Jusques à quand cela doit-il encore durer ! Je n'en puis plus. Tout le monde s'accorde à dire du mal de madame Soult (21). Pour elle je crois qu'on a raison; elle fait des réquisitions, elle vexe les pauvres paysans, elle est arrogante et dissolue. Ses nègres et un ordonnance font beaucoup causer, mais s'ensuit-il de là qu'on ne peut être honnête après avoir épousé un républicain ? Et voilà pourtant les conséquences qu'on en tire et dont on voudrait me convaincre. Heureusement il arriva Meister Peter qui ne tarit pas sur tes éloges. Il a répété à mon père que tu as sauvé son château, que tu as engagé les généraux à n'y loger personne ou peu de monde après ton départ, que tu as fait emballer les meubles, que tu y étais fort mal sans témoigner de mécontentement. Ta discrétion fut vantée par-dessus toute chose, il ajouta que tu n'avais exigé que de loger dans mon appartement. Que je t'en sais gré ! Mon père convint qu'il te doit de la reconnaissance, que tes procédés sont vraiment généreux et j'eus le plaisir de voir qu'il te distingue singulièrement de tes compatriotes qu'il n'aime guère. Tu fais classe à part dans son esprit. Ce charmant Meister Peter est venu bien à propos. A ma mère il parla de tes chevaux, de ta magnificence, de ta suite et ma mère applaudissait et elle te louait à sa manière. J'ai trouvé dans tous tes procédés que tu songes vraiment à te rendre cher à ma famille. Juge si j'en suis reconnaissante ! Oh mon ami ! Et nous ne serions pas heureux ? Et je ne pourrais un jour m'acquitter envers toi en veillant sur le repos de ta vie, sur ton bonheur ? Ah ! non, non. Périssent plutôt et ma fortune et mes espérances, mes liaisons. Je me dois tout entière à mon ami.
(A suivre.)
LOUISE DE HOMPESCH
(1) Robens, familier des Hompesch. Il sera souvent question de lui ensuite.
(2) M. d'OberndorfI, qui prétendait à la main de Louise.
(3) L'Empire germanique.
(4) Rubel, autre familier des Hompesch. La fille, Mimi, servira la liaison de Louise et du général.
(5) Rhur.
(6) Ce portrait était destiné au général.
(7) Klein, alors qu'il appartenait aux Gardes de la Porte du Roi, avait ajouté à son nom celui de
Bettling, petite terre que son père avait possédée en Lorraine. Sans doute s'agit-il de cette appellation.
(8) Nom raturé.
(9) Le général d'Hautpoul (1754-1807) entré au service en 1777, fit les campagnes de la Révolution. En 1794, il fut exclu de l'armée comme aristocrate, mais ses soldats exigèrent et obtinrent son maintien. Blessé à la bataille
d'Altenkirchen en 1796, il fut nommé général de division la même année. II fut blessé mortellement à la bataille d'Eylau.
(10) Beurnonville (1752-1821) était colonel à la Révolution, servit à Valmy et à Jemmapes. Après un passage au ministère de la Guerre sous la Convention, il retourna aux armées. Livré par Dumouriez aux Autrichiens, il fut échangé contre la fille de Louis
XVI. En 1796, il était général en chef de l'armée de Sambre-et-Meuse.
(11) Le général de Palmarole (1755-1816), attaché à la division Championnet dans l'armée de Sambre-et-Meuse en 1795, venait d'être nomme à la division
d'Hautpoul en avril 1795.
(12) Le général de Ligniville (1760-1813), entré aux Gardes du Corps du Roi en 1774, fit les campagnes de la Révolution avec le grade de lieutenant général, dut néanmoins comparaître comme suspect devant le tribunal de la Révolution en 1793. Remis en activité par le Directoire en qualité de général de division à l'armée de
Sambre-et-Meuse, il prit sa retraite peu après et eut sous l'Empire une carrière administrative.
(13) et
(14) Passages raturés et rendus illisibles
(15) M. de Dorth, notable rhénan en liaison avec l'armée française.
(16) Le général Compère, né en 1768, mort sous la Restauration, venait d'être nommé à l'armée de Sambre-et-Meuse en mars 1797. Il subit successivement au cours de sa carrière l'amputation d'un bras et d'une jambe.
(17) Le générât Soult (1769-1851), plus tard maréchal de l'Empire et duc de Dalmatie, avait été nommé en 1794 à ]a tête d'une brigade par les représentants du peuple. Il servit ensuite à l'armée de Sainbre-et-Meuse et a écrit dans ses mémoires qu'il connut là ses meilleurs soldats.
(18) Le général Championnet (1762-1800) avait pris Juliers et Cologne en 1794 et commandait par intérim, en 1797, l'armée de
Sambre-et-Meuse, sous les ordres supérieurs de Moreau.
(19) Poète allemand (1748-1794), auteur de célèbres ballades, connu également pour sa vie amoureuse.
(20). Tout le passage est soigneusement raturé.
(21) Soult avait épousé une Allemande qui mourut âgée de quatre-vingt-deux ans en 1852.
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