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«  Le voisin ira sur l'âne »

Une étrange coutume lorraine du XVIIIème pour non assistance à homme battu par sa femme...


Bulletin de la Société philomatique vosgienne
1880-1881

UNE COUTUME DU CARNAVAL EN LORRAINE

Parmi les usages qui se pratiquaient en Lorraine à certaines époques de l'année, il en est un qui me semble avoir, si l'on peut s'exprimer ainsi, joué un rôle plus important que les autres, et qu'on trouve mentionné dans des documents officiels; il consistait à promener sur un âne, un cheval ou un boeuf, le dos tourné à la tête de l'animal, tout. individu sensé avoir laissé son voisin recevoir de sa femme une de ces corrections dont la distribution paraît être le privilège du sexe le plus fort. Le voisin du battu répondait donc à la société de l'atteinte portée à l'honneur marital: c'était une espèce d'assurance mutuelle entre les hommes mariés.
Quelle est l'origine de cet usage ? C'est ce qu'on ignore complètement, et il serait également difficile d'indiquer à quelle époque il commença à être en vigueur pour la première fois. Ce qui est certain, c'est qu'il s'exerçait au siècle dernier, non seulement dans plusieurs villes de Lorraine, notamment à Saint-Mihiel et à Saint-Dié, mais encore dans de simples villages.
Le premier document qui constate l'existence de cette singulière coutume, est un arrêt de la Cour souveraine, du 21 mars 1718, dont le préambule mérite d'être cité textuellement. Il est ainsi conçu:
Veu par la Cour la requête présentée par le Procureur Général, expositive qu'il est informé qu'il s'est introduit depuis quelques années, dans la ville de Saint-Mihiel, un usage de faire promener et conduire par les ruës, le Mardy-gras de chaque année par les Garçons ou Bourgeois de la Ville, un boeuf sur lequel ils font asseoir un ou plusieurs bourgeois de la même ville, chargez, à ce qu'ils prétendent, d'avoir laissé battre son voisin par sa femme, et en punition de cette négligence; pour témoignage de laquelle on lui met sur les épaules des écriteaux devant et derrière portant désignation de cette peine et du fait qui y a donné lieu. Cette cérémonie ridicule et extravagante est accompagnée ou suivie de toute la populace, avec des cris et des huées scandaleuses, d'autant plus grandes que souvent le peuple se donne la liberté de faire des applications personnelles du sujet qui a donné lieu à cette conduite, à des familles de considération, auxquelles on impose (impute) des faits qui rejaillisent sur la réputation et qui peuvent être fabuleux et inventéz : Que le Mardy-gras dernier, cette conduite s'est faite avec plus de licence encore que les années précédentes, et si elle était tolérée plus longtemps, il y a lieu de croire que le désordre s'en augmenterait chaque année. Et comme cette coutume qui s'établit insensiblement est non seulement abusive, indécente et contre les bonnes moeurs; qu'elle ne peut aboutir qu'à des yvrogneries, des querelles et des dissolutions; mais encore qu'elle peut exciter la juste indignation des Familles qui se trouvaient impliquées dans les contes populaires qu'on y fait, et qui grossissent de bouche en bouche à mesure qu'ils se répandent, et par là donner lieu à des ressentiments qui pourraient avoir des suites fâcheuses; le Remontrant a intérêt, par le devoir de sa charge, de requérir la Cour d'interposer son autorité pour faire cesser ces désordres et ces causes...

La Cour, sur les conclusions conformes du procureur général rendit un arrêt portant:
Qu'elle a fait très-expresses inhibitions et défenses à tous Bourgeois et Manaus, habitants de la ville de Saint-Mihiel, de conduire et faire promener à l'avenir par les ruës de la dite ville, le Mardy-gras ou autres jours de l'année, sous quelque prétexte que ce soit, un boeuf qu'ils avoient coutume de faire promener ledit jour par les Garçons ou Bourgeois, et sur lequel ils faisoient assoir un ou plusieurs bourgeois, à peine de cinq cents francs d'amende contre chacun de ceux qui conduiront ledit boeuf et contre celui qui le prêtera pour le même usage, applicables moitié au domaine de S.A.R., moitié à la maison de charité de la ditte ville de Saint-Mihiel. Enjoint aux officiers de police d'y tenir la main, à peine d'en répondre en leur pur et privé nom (1).

Il est probable que la sévérité de la Cour souveraine mit fin pour toujours aux scandales dont Saint-Mihiel était depuis quelques années le théâtre; mais son arrêt n'ayant pas une application générale, le même usage continua à se pratiquer, quoique sous une forme différente, dans la ville de Saint-Dié. Là, au lieu d'un boeuf, c'était un âne qu'on choisissait pour y faire monter le malheureux qui avait négligé de donner main-forte à son voisin lors de ses querelles conjugales. Un individu ayant refusé de se prêter à cette burlesque cérémonie ne perdit rien des assauts qui lui étaient réservés; le peuple et l'âne firent une longue station devant sa porte. sans que la police pût s'y opposer. Le ministère public informa contre les meneurs et les fit condamner à l'amende; ceux-ci en appelèrent à l'usage et à la Cour souveraine. Mais cette dernière, loin de faire droit à leur requête, rendit le 9 janvier 1755 l'arrêt suivant, qui dut mettre un terme à la promenade à l'âne à Saint-Dié, comme l'arrêt de 1718 avait mis un terme à celle du boeuf à Saint-Mihiel. Voici le texte de cet arrêt, qui se trouve en minute dans les registres de la Cour souveraine (2) :
Vu par la Cour la procédure extraordinaire instruite à la Requête du Substitut du Procureur Général au Bailliage Royal de Saint-Diez, à l'encontre de Charles Glaudel, Marchand Boucher de la même ville, accusé, appelant d'une sentence renduë audit siège le 31 juillet dernier, par laquelle il est dit qu'il résulte preuve suffisante, tant par les informations que par les aveux du dit Charles Glaudel et ses interrogatoires, que ledit Charles Glaudel accusé, a, le Lundi 15 dudit mois, vers les dix à onze heures du matin, fait conduire un âne bâté au-devant de la maison d'Alexis Voirin, interpellé ledit Alexis Voirin de se mettre dessus à l'effet d'être conduit par les ruës de la ville de St. Diez pour n'avoir prêté secours à François Simon, son voisin, et avoir souffert que sa femme l'ait battu le jour précédent; ce qui a attiré les cris et huées des Bourgeois et enfans assemblés pour la nouveauté du cas; et sur le refus dudit Voirin, laissé cet âne attaché au-devant de la maison près d'un quart d'heure; ce qui n'a que mieux informé le public de l'usage scandaleux auquel il étoit destiné: ce qui est un abus expressément condamné par Arrêt de la Cour, du 21 mars 1718. Pourquoi, et cependant, attendu que le projet dudit Charles Glaudel n'a pas eu son entière exécution, on l'a condamné à dix francs d'amende, moitié applicable à la bourse de la charité de la ville de Saint-Diez et aux dépens, sauf son recours contre qui il avisera bon être et défenses au contraire; il lui est fait défenses, et à tous autres, de faire pareil scandale, sous les peines portées par ledit Arrêt, à l'effet de quoi la présente sentence sera lûë, publiée à son de tambour et affichée en la place publique de la ville de Saint-Diez à ce que personne n'en prétende cause d'ignorance.
Conclusions du Procureur Général.
Ouï le sieur Lefebvre, conseiller, en son rapport; tout considéré:
La Cour, dit qu'il a été mal jugé, bien appelé, émandant, a condamné Joseph Bondidier, Joseph Voinier, Charles Glaudel, Jean Schelte et Nicolas Cornette chacun en cinq francs d'amende, applicable, moitié au Domaine de Sa Majesté, moitié à l'hôpital de Saint-Diez et aux dépens de première Instance, qu'elle a modéré à 25 francs Barrois, et à ceux d'appel, payables par cinquième entre eux et solidairement; a déclaré son Arrêt du 21 mars 1718, rendu pour la ville de Saint-Mihiel, commun dans tous les Etats du Roy; à l'effet de quoi il sera de nouveau, ensemble le présent Arrêt, à la diligence du Procureur Général, lû à la première Audience publique de la Cour et envoyé dans tous les Bailliages, Prévôtés et Hôtels-de-ville de son ressort, pour y être pareillement lû, publié et registré, à la diligence des Substituts du dit Procureur Général.
Fait et jugé à Nancy en la Cour, Chambre des Enquêtes, le 9 janvier 1755.
Signe: Du ROUVROIS, F. LACROIX.


Malgré ce second arrêt, qui déclarait celui de 1718 «  commun dans tous les états du roi, » la coutume que la Cour souveraine voulait abolir fut loin de disparaître, et, dès l'année suivante, on la voit se pratiquer bruyamment dans le village de Flavigny, c'est-à-dire à quelques lieues de la capitale et, si on osait se servir de ce terme, presque à la barbe des magistrats.
Un dossier de pièces se trouvant aux archives de Nancy retrace dans les plus grands détails, toutes les scènes, à la fois burlesques et sanglantes, qui accompagnèrent cette manifestation. La première de ces pièces est la requête du procureur d'office, commis au juge-garde des terres et seigneuries de Flavigny; elle porte:
Qu'il vient d'apprendre qu'il s'est introduit depuis quelques années, dans ce lieu, un usage de faire conduire et promener dans les rues le Mardy-gras de chaque année par certains garçons et habitants du village, un boeuf sur lequel ils font monter un homme du lieu, pour avoir, à ce qu'ils prétendent, laissé battre son voisin par sa femme. Que le Mardy-gras dernier et le lendemain, jour des Cendres, sur les neuf à dix heures du soir, certains habitants de la communauté, suivis d'une quantité d'enfants, conduisoient un homme monté sur un boeuf, dont il tenoit la queue en main pour bride, une partie des assistants ayant des flambeaux, accompagnés de trompettes et violons, avec grand bruit et acclamations, allèrent depuis le haut de la grande rue jusqu'au pont, et de là étant revenus allèrent chez un autre particulier pour le monter sur ce boeuf et luy faire faire le même tour. Mais ce particulier n'ayant voulu correspondre à leur extravagance, auroient cassé les vitres de sa maison et l'auraient maltraité, même à coups d'épée. Comme cette conduite indécente, scandaleuse et contre les bonnes moeurs, ne peut provenir que par une suite d'yvrogneries, le Remontrant est nécessité d'en découvrir les auteurs et faire supprimer un tel scandale, déjà condamné par arrêt de la Cour souveraine du 21 mars 1718.
A ces causes requiert votre jour, lieu et heure pour informer des faits, tant du Mardy que du Mercredy, circonstances et dépendances; en conséquence permettre d'assigner tous témoins nécessaires, pour lesdites informations faites et communiquées être prises telles conclusions que de droit.
Conformément à cette requête, le sieur Dominique Félix, avocat au parlement, bailli au siége bailliager au comté de Guize (Neuviller)-sur-Moselle, juge-garde des terres et seigneuries de Flavigny, ordonna la comparution par devant lui d'un certain nombre d'individus, hommes et femmes, prévenus d'avoir pris part aux actes dénoncés par le procureur d'office.
On n'a pas les interrogatoires des accusés, mais seulement les dépositions des témoins dont voici quelques extraits; on croirait, en les lisant, assister à une véritable scène de police correctionnelle :
Information faite par nous Joseph Dominique Félix, avocat en la Cour, bailly au siége bailliager du comté de Guize, y résidant, et juge et gruyer des terres et seigneuries de Flavigny, à la requête du procureur d'office commis pour l'absence de l'ordinaire, ezdites terres et seigneuries, à l'encontre de certains habitants et garçons des dits lieux de Flavigny, accusés d'avoir promené et conduit par les rues les Mardy-gras et Mercredy des Cendres derniers, un boeuf sur lequel ils ont fait monter un homme du lieu pour avoir, à ce qu'ils prétendent, laissé battre son voisin par sa femme; à laquelle (information) avons, en exécution de notre ordonnance du 8 de ce mois, procédé comme s'en suit, en présence de notre grefffer commis, pour l'empêchement de l'ordinaire, soussigné, duquel nous avons pris et reçu le serment au cas requis,
Du 15 mars 1756, neuf heures du matin, en la chambre du conseil.
Noël Clément, maitre boulanger, demeurant à Flavigny, âgé de 68 ans, lequel après serment de dire la vérité... a dit et déposé... que, le Mardy gras et le Mercredy des Cendres derniers, il a vu passer, environ huit heures du soir, devant chez luy, un boeuf conduit par différentes personnes, n'ayant pu distinguer depuis sa porte, sur laquelle il étoit, qui c'était, il s'aperçut seulement, le jour du Mardy-gras que ce boeuf était monté par François Vermandé, le jeune; et pour le Mercredy des Cendres, il n'a pas pu distinguer qui c'était; il a seulement ouï dire que c'étoit Claude Collignonqui étoit monté sur ledit boeuf. ..
Anne Colin, femme à Joseph Munier, boucher, demeurant à Flavigny, âgée de 40 ans..., a dit et déposé... que, le jour du Mardygras dernier, elle a vu passer devant chez elle un boeuf monté par François Vermandé, qui avait le dos à la tête de ce même boeuf, qui en tenoit la queue pour luy servir de bride, soutenue par différents habitants de ce lieu qu'elle n'a pas connus, avec des fourches sous les bras, suivis d'un grand nombre de personnes et d'enfants, dont plusieurs portaient des écorces de chênes qui leur servaient de flambeaux, et Marie Picard, fille du pâtre de ce lieu, qui les accornpagnoit avec une corne dans laquelle elle cornoit pour avertir le public de cette scène: Et quant au Mercredy des Cendres, la déposante a aussi vu passer un autre boeuf appartenant à François Simonin, laboureur de ce lieu, qui le conduisait monté par Collignon, qui avait aussi le dos tourné à la tête, tenant la queue de ce boeuf pour luy servir de bride, accompagné d'un grand nombre de personnes et d'enfants; de Joseph Carré, de Charles Jeanmaire et d'Adrian, un Flamant, résidant à Flavigny, qui portoient des écorces allumées pour flambeaux, environ les huit heures du soir de chaque jour. Elle qui dépose vit aussi, ce jour là, Joseph Drian, garçon tailleur, qui précédait ce boeuf avec un violon dont il jouoit, avec ladite Marie Picard, qui donnoit aussi de sa corne comme la veille, jour du Mardy-gras; accompagné aussi de Pierre Guérin qui avoit attaché au bout d'un bâton une bayonnette, pour escorter la compagnie. Et après avoir promené ce boeuf dans les rues, revenant du pont, s'arrêtèrent devant chez Me Henry, procureur en ce lieu, qui leur donna un coup à boire; et de là vinrent chez Landry boire aussy devant la porte, le boeuf monté alors par Joseph Ferry de la même manière que les précédents; et de là retournèrent chez Léopold Dècle, ne sachant ce qu'ils y alloient faire que lorsque le bruit se répandit que cet Adrian Flamant étoit tué. La déposante y courut, et effectivement, étant arrivée chez Dècle, elle y vit ce Flamant dans le poële étendu sans connoissance; elle dit à des coquetiers qui se trouvèrent là et qui tenoient cette homme par les cheveux, pourquoy ils le battoient ainsy. Ils le quittèrent et se retournèrent vers elle. A l'instant Joseph Ferry se saisit du même Flamant et l'emporta à la porte où il reprit connaissance. Dans le même moment, elle vit une chaise en l'air soutenue par l'un de ces coquetiers pour (la) luy ravaler sur la tête, qu'elle détourna avec ses mains; et, de suite, fit ce qu'elle put pour empêcher un nommé Arnould, autre Flamant avec Landry le père et le fils, ce dernier muny de la bayonnette que Guérin portoit, d'entrer chez DècIe pour se venger des coups que l'on avoit donné à Adrian; aprés les avoir fait reculer dans la rue, excepté Landry fils, qui y entra avec sa bayonnette; ne sachant ce qu'il y fit parce qu'elle ferma la porte à son frère et à Arnould, qui s'en retournèrent, à ce qu'elle croit, chez eux.....
Joseph Drian, garçon tailleur d'habits, demeurant à Flavigny, âgé d'environ 19 ans... a dit et déposé... que, le Mercredy des Cendres dernier, Pierre Guérin vint trouver le déposant chez Laurent Manicot, son beau-frère, et luy dit de prendre son violon pour l'accompagner; l'ayant fait, il le conduisit devant chez Charles Jeanmaire où François Simon amena un boeuf sur lequel Collignon pour les amuser, monta, et ledit Simonin, avec le fils de Landry, appelé Denis, le. menèrent jusque vers le paquis, où étant, ils se saisirent d'Hubert Parisse et l'élevèrent sur ledit boeuf, le dos tourné vers la tête, et continuèrent à le promener allant vers le pont, accompagnés de Pierre Guérin qui avoit un bâton au bout duquel étoit attachée une bayonnette, sa femme avec un poëlon sur lequel elle touchait pour faire du bruit, la servante de Charles Jeanmaire, aussi avec un poêlon, qui faisoit carillon, Marie Picard, avec une corne dans laquelle elle cornoit; Joseph Carré et Charles Jeanmaire, qui portoient des écorces de chêne allumées pour servir de flambeaux, avec le nommé Adrian Flamant; étant parvenus chez Rehelle boulanger, ils se saisirent de Joseph Ferry qui les suivoit de loin, et le mirent à la place d'Hubert Parisse, de la même façon qu'il y étoit, et l'y firent prendre la queue pour luy servir de bride et le menèrent ausy jusque devant chez Dominique Landry, où le déposant et les autres personnes l'accompagnèrent, de même qu'une infinité d'autres personnes et d'enfants avec grand bruit et grandes acclamations, où il descendit; et de là Ferry et quelqu'autre de la compagnie, comme les deux Landry et Guérin dirent qu'il falloit aller prendre Dècle pour le mettre sur le boeuf, y ayant couru, Simonin le suivit avec son boeuf; étant arrivés devant sa porte où le déposant les suivit, Charles Bertrand, soldat au régiment du Roy, qui les avait accompagnés depuis le paquis, se présenta à la porte le premier pour entrer; la femme de Dècle voulut luy fermer la porte au nez en luy disant de se retirer, sinon qu'elle luy donneroit du pied au cul; ce soldat fit résistance et entra, parce qu'il étoit fâché d'avoir reçu de l'eau de la part de Dècle, à ce que l'on a dit au déposant. Plusieurs de ceux qui les accompagnoient s'étant apperçus qu'il pouvoit arriver du bruit, s'en retournèrent chez eux surtout Simonin, Guérin et sa femme et Collignon, qui n'étoient pas même venus chez Dècle. Luy qui dépose ayant ouy du bruit chez ledit Dècle, y entra par curiosité, et étant parvenu au poële il vit Denis Landry qui se battoit à coups de poing avec un étranger qui parut être au déposant un coquetier; ce qui luy fit prendre le parti de s'en retourner chez son frère.....
Du 16 mars 1756, neuf heures du matin, par continuation en la chambre du conseil...
François Euriet, fils de Nicolas Euriet, charretier, demeurant à Flavigny, âgé d'environ 18 ans, lequel. .. a dit et déposé... que le jour du Mardy gras dernier, environ les huit heures du soir, Marie Picard corna avec sa corne le long de la grande rue de Flavigny, étant parvenue au-devant de chez Collignon, où elle trouva un boeuf appartenant à François Vermandé l'ainé, conduit par Charles Martin accompagné de Collignon, dudit François Vermandé le jeune, de Joseph Carré et d'Antoine Louis, qui avaient, ces deux derniers, des écorces de chêne allumées pour leur servir de flambeaux; s'étant arrêtés, se saisirent de François Vermandé le jeune, qu'ils mirent sur ce boeuf le dos tourné vers la tète, luy firent tenir la queue pour servir de bride, et dans cet équipage, précédé de ladite Marie Picard qui cornait de toutes ses forces pour avertir le public, firent le tour de Flavigny, suivis d'un grand nombre de personnes, avec grand bruit et grandes acclamations, passant devant chez Claude Hubert à la ville haute, ils y furent prendre Pierre Guérin, son gendre, et le mirent à la place dudit Vermandé le jeune, de la même façon qu'il étoit et le ramenèrent ainsy à la ville basse jusque devant chez Léopold Dècle, pour le prendre et le mettre à la place du dit Guérin. N'ayant voulu ouvrir ils se retirèrent et la scène se finit; et le lendemain, jour des Cendres, environ les huit heures du soir, il s'alluma par Charles Jeanmaire un feu au-devant de sa maison, autour duquel s'assemblèrent plusieurs personnes, entre autres Collignon, qui s'était passé le corps dans une hotte sans fond, ayant devant lui la ressemblance d'une femme qui semblait le porter; Joseph Carré, Adrian le Flamand, Pierre Guérin avec un bâton au bout duquel il avait attaché une bayonnette, François Bray; et dans l'instant arriva François Simonin qui conduisait un de ses boeufs avec Denis Landry, sur lequel Collignon monta pour amuser l'assemblée, et afin de pouvoir faire donner dans le piége Joseph Ferry, qu'ils vouloient y mettre comme ceux de la veille; s'étant enfermé chez luy, n'ayant voulu sortir, quoique Joseph Carré l'ait fort pressé de ce faire; ce qui les obligea à marcher ainsy jusqu'au paquis, précédés par Joseph Drian, joueur de violon, de Marie Picard avec sa corne, la femme de Pierre Guérin, celle de François Braye et la servante de Charles Jeanmaire, avec chacun un poëlon sur lequel elles faisoient carillon et grand bruit pour avertir le public. Etant parvenus au paquis jusque devant chez Hubert Parisse, qui se trouva sur sa porte, le saisirent et le mirent sur le boeuf le dos tourné à la tête, et le conduisirent ainsy jusque devant chez le sieur Dieudonné, où ils s'aperçurent que Joseph Ferry suivait de loin, qu'ils enveloppèrent et apportèrent sur le boeuf, le dos à la tête et luy donnèrent la queue pour bride; le ramenèrent ainsy jusque devant chez Landry, où il fut décidé par Carré et autres qu'il falloit aller prendre Dècle pour le mettre à la place de Ferry; et étant entrés chez ledit Dècle il refusa la partie; et ayant voulu le forcer à sortir il se prit au collet avec Bertrand, soldat au régiment du Roy et Denis Landry. Le premier voulant tirer son épée, ils la luy arrachèrent et la donnèrent à un petit drôle pour la porter chez son père. La querelle s'étant toujours plus animée entre lesdits Bertrand Landry père et fils et ledit Dècle et les coquetiers qui étaient chez lui, qui prirent son parti; ce que les habitants présents ayant vu, se retirèrent sans s'être mêlés de la querelle, qui, aprés avoir duré quelque temps Denis Landry sortit, amassa une pierre avec laquelle il cassa les fenêtres. Luy qui dépose ajoute que Laurent Manicot était aussy de l'assemblée, avec un sabre sous le bras pour l'escorter et Joseph Vermandé avec une clochette qui marchoit à côté du boeuf. ..
Fait et achevé en la chambre du conseil ledit jour 16 mars 1756.

A la suite de ces dispositions le Procureur d'office estima qu'il y avait lieu d'assigner les différents individus qui avaient pris part aux scènes précédentes, pour être ouïs sommairement sur les faits résultant contre eux des informations, pour être prises telles conclusions que de droit.
Il est fâcheux qu'on ne possède pas cette dernière partie de la procédure, non plus que la sentence rendue contre les prévenus. Mais ce qui est connu de cette affaire suffit pour faire voir combien l'usage pratiqué dans certaines localités, usage que les folies du carnaval pouvaient autoriser jusqu'à un certain point, entraînait d'abus avec lui. et combien les tribunaux avaient en raison de sévir avec vigueur pour le faire disparaître.
Ce but ne fut qu'imparfaitement atteint; en 1775, la Cour souveraine fut forcée de mettre de nouveau un interdit sur la promenade à l'âne de Saint-Dié.
Néanmoins, cette coutume était trop profondément entrée dans les habitudes pour périr sous les arrêts de la justice; elle survécut même à la Révolution, qui effaça tant de traditions d'une autre époque, et les personnes d'un certain âge peuvent se souvenir d'avoir assisté, il y a quelque quarante ans, à des spectacles de ce genre, le plus souvent grotesques, il est vrai, mais qui, plus d'une fois, dégénérèrent en rixes sanglantes. Le document que je viens de rappeler, en est la preuve.
Si la promenade infligée aux voisins des maris trop débonnaires a disparu aujourd'hui de fait, elle s'est perpétuée sous la forme d'un dicton populaire; ainsi dans certaines localités, on dit encore: «  Le voisin ira sur l'âne » lorsque l'époux laisse sa moitié s'arroger les droits et l'autorité qui n'appartiennent qu'au sexe fort.

ALBERT GÉRARD.
29 Septembre 1880.

(1) Recueil des ordonnances, t. II. p. 1130.
(2) Tome II p. 180.

 

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