Les Juifs de Paris
pendant la révolution
Léon Kahn
1898 Après le Neuf
thermidor
[...]
Les excès de toutes sortes, succédant au régime de rigoureuse et
violente contrainte qui avait pesé sur la France, gagnèrent
bientôt tous les hommes quelque peu entreprenants. Chacun voulut
en peu de temps devenir riche, et, pour atteindre ce but, on se
livra avec une folie furieuse à l'agiotage. Plus de 20.000
Individus s'adonnèrent à ce trafic scandaleux, et le peuple,
confondant dans une même haine, les agioteurs, les « gens de
campagne », les boulangers, les bouchers, les commissaires
préposés à la distribution des vivres, et les autorités
constituées, les traita tous indistinctement de « pestes», « de
sangsues », de « tyrans» et « de « fripons ».
[...]
Les colères commençaient à gronder. Les pouvoirs publics durent
agir. On poursuivit les agioteurs dans tous leurs repaires. Le
service de la police fut tout entier mis en mouvement. Le
système des dénonciations policières, des suspicions, des
arrestations arbitraires, fut de nouveau mis en vigueur. Les
cafés et les auberges, les expéditions et les départs furent
étroitement surveillés.
[...]
Les indicateurs s'installaient dans les auberges fréquentées par
les juifs, faisaient causer les gens, joignaient, coordonnaient
leurs racontars et gravement en faisaient un rapport à leurs
chefs hiérarchiques. Les hommes ne suffisant plus à la besogne,
les femmes se mettaient de la partie. L'une d'elles avait
installé son centre d'action à l'hôtel de Châlons, rue Martin,
91, qui « logeait beaucoup de juifs ». Avec une finesse dont les
femmes sont coutumières, elle avait accaparé un garçon qui
semblait être « de bonhomie », et, tandis qu'il allumait le feu,
habilement elle lui tirait les vers du nez.
[...]
« Pour lors ladite femme Chaton s'est servie de leurs noms
baroques pour savoir comment ils se nommaient. Le garçon lui a
répondu : nous avons un nommé Lion et un nommé David. Ce nommé
Lion est un jeune homme ; il y a un mois qu'il est à la maison ;
il fait un commerce conséquent, principalement sur les bijoux et
sur les robes d'étoffes anciennes...
« Le nommé David passe, à ce qu'en dit le garçon, pour un jeune
millionnaire. [...] »
La femme Chaton était sur une bonne piste. Elle ne l'abandonne
pas. Elle continue, le 23 frimaire an III, le récit de sa
filature.
[...]
Toutes ces indications, pour puériles qu'elles fussent, eurent
le don de mettre en mouvement le Comité de sûreté générale.
Samuel Lyon, marchand de mousselines et de soieries; Isaïe
Spire, « préposé à la subsistance des troupes en marche et
convois militaires, fournisseur de viande pour les troupes,
hôpitaux et cantonnements du district de Blamont et de
Sarrebourg » ; Maurice Lyon, faisant le commerce de montres,
tabatières et soieries ; Joseph Lyon, marchand de mouchoirs ;
convaincus tous quatre de faire le commerce d'argent, furent
arrêtés et interrogés en nivôse et en prairial. Mais les
renseignements obtenus sur leur compte contrastaient tellement
avec ceux fournis par la police, qu'ils furent immédiatement
élargis, les scellés - apposés chez eux - levés en même temps,
et de l'accusation de « trafic scandaleux », si laborieusement
échafaudée par la femme Chaton, il ne resta rien, pas même un
soupçon (1).
(1) Arch. nat., F7 4775/23. |