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M. de Fromental et la guerre de Vendée - 1794
 


Dans l'extrait ci-dessous d' Une paroisse vendéenne sous la Terreur (1837), Théodore de Quatrebarbes raconte parmi les évènements survenus à Chanzeaux (Maine et Loire) en 1794 : la libération d'Eulalie Boguais par un certain M. de Fromental, de Blâmont.
Il cite aussi les «  Mémoires du Général Savary », confondant cependant le Général Anne-Jean-Marie-René Savary, et Jean-Julien Savary écrit auteur de la «  Guerre des vendéens et des chouans contre la République française » (1824) :
«  Pendant que Kleber pénétrait dans le Mans avec sa division et achevait d'en chasser le reste des Vendéens, j'étais avec le général Marceau et le représentant Prieur, à la tête de la colonne de Cherbourg, sur la Chaussée de Pont-Lieu au Mans. A l'extrémité de cette chaussée, j'aperçois sur la droite quatre femmes environnées d'un groupe de grenadiers. Craignant qu'elles ne fussent insultées, je m'adresse à Prieur: Ton intention, lui dis-je, n'est sans doute pas que ces femmes restent exposées aux outrages de la troupe qui nous suit; je vais pourvoir à leur sûreté. Oui, tu feras bien, répondit Prieur... Je m'avance vers les grenadiers; je leur parle; un passage s'ouvre, j'arrive, c'était une mère (madame Boguais d'Angers) et ses trois filles; je les invite à me suivre; je les conduis à travers la colonne jusqu'à Pont-Lieu où je les dépose dans une maison, sous la responsabilité d'un officier qui s'y trouvait.
L'aînée de ces demoiselles épousa, quelques mois après, à Châteaubriand, M. Fromental, son second libérateur, qui depuis a racheté une grande partie des biens de la famille, mais à qui il a manqué d'être noble pour en recevoir un bon accueil. »

On retrouve encore une histoire similaire, mais plus romancée, dans La chouannerie dans le Poitou d'Émile Souvestre en 1848, sans doute plagiée sur Quatrebarbes.

Quel crédit apporter à ces récits ?

Ces textes évoquent un M. de Fromental, décédé en cinq ans après son mariage avec Eulalie Boguais ?

Eulalie BOGUAIS de La BOISSIÈRE, citée dans diverses archives de la révolution sous le nom BOGUAIS-FROMENTAL, a épousé Louis-Constantin GOURREAU, dont elle a eu une fille Rosalie, dite Rose (1807-1884). Or, en 1832, Rosalie GOURREAU épousera... Théodore de Quatrebarbes (1803-1871).

Il semble donc qu'on puisse accorder une certaine confiance à Théodore de Quatrebarbes lorsqu'il écrit «  Telle est la touchante histoire de madame de Fromental. Je l'ai racontée dans tous ses détails, parce qu'elle m'a paru parfaitement belle, et que j'ai voulu rétablir la vérité des faits, dénaturés dans plusieurs ouvrages, et surtout dans les Mémoires du général Savary  », puisqu'il tient sans doute son récit de sa belle-mère Eulalie, évoquant son premier mariage.
On peut penser que sa plus grande réticence envers le récit de Savary porte sur l'affirmation qu'à M. Fromental «  il a manqué d'être noble pour en recevoir un bon accueil  ». Mais la famille Fromental de Blâmont n'appartenait effectivement pas à la noblesse.

Qui est ce M. (de) Fromental ?

«  L'Anjou Historique » (1936) de J. Siraudeau nous précise qu'Eulalie, née à Saint-Julien le 11 octobre 1772, épousa le 3 mai 1794 à Châteaubriant, Jean-Baptiste-Pierre-Justin de Fromental, officier républicain qui lui avait sauvé la vie.

L'Inventaire sommaire des archives départementales antérieures à 1790 nous apprend :
- le mariage le 19 novembre 1754, de Jean-Baptiste-Pierre Fromental, avocat conseiller du Roi et lieutenant en la maîtrise des eaux et forêts de Lunéville, et d'Elisabeth Zimmermann ;
- la baptême le 3 avril 1758,  de Jean-Baptiste-Pierre-Justin, fils de Jean-Baptiste Fromental, lieutenant général au bailliage de Blâmont, et d'Élisabeth Zimmermann ;
- le baptême le 29 nov. 1761, de Louis, fils de Jean-Baptiste-Pierre Fromental, lieutenant général civil et criminel du bailliage de Blâmont, subdélégué de l'intendant, et d'Élisabeth Zimmermann (on peut ajouter à ces informations que Louis Fromental, capitaine an activité jusqu'au 4 mai 1820,  décédera le 17 février 1835, laissant veuve Isabelle-Claire-Bernardine Bourgois) ;
- la baptême, le 4 mars 1767, de Pierre-Jean-Louis, fils de Jean-Baptiste-Pierre Fromental, lieutenant général civil et criminel au bailliage de Blâmont, subdélégué de l'intendant, et d'Élisabeth Zimmermann

Dans Les derniers seigneurs du district de Blâmont, Emile Ambroise écrit, concernant Jean-Baptiste-Pierre Fromental : «  Il était mort à cinquante-huit ans en 1787, mais ses deux fils s'étaient partagé ses multiples fonctions. L'aîné, Théodore (né en 1756), déjà procureur du Roi en la ville de Blâmont, où il avait épousé la fille de l'un des échevins, était devenu, après son père, subdélégué de l'intendant, tandis que son frère Louis (né en 1761) héritait des fonctions de lieutenant général civil et criminel au bailliage  »

L'Inventaire sommaire des archives départementales antérieures à 1790 nous confirme le prénom complet de ce «  Théodore » (sans cependant contenir la trace de baptême en 1756) :
«  Nomination de Jean-Pierre-Jacques-Théodore Fromental à l'office de procureur du roi en la municipalité de la ville de Blâmont (1780) »

Jean-Baptiste-Pierre-Justin (1758-1799) était donc le second fils de Jean-Baptiste-Pierre Fromental
A. Dedenon dans son Histoire du Blâmontois dans les temps modernes, contredit E. Ambroise sur les dates et semble confondre Justin et Louis en une seule personne :  «  A la lieutenance générale se succédèrent : Jean-Baptiste Fromental, de 1771 à 1784; Christophe Batelot (1788); Justin-Louis Fromental, le cadet, (1790)  ».

A l'aide des informations fournies par Théodore de Quatrebarbes, nous pouvons donc tenter de reconstituer les sept dernières années de Jean-Baptiste-Pierre-Justin Fromental :
  • «  Il obtint alors de faire partie de cette fidèle garde constitutionnelle de Louis XVI, que commandait l'infortuné duc de Brissac, et qui comptait parmi ses officiers Henri de la Rochejaquelein et Charles d'Autichamp  » : la Garde constitutionnelle du Roi, commandée par le général-duc de Cossé-Brissac, entre en fonction le 16 mars 1792, avec pour but de défendre la personne du roi et de sa famille. La Garde constitutionnelle du Roi se compose de six divisions de fantassins de 200 hommes, et trois divisions de 200 cavaliers, soit 1800 gardes. Très vite soupçonnée par la garde nationale de préparer la fuite du roi, la garde constitutionnelle est dissoute le 29 mai 1792.
  • «  Forcé au 10 août de se réfugier dans son pays  » : le 10 août 1792 a lieu l'attaque des Tuileries, où plus de 600 des 950 gardes suisses sont tués au combat. Sans doute la violence de ces évènements incite-t-elle Jean-Baptiste-Pierre-Justin Fromental à retourner à Blâmont.
  • «  il fut obligé de reprendre du service pour se soustraire à l'échafaud. » : Blâmont n'était sans doute pas le refuge idéal, depuis l'élection de Jean-Claude Claudon à la mairie le 4 septembre 1791 (Voir Les derniers seigneurs du district de Blâmont - E. Ambroise), et la chasse aux émigrés menée par... Théodore Fromental.
  • «  On l'envoya à l'armée de l'Ouest, en qualité de commissaire-ordonnateur, peu de jours après la bataille du Mans » : la bataille du Mans se déroule les 12 et 13 décembre 1793, où 20000 soldats républicains écrasent les 15 à 18000 vendéens commandés par la Rochejacquelein.
  • Le 3 mai 1794, il épouse à Châteaubriant, Eulalie Boguais de la Boissière
  • Il decède en 1799

Une paroisse vendéenne sous la Terreur
Théodore de Quatrebarbes
1837

CHAPITRE III
ÉPISODE DE LA BATAILLE DU MANS

Dans le chapitre précédent nous avons suivi les habitants de Chanzeaux jusqu'à l'entière dispersion de l'armée vendéenne. Pour ne point interrompre le récit, nous avons raconté les malheurs qui accompagnèrent le désastre de Savenay. Un devoir triste et doux tout à la fois me reste à remplir. Je le ferai, malgré la crainte de renouveler des douleurs que le temps n'a point effacées. Les peines les plus amères sont adoucies quelquefois à la vue des fleurs que la piété filiale jette sur des tombeaux.
Dans la terrible nuit qui suivit la bataille du Mans, une famille n'avait point suivi la multitude qui se précipitait sur la route de Laval. Impitoyablement chassée de la maison qu'elle occupait, elle avait vainement cherché au milieu des ténèbres à sortir de la ville. D'un côté, lés républicains et leur cortège de mort, de l'autre, des rues encombrées de chariots, de canons et de bagages, une foule éperdue se glissant sous les roues, remplissant toutes les issues et marchant sur des cadavres.
Épuisées de fatigues et de souffrances, mesdames Gourreau, de Jonchère et Boguais s'étaient jetées dans la première cour qu'elles avaient rencontrée. Une étable abandonnée leur avait servi d'asile comme aux plus pauvres brigandes; et tel était leur accablement, que, malgré cette position terrible, elles avaient pu goûter, après leur prière, un instant de sommeil.
Le jour commençait à paraître, jour d'hiver, sombre et sans soleil, semblable à la lueur de la lampe sépulcrale. Une clarté incertaine perçait à peine un épais brouillard qui pesait sur la ville comme un immense linceul. Il n'était traversé que par les éclairs lancés des batteries ennemies. Une pluie glaciale tombait par torrents; on eût dit que le ciel voilait sa lumière pour ne pas éclairer ce grand deuil de l'humanité.
Dans ce jour de sanglante mémoire l'hospitalité était un acte de vertu dont peu de personnes se sentaient le courage. Des menaces cruelles avaient forcé madame Gourreau d'abandonner sa retraite. Elle errait au hasard dans les rues du Mans, sans oser demander la route suivie par l'armée vendéenne. Madame de Jonchère raccompagnait avec madame Boguais et ses trois filles; elle donnait le bras à l'aînée, dont les traits altérés retraçaient les souffrances d'une longue maladie. Après avoir longtemps cherché à sortir de la ville, elles se confièrent enfin à une femme, qui venait d'entr'ouvrir la porte de sa maison. «  Suivez cette rue, répondit-elle, bientôt vous serez dans la campagne ! » Elle les trompait, la malheureuse !... Quelques instants après elles tombaient au pouvoir de soldats furieux.
Ils étaient commandés par le général Savary (1). Cet officier, ému de compassion à la vue de ces douleurs de mère et de tant de jeunesse et de beauté, se jette entre les soldats et leurs prisonnières, il écarte les baïonnettes qui menaçaient leurs vies: «  Camarades, s'écrie-t-il, il est indigne de vous de tremper vos armes dans le sang de ces brigandes. Si elles sont coupables, c'est au bourreau seul à en faire justice.. Conduisez-les à la prison, et songez que vous répondez de leurs tètes. »
Ils obéissent en frémissant. Mais aux cris de l'un d'eux qui avait saisi sur madame Gourreau quelques pièces d'or, plusieurs se retournent et se disputent leur victime : «  O ma mère, dit maddame de Jonchère, vous ne mourrez pas seule, votre fille vous suivra. » Elle s'arrache des bras de madame Boguais qui veut en vain la retenir, et se précipite au milieu des soldats. Un médaillon qu'elle portait toujours, le portrait de son plus jeune frère, alors soldat de l'armée de Condé, s'échappe de son col. «  C'est la femme du général des brigands, répétèrent ces misérables, mort aux ennemis de la république ! » Ils n'avaient pas achevé qu'une détonation, suivie d'imprécations et de blasphèmes, apprenait à madame Boguais le sort de ses amies. Elle traversait alors la grande place, remplie de malheureuses Vendéennes que l'on fusillait sous les yeux des commissaires de la Convention. En vain ces infortunées serraient leurs rangs dans l'espoir d'éviter la mort. Des bourreaux infatigables écartaient les cadavres pour égorger tout ce qui respirait encore.
Les angoisses de ce trajet se terminèrent à la prison. C'était un ancien couvent où l'on avait jeté plusieurs milliers de Vendéens. Au commencement d'un hiver rigoureux, à peine quelques bottes de paille couvraient le pavé. Un vent glacial pénétrait à travers les fenêtres brisées; et ce n'était qu'en se pressant les uns contre les autres que les détenus conservaient un reste de chaleur. Chaque jour ils avaient à supporter les insultes de leurs geôliers et les interrogatoires du comité révolutionnaire. Une bande de dénonciateurs était accourue des villes voisines, pour savoir s'il n'y avait pas dans la foule un parent ou un ancien ami à envoyer à la mort. Tous les matins la porte s'ouvrait pour laisser passer un certain nombre de prisonniers. Ils étaient remplacés bientôt par d'autres qui ne tardaient pas à subir le même sort.
Quinze jours s'étaient passés dans cette affreuse attente, lorsqu'un événement imprévu vint faire briller un rayon d'espérance. Parmi les officiers républicains restés au Mans, il en était plusieurs dont l'humanité égalait le courage. Un d'eux, M. de Fromental (2), obtint la faveur de pénétrer dans les prisons. Il avait juré de dérober au bourreau quelques victimes, dût-il lui en coûter la vie. Troublé jusqu'au fond de l'âme à la vue de mademoiselle Eulalie Boguais qui se promenait avec sa jeune soeur, touché de la grâce et de la sérénité de ses traits, il s'approche d'elle, et lui adressant la parole : «  N'avez-vous ici, mademoiselle, ni parent, ni protecteur ? - J'ai ma mère et mes deux soeurs, répondit Eulalie. - Je voudrais leur parler sans être entendu, » ajouta-t-il à voix basse.
Ce langage inaccoutumé, ce peu de mots prononcés d'un ton plein de compassion et de douceur, remplirent Eulalie d'étonnement. Elle leva timidement ses grands yeux bleus sur la noble figure de l'étranger, et le surprit cherchant à cacher des larmes involontaires. «  Monsieur, lui dit-elle, je crois que votre pitié n'est pas feinte, suivez-moi, voici la chambre de ma mère. »
Accablée sous le poids de ses peines, madame Boguais était couchée dans un coin de la prison. Une fièvre lente la consumait, ses forces l'avaient abandonnée, elle ne les retrouvait que pour inspirer son courage à ses enfants lorsqu'elle croyait marcher avec eux au supplice. Dans ce moment, des pensées déchirantes remplissaient son coeur. Si Dieu demandait à elle seule le sacrifice de la vie, qu'allaient devenir ses pauvres filles ? Qui les protégerait ? qui remplacerait ses conseils ? reverraient-elles jamais leur père sur la terre de l'exil ? étaient-elles destinées à passer leur vie dans une obscure prison, ou, chose plus horrible encore ! à mendier la liberté et l'attendre du caprice de leurs bourreaux ? Arrachée à sa rêverie par un baiser de sa fille, elle ne put s'empêcher de tressaillir en voyant devant elle un officier républicain.
«  Madame, lui dit M. de Fromental, je vous suis malheureusement inconnu, et je tremble de ne vous inspirer aucune confiance. Venu ici dans l'intention de délivrer des prisonniers, un hasard que je bénis m'a conduit près de vous. Je sais que la nuit prochaine tous les détenus de cette prison doivent être massacrés. Le geôlier m'est connu, il est accessible à l'or, je tenterai pour vous et vos enfants tout ce qu'il est donné de faire à un homme de coeur. » Sans attendre de réponse, il s'éloigna aussitôt.
Les ténèbres et le silence avaient remplacé dans la prison l'agitation du jour. Déjà le sommeil versait sur le plus grand nombre l'oubli des souffrances et des peines. Couchées aux pieds de leur mère, la tête sur ses genoux, mesdemoiselles Boguais unissaient leurs prières aux siennes, lorsque le geôlier leur fit signe de se lever sans bruit. Il les fit entrer dans un caveau dérobé qui touchait à sa chambre, en leur recommandant le silence le plus absolu. A peine y étaient-elles enfermées, qu'un mouvement inusité à pareille heure se fit entendre dans l'intérieur des cours. Des menaces, des cris de sang, des jurements effroyables se mêlaient au bruit confus de la foule, et aux gémissements étouffés des victimes. Une troupe, ivre de meurtre, était accourue réclamer sa proie. Elle avait envahi la prison, pour voir si quelques détenus s'étaient soustraits à sa rage.
Il y eut alors plusieurs heures d'un épouvantable tumulte. Partout retentissaient les cris de ces forcenés. Ils parcoururent les salles, fouillèrent en tout sens le vieux bâtiment ; et quand enfin ils se crurent assurés que personne ne manquait au sacrifice, ils descendirent dans la rue, chassant devant eux les prisonniers enchaînés deux à deux. Longtemps encore leurs flots grondèrent; de l'obscur réduit où elles étaient réfugiées, mesdames Boguais les écoutaient avec terreur; ils expirèrent peu à peu, semblables aux vagues qui se brisent sur des récifs lointains. Puis on entendit tout d'un coup comme un roulement de tambours et le sourd murmure de l'orage ou d'une fusillade éloignée, et tout rentra dans le silence accoutumé.
Un soupirail étroit, seule ouverture par où l'air pût pénétrer, laissait tomber en ce moment la première lueur du jour. Elle éclaira deux nouveaux visages, deux autres compagnes de captivité qui devaient, elles aussi, leur salut au geôlier. C'étaient madame d'Aubeterre (3), abbesse du Ronceray, et une de ses religieuses. Entrées les premières au fond du cachot, elles avaient passé la nuit à prier Dieu, immobiles comme ces statues de marbre que la piété de nos pères sculptait agenouillées et les mains jointes sur la pierre de la tombe.
L'horrible vide laissé par la mort fut bientôt comblé. Dès le jour suivant la prison était remplie. Madame Boguais et une de ses filles furent reconnues et nommées par le sieur Proust; il les inscrivit lui-même sur le registre de la geôle. Cette fatale circonstance faillit détruire les espérances de M. de Fromental et déjouer tous ses projets.
Depuis le jour où la première fois il avait parlé à madame Boguais, cet homme généreux avait pris la résolution de la sauver ou de périr. Il s'était mis immédiatement en rapport avec le geôlier, être stupide et vénal, dont les moindres services étaient achetés au poids de l'or. Vainement il l'avait pressé de favoriser l'évasion de ses prisonnières pendant la terrible nuit que nous venons de retracer. Ce misérable, incapable d'une action généreuse, voulait se mettre à prix en prolongeant indéfiniment cette cruelle captivité.
Cependant, à force de prières et de promesses, M. de Fromental croyait pouvoir compter sur lui. Il n'attendait plus qu'une occasion favorable, lorsque le geôlier vint subitement lui déclarer qu'il avait changé de résolution. Rien ne parut vaincre la frayeur de cette âme de boue. A toutes les instances il répondait qu'il n'exposerait pas sa vie, pour tirer de péril la femme d'un émigré.
«  Scélérat, s'écrie M. de Fromental, hors de lui, je sais que tu as déjà vendu la liberté de plusieurs prisonniers. J'en ai les preuves, et il dépend de moi de te faire couper la tête. Écoute-moi donc, si tu tiens à vivre. Madame Boguais et une seule de ses filles sont inscrites sur ton fatal registre, tu peux, sans te compromettre, fermer les yeux sur la fuite des deux autres. Si l'on te demande ce qu'elles sont devenues, tu diras qu'elles sont mortes; tu le diras, et on te croira; car tous les jours le bourreau prend ici, au hasard et sans compter. Choisis donc entre cet or et l'échafaud. - Je veux davantage, reprit le geôlier d'un ton calme et sans laisser paraître la moindre émotion sur son visage. - Eh bien! soit: tu auras le double, mais cette nuit même je frapperai à ta porte. Malheur à toi, si tune me remets pas les deux prisonnières ! - Elle seront libres, » dit le geôlier en se retirant.
Un billet de quelques lignes instruisit madame Boguais de ce projet. Au premier sentiment de joie qu'inspira sa lecture succéda bientôt un grand serrement de coeur. Quoiqu'elle dût la vie à M. de Fromental, devait-elle lui confier ce qu'elle avait de plus cher au monde ? pouvait elle d'un autre côté rejeter sans effroi cette seule espérance de salut ? En proie à une perplexité déchirante, elle resta longtemps immobile et silencieuse, plongée dans un abîme de douleurs.
«  Mes chers enfants, dit-elle à ses trois filles d'une voix étouffée par les sanglots, nous allons nous séparer. Cette nuit, deux de vous vont recouvrer la liberté ! On me demande de les désigner, c'est au-dessus des forces d'une mère. - Jamais, jamais, nous ne vous quitterons, répondent mesdemoiselles Boguais en la baignant de leurs larmes. - Je suis l'aînée, interrompit Rosalie (4), c'est à moi de rester auprès de vous. - O ma soeur, que dis-tu là? crois-tu que nous te laisserons te sacrifier à notre place ? Que devenir d'ailleurs, où aller ainsi abandonnée à la merci d'un inconnu ! Ah! mille fois plutôt mourir ! - Mes bien-aimées, reprend la mère, le Ciel veillera sur vous; il ne retirera pas la main qui jusqu'ici vous a soutenues. Mettez en lui votre confiance, et recevez toutes les bénédictions que la prière d'une mère mourante peut faire descendre sur la tête de ses enfants. »
Le jour s'écoula dans ce débat sublime de dévouement et d'amour. La nuit vint, et rien n'était encore décidé, lorsque l'arrivée du geôlier mit fin à cette cruelle incertitude. Saisissant par le bras mesdemoiselles Eulalie et Céleste Boguais, il les entraîna dans une chambre basse, et après mille précautions leur ouvrit la porte d'un jardin qui donnait sur la rue.
M. de Fromental les y attendait : il les fit monter dans un caisson couvert où étaient ses bagages; et, lorsque le jour parut, un soldat dévoué conduisait le chariot sur la route d'Angers, au milieu d'une longue file de voitures. Ce convoi était destiné aux troupes de Châteaubriant. A Niort, M. de Fromental, qui l'avait accompagné jusque-là, fut obligé de se rendre à Nantes. Il donna ses instructions à son fidèle serviteur, lui remit quelque argent et une lettre pour une dame respectable de Châteaubriant (5), qui avait offert sa maison aux jeunes prisonnières.
Elles touchaient au terme de leurs fatigues, lorsque la mort les sépara pour toujours. Les chagrins et l'inquiétude avaient rendu malade la pauvre Céleste dès la première journée du voyage. Forcée pour sa sûreté et celle de sa soeur, de rester étroitement enfermée sans pouvoir prendre l'air, elle arriva à Nozay dans un tel état de souffrance qu'il lui fut impossible de continuer sa route. La nuit même elle expirait au milieu d'horribles douleurs.
Un mystère de sang, dont le temps n'a point soulevé le voile, environna cette agonie de quelques heures. Eulalie et son guide, ses uniques témoins, crurent reconnaître la présence du poison dans une potion calmante. Leurs soupçons tombèrent sur un misérable qui avait surpris leur secret, et qui plus tard se déroba par la fuite à la vengeance de M. de Fromental.
Une touchante hospitalité attendait à Châteaubriant mademoiselle Boguais. Elle y rétablit sa santé que tant de secousses avaient profondément altérée. C'est dans cette ville qu'elle apprit la mort de sa mère, enlevée par le typhus dans les prisons du Mans. Elle voulut alors revenir à Angers, auprès de ses jeunes soeurs; mais la crainte de les compromettre inutilement ainsi que sa grand'mère lui fit ajourner son retour.
M. de Fromental venait de lui avouer les sentiments qui remplissaient son coeur. Dans son exquise délicatesse, il voulait plus qu'un consentement dérobé à la reconnaissance; déjà il avait obtenu celui de la grand'mère d'Eulalie: une lettre de M. Boguais, écrite du fond de l'Allemagne, lui avait apporté tous les remercîments et les bénédictions d'un père.
Le mariage fut célébré à Châteaubriant. M. de Fromental obtint un congé qui lui permit de conduire sa jeune femme en Lorraine, et de lui faire connaître sa nouvelle famille. Le désir de délivrer sa belle-soeur, mademoiselle Rosalie Boguais, le rappela au Mans. Elle était sortie de prison, grâce aux courageuses réclamations d'une femme généreuse (6), dont plusieurs Vendéennes conservent le souvenir. Un excellent homme, M. Arnoult (7), lui procura un passeport au péril de sa vie, et l'accompagna lui-même jusqu'à Nancy, où elle retrouva sa soeur.
Telle est la touchante histoire de madame de Fromental. Je l'ai racontée dans tous ses détails, parce qu'elle m'a paru parfaitement belle, et que j'ai voulu rétablir la vérité des faits, dénaturés dans plusieurs ouvrages, et surtout dans les Mémoires du général Savary (8). Une reconnaissance et un amour sans bornes furent voués à M. de Fromental dans toute la famille Boguais. Quant à lui, il continua de se montrer le meilleur et le plus généreux des hommes. Il assura dans l'exil l'existence de son beau-père, et racheta, pour la lui rendre, une partie de sa fortune. Mort sans enfants, après cinq années d'une heureuse union, il fut pleuré comme l'époux, le bienfaiteur et le père le plus tendrement aimé.


(1) Frère de l'auteur du Voyage en Egypte.
(2) Issu d'une famille distinguée du Limousin, il était né à Blamont, petite ville de Lorraine, près Nancy, où était établie depuis longtemps une partie de sa famille. Comme une foule d'hommes de bien, il avait partagé les premières illusions de la révolution; les crimes qui l'accompagnèrent lui ouvrirent les yeux. Il obtint alors de faire partie de cette fidèle garde constitutionnelle de Louis XVI, que commandait l'infortuné duc de Brissac, et qui comptait parmi ses officiers Henri de la Rochejaquelein et Charles d'Autichamp. Forcé au 10 août de se réfugier dans son pays, il fut obligé de reprendre du service pour se soustraire à l'échafaud. On l'envoya à l'armée de l'Ouest, en qualité de commissaire-ordonnateur, peu de jours après la bataille du Mans. Ce fut alors qu'il montra dans toute sa pureté son admirable caractère.
(3) Belle-soeur de la sainte maréchale d'Aubeterre, fondatrice du collège de Beaupréau. Elle mourut en prison peu de temps après.
(4) Mariée depuis au chevalier de Turpin-Crissé.
(5) Madame Ballet, femme d'un riche tanneur. Un jeune homme, M. Dubois, avait indiqué cet asile.
(6) Madame Legris de la Pommeraye.
(7) Oncle de M. Launay-Gagnot, imprimeur des premières éditions de cet ouvrage.
(8) Histoire des Vendéens et des Chouans, t. III.


Revue des deux mondes - 1848
La chouannerie dans le Poitou
ÉMILE SOUVESTRE.

Le sonneur de cloches

[...] Lorsque les nobles commencèrent à devenir suspects, M. Boguais fut signalé un des premiers par des dénonciations anonymes qui firent ordonner son arrestation. Il y échappa en émigrant ; mais l'ennemi caché qui n'avait pu l'atteindre sut prendre sa revanche, et la famille de M. Boguais fut conduite à la prison d'Angers, dont les Vendéens victorieux lui ouvrirent heureusement les portes. [...]
Arrivé au Mans depuis trois jours, Maurice n'avait encore pu s'assurer si les dames Boguais s'y trouvaient prisonnières. Toutes ses tentatives pour pénétrer dans le couvent où elles devaient être enfermées, étaient restées sans résultat. Un soir qu'il rejoignait tout pensif son casernement après plusieurs démarches inutiles, il rencontra un détachement et s'arrêta sous un porche pour lui laisser passage. Un groupe de curieux s'y était formé.
- Tiens ! ce sont les volontaires de Paris, dit une jeune fille dont le bonnet à la Charlotte Corday était orné d'une large cocarde tricolore.
- Encore quelque expédition contre les brigands ! ajouta le vieillard placé près de Ragueneau.
- Ah ! bien oui ! une expédition ! interrompit un jeune garçon en bonnet rouge et en carmagnole bleu-tyran ; tu ne vois donc pas qu'ils n'ont ni sac ni tambour ?
- Au fait, il a raison, s'écrièrent en même temps plusieurs voix.
- C'est le second détachement qui passe ainsi.
- Il se prépare donc quelque chose ?
- Mais oui, mais oui, dit le jeune garçon d'un air capable.
- Où cela ? demandèrent tous les assistans.
- A la prison.
Ragueneau tressaillit.
- A la prison ! répéta-t-il ; que veut-on y faire ?
- Ah ! voilà ! reprit l'enfant avec importance ; personne ne s'en doute, mais je le sais, moi. C'est en allant chez le représentant, pour porter une lettre du président du club, que j'ai appris la chose.
- Quoi donc ?
- Eh bien ! je l'ai entendu dire que, comme il arrivait demain de nouveaux brigands, il fallait avoir la place libre et faire sortir les prisonniers.
- Alors on les envoie ailleurs ? demanda Ragueneau.
- Juste ! et si tu veux savoir où ils vont, écoute ce bruit.
- Un feu de peloton ! s'écrièrent plusieurs voix.
- C'est le roulement de la voiture qui les emporte ! ajouta l'enfant avec un rire féroce.
Il y eut un cri général de saisissement, suivi d'un silence d'horreur ; quant à Maurice, il s'était déjà élancé dans la direction de la fusillade, mais, en arrivant près de la prison, il fut arrêté par la foule. Deux rangées de baïonnettes se dessinaient au-dessus des têtes agitées, et une nouvelle troupe de prisonniers sortait du couvent. Ragueneau se fraya un passage à travers les spectateurs et arriva à l'extrémité de la haie formée par les soldats, tout près d'un porte-clés qui tenait une torche. Celui-ci cria : Arrière ! et essaya de le repousser ; mais le sonneur de cloches résista, en répétant qu'il voulait voir.
- Voir quoi ? demanda le porte-clés. Tu ne sais peut-être pas ce que c'est que des brigands à qui on va donner le baptême avec du plomb ? Je te dis de passer au large !
- Non ! s'écria le sonneur de cloches en se cramponnant à l'angle d'un mur, je veux rester ; je veux savoir si elles y sont.
- Qui cela ?
- Les demoiselles.
- Ah ! ah ! tu connais des femmes là-dedans ?
- Oui... du moins j'en ai peur... Mais vous pourriez me dire, vous...
- Plaît-il ? interrompit le porte-clés en fronçant le sourcil ; je crois que tu me dis vous ?
- C'est une mère et ses trois filles, continua Maurice sans prendre garde aux paroles du porte-clés ; il y en a une qui est pâle et blonde...
- Et tu les nommes ?...
- Boguais.
Ce nom n'était pas achevé qu'une main saisit vivement le bras du Vendéen ; il se retourna étonné. Un homme enveloppé d'un manteau lui imposa silence du geste et l'entraîna rapidement dans l'ombre d'un des arcs-boutans de la chapelle.
- Tu connais la famille Boguais ? demanda-t-il à voix basse.
- Je la connais, dit Maurice.
- Et il m'a semblé que tu désirais la voir sauvée ?
- Oui.
- Alors, pas un mot d'elle, malheureux
- Pourquoi cela ?
- Parce qu'elle se cache, et que prononcer son nom maintenant, c'est la rappeler aux bourreaux.
- Ainsi elle est en sûreté... grâce à vous, sans doute ? Votre nom, monsieur ?
- Viens, tu le sauras.
Pendant cette courte explication, les derniers prisonniers avaient quitté le couvent, dont les portes s'étaient refermées. L'inconnu conduisit Maurice au logement qu'il occupait sur la grande place du Mans, et, ôtant le manteau qui l'enveloppait, dès qu'ils se trouvèrent seuls, il montra aux regards étonnés du paysan l'uniforme de commissaire ordonnateur.
Tel était, en effet, le titre de M. de Fromental. Favorable à la révolution, comme beaucoup d'autres gentilshommes, tant qu'elle avait seulement empiété sur les prérogatives du roi et des parlemens, il s'était effrayé en la voyant passer outre et avait pris rang dans cette garde constitutionnelle spécialement créée pour détruire la constitution. Chassé de Paris le 10 août, il ne put échapper aux listes de suspects qu'en sollicitant du service dans les armées de la république. Il avait été envoyé au Mans après la grande déroute des Vendéens, et, décidé à remplir ses devoirs en homme d'honneur, il s'efforçait de rétablir un peu d'ordre dans le chaos que l'on appelait alors l'administration militaire. C'était à l'accomplissement de ces devoirs qu'il devait la connaissance des protégées de Maurice. Ses fonctions l'obligeaient à veiller aux besoins des prisonniers ; il remarqua parmi eux, dès sa première visite, Mlle Eulalie Boguais. Frappé d'abord de sa singulière beauté, il fut encore plus touché de sa dangereuse position. Les coeurs haut placés ne résistent guère aux entraînemens d'un amour qui s'embellit de périls à braver. Conquérir par quelque grand dévouement la femme choisie est toujours le premier rêve des sérieux courages. M. de Fromental avait fait ce rêve et ne pouvait laisser échapper l'occasion de le réaliser. Averti le matin de l'exécution en masse des prisonniers, il avait à prix d'argent assuré à la famille Boguais la protection du geôlier, qui la conduisit dès le coucher du soleil au fond d'un réduit dont il connaissait seul l'entrée. Les quatre femmes restèrent là coeur contre coeur, les bras enlacés, sans parole, sans pensée et presque évanouies. A chaque décharge, le groupe entier tressaillait et se resserrait dans une étreinte suprême. La nuit s'écoula ainsi ; enfin, lorsque les premières lueurs du matin pénétrèrent dans leur cachot, la mère et les filles osèrent regarder autour d'elles et s'aperçurent qu'elles n'étaient point seules. Deux femmes en costume de religieuses continuaient silencieusement la prière commencée la veille. Enveloppées dans leur foi, elles n'avaient rien entendu.
M. de Fromental et Ragueneau, intéressés à une oeuvre commune, ne pouvaient manquer de s'entendre. Après une franche explication, tous deux convinrent de s'associer pour la délivrance de Mme Boguais et de ses filles. Moins en vue que le commissaire ordonnateur, Maurice était plus libre dans ses démarches ; il pouvait visiter les prisonnières sans être autant remarqué, s'entendre avec elles et préparer leur fuite.
Dès le lendemain, M. de Fromental, qui l'avait pris comme planton, chercha un prétexte pour l'envoyer à la prison. Le sonneur de cloches en revint très abattu. Il avait trouvé Mme Boguais et Céleste couchées toutes deux sur un peu de paille et dévorées par la fièvre. La mère n'avait pu l'entendre ni lui répondre ; mais, au son de sa voix, la jeune fille avait semblé sortir de sa somnolence, ses yeux s'étaient rouverts, et elle avait essayé pour lui un de ces sourires qui donnent envie de pleurer.
A cette nouvelle, M. de Fromental déclara qu'il fallait hâter leur délivrance à tout prix. Par un de ces heureux hasards qu'expliquent la précipitation et le trouble qui alors régnaient partout, les noms de Mme Boguais et de ses filles n'avaient point été portés sur le livre d'écrou. Le geôlier pouvait donc favoriser leur évasion sans exposer sa tête. Ragueneau fut chargé de le gagner. Malheureusement ce geôlier était un paysan normand élevé dans le Maine, c'est-à-dire l'avarice greffée sur la ruse. Il fallut débattre avec lui, sou à sou, le prix de la guillotine ! Après tout ; on ne devait point oublier que maître Fructidor (c'était le nom sans-culotte du digne gardien) avait toujours été un chaud patriote, un excellent père de famille, un geôlier incorruptible. Chacune de ces vertus avait une valeur et demandait à être payée. Ragueneau accorda tout ce qu'il pouvait accorder, et le marché fut enfin conclu.
M. de Fromental voulut avoir la joie de l'annoncer lui-même aux deux malades, tandis que le sonneur de cloches avertissait Eulalie et sa soeur. Toutes deux venaient de quitter leur mère et causaient près d'une fenêtre à demi murée qui ne leur laissait voir qu'une trouée dans l'éther. Un rayon du soleil couchant baignait leurs fronts, et l'air rafraîchi du soir jouait dans leur chevelure. Les yeux levés vers l'étroite ouverture, elles semblaient aspirer avec cette brise et sur ce rayon comme un souvenir de la liberté perdue. Oh ! combien elles regrettaient maintenant les longues marches à travers les landes, les bivouacs glacés à la lisière des bois, la faim à peine assoupie avec les baies de l'églantier ou l'oseille des prés, toutes ces misères subies au dehors, dans l'air libre et devant la face bénie du ciel !
Quand Maurice s'approcha d'elles, toutes deux venaient de se rappeler ce passé, et, la tête penchée, elles pleuraient en se tenant par la main. Le Vendéen leur annonça à voix basse leur prochaine délivrance, et, réprimant d'un geste le cri de joie près de leur échapper, il commençait à expliquer rapidement le plan de fuite convenu avec le citoyen Fructidor, lorsqu'une voix qui se mêlait à celle de M. de Fromental le fit tressaillir. Il se retourna vivement, et, aux dernières lueurs qui éclairaient l'immense salle, il reconnut La Rose !
Celui-ci portait la carmagnole, le bonnet rouge et le sabre indispensable à tout citoyen actif. A ses boucles d'oreilles d'argent pendaient deux petites guillotines en ivoire sur lesquelles on avait gravé les mots : Liberté, fraternité ou la mort ! Il était arrêté devant Mme Boguais et devant Céleste, qu'il venait de reconnaître, et il feignait de les recommander à M. de Fromental, en rappelant tout ce qui pouvait les perdre. Ce dernier répondait d'un air d'indifférence ; mais sa froideur ressemblait trop au mépris pour que l'ex-valet pût s'y méprendre. La Rose s'interrompit tout à coup, lui lança un de ces obliques regards dans lesquels la haine se masquait de bassesse, et, après avoir vainement cherché Eulalie et sa soeur, que Ragueneau avait repoussées dans l'ombre, il sortit en promettant aux deux malades de ne point les oublier !
A peine eut-il disparu, que Maurice courut rejoindre M. de Fromental. Il avait deviné, comme lui, la menace que renfermait l'adieu de La Rose, et il en comprit tout le danger, quand il sut que l'ancien affidé du curé de Saint-Laud jouissait de l'entière confiance du représentant. Chargé par lui de missions secrètes, il disparaissait et reparaissait sans que l'on connût jamais les causes de son départ ni celles de son retour. C'était une de ces mystérieuses existences que l'on ignore, mais que l'on méprise, et qui ne vous laissent hésiter qu'entre les suppositions flétrissantes. Il fut convenu que l'on n'attendrait pas l'effet de sa haine, et M. de Fromental sortit pour faire tous les préparatifs de fuite, tandis que Maurice allait s'entendre avec Fructidor.

Il arriva à la geôle au moment où La Rose en sortait. Celui-ci venait d'inscrire sur le livre d'écrou les noms de Mme Boguais et de Céleste. Fructidor déclara que l'évasion des quatre femmes était désormais impossible. Deux des jeunes filles pouvaient seules partir, encore fallait-il que ce fût le soir même ; le lendemain, il serait peut-être trop tard. Ni les menaces de Ragueneau, ni les prières de M. de Fromental, ne purent changer cette résolution. Il fallut se soumettre et prévenir Mme Boguais par un billet de quelques lignes que le geôlier lui fit parvenir.
Après avoir lu, la malheureuse mère demanda à Dieu de mourir, mais ce ne fut que le désespoir d'un instant ; deux de ses filles pouvaient être sauvées ; elle les attira à elle, et leur transmit la nouvelle à voix basse.
Toutes trois eurent le même cri : - C'est à moi de rester !
L'une objectait qu'elle était l'aînée et devait, à ce titre, soutenir sa mère jusqu'au dernier instant ; l'autre, encore trop jeune pour avoir pris goût à la vie, était prête à en faire l'abandon ; la troisième, enfin (c'était Céleste), se déclarait atteinte d'un mal impossible à guérir. Toutes trois parlaient avec larmes et prières, suppliant la mère de prononcer ; mais la mère, incertaine entre ces amours égaux, sentait sa tête s'égarer et ne pouvait choisir. Cependant la nuit avançait ; tous les prisonniers s'étaient endormis, le geôlier allait venir.
- Parlez, parlez, ma mère ! murmuraient les trois voix.
- Non, balbutia Mme Boguais, non... pas moi, mais Dieu !... Priez !
Toutes trois se redressent sur leurs genoux, les mains jointes et la tête penchée vers la malade, qui répète, pour elles, la sublime prière des simples :Notre père qui êtes aux cieux. Tout à coup une porte s'ouvre, des pas approchent, deux ombres paraissent. L'une se penche, reconnaît Eulalie et l'entraîne ; l'autre hésite un instant ; elle prononce le nom de Céleste. La jeune fille lève instinctivement la tête ; elle est aussitôt saisie, emportée, tandis que sa soeur Rosalie et Mme Boguais, qui ont étouffé leurs sanglots, restent évanouies dans une douloureuse étreinte.
Les deux soeurs enlevées séparément se retrouvèrent derrière la prison, où Céleste reconnut dans son libérateur Maurice Ragueneau. Elle voulut parler, mais il lui imposa silence, mit un rouleau de louis dans la main de Fructidor, et emmena les deux prisonnières jusqu'à un carrefour où elles trouvèrent un fourgon gardé par M. de Fromental ; elles y montèrent, et le sonneur de cloches, enfourchant un des chevaux, rejoignit le convoi destiné aux troupes de Bretagne. M. de Fromental les suivit jusqu'à Niort. Là, il fut obligé de prendre la route de Nantes, après avoir averti les deux jeunes filles que Ragueneau les conduisait à Châteaubriand, où une dame, dont elles connaissaient le nom, consentait à leur donner asile.
Le convoi, après s'être arrêté un instant à Niort, se remit en marche ; mais la route était encombrée : on avançait lentement. Renfermées dans leur caisson à bagages, les deux soeurs souffraient du manque d'air et d'espace ; lorsqu'elles arrivèrent le soir à Nozay, Céleste était dans le délire de la fièvre ; elle se croyait sur le fatal tombereau près d'un prêtre auquel elle se confessait à demi-voix. Eulalie effrayée avertit Ragueneau, qui laissa le convoi continuer sa route et s'arrêta à un cabaret isolé au-delà du bourg. La nuit était close et le lieu solitaire. Maurice porta lui-même Céleste dans l'unique pièce de la petite auberge et la déposa sur une paillasse qui, avec quelques bancs, deux tables et une échelle conduisant au grenier, en composait tout le mobilier. Eulalie et Ragueneau espéraient que l'air libre, joint à quelques instans de repos, remettrait la malade ; mais, loin de s'apaiser, la fièvre devenait plus ardente, le délire plus bruyant. Eulalie, à genoux près du lit, couvrait de larmes et de baisers les mains de sa soeur, Maurice, non moins désespéré, était en proie à toutes les angoisses de l'irrésolution. Entouré de tant de périls, que devait-il faire ? En restant, il était découvert ; en partant, il exposait Mlle Boguais à la fatigue de la route ; alors même qu'elle eût pu la supporter, il tremblait que son exaltation égarée ne les trahît. La cabaretière, qui s'était approchée avec intérêt, proposa de consulter un médecin établi depuis peu de jours à Nozay. Quel que fût le danger d'une pareille consultation, le sonneur de cloches comprit qu'il fallait en courir la chance. Il accepta l'offre de la vieille femme, qui partit, et, voulant être prêt à tout événement, il alla rebrider les chevaux. Le bourg était voisin ; l'absence de la cabaretière fut courte. Maurice venait de rentrer, lorsqu'il la vit reparaître sur le seuil accompagnée du médecin. Il courut à leur rencontre ; mais, arrivé en face du nouveau venu, il poussa un cri : c'était Pierre La Rose !
Celui-ci avait également reconnu Ragueneau, et il recula en pâlissant ; le sonneur de cloches s'élança d'un bond vers l'entrée, referma la porte et s'y appuya.
- Ah ! malheureuse, c'était un piège ! s'écria La Rose en se tournant vers la vieille femme stupéfaite.
- Dis un hasard, répondit Ragueneau, ou plutôt la volonté du bon Dieu, car tu es venu ici pour recevoir le paiement de tes oeuvres.
Il avait armé un de ses pistolets. La Rose voulut tirer son sabre ; Eulalie et la cabaretière se jetèrent entre eux.
- On ne se bat pas ici, cria la vieille femme avec autorité.
- Ne le tuez pas, Maurice, ajouta Mlle Boguais suppliante.
- Pas de sang ! pas de sang ! murmurait Céleste, qui s'était redressée et qui comprenait à demi.
- Ne voyez-vous pas que, si je le laisse aller, le gueux va nous dénoncer ? reprit Ragueneau, dont la main tourmentait la batterie du pistolet.
- Non, interrompit La Rose, pâle d'épouvante, je jure devant le Christ...
- Ne jure point, Judas ! cria Maurice, je te dis que tu nous trahiras.
- Eh bien ! partons, partons ! dit Eulalie.
Ragueneau désigna Céleste du regard.
- Mais elle, dit-il plus bas, comment l'emmener ?
- Dites au citoyen médecin de la guérir, fit observer la cabaretière.
- Elle a raison ! s'écria Eulalie, il saura la soulager peut-être ; venez, monsieur, et, si vous pouvez la sauver, nous oublierons tout, nous vous pardonnerons tout, nous vous bénirons !
Elle avait entraîné La Rose près du lit de sa soeur, déjà retombée dans son délire. Maurice comprit qu'après tout, la violence ne pouvait servir qu'à accroître le péril ; il abaissa son arme et attendit.
L'ancien valet de chambre s'était approché de la malade avec quelque hésitation ; mais, à ce dernier mouvement du sonneur de cloches, il parut se rassurer. Eulalie lui raconta rapidement ce qui était arrivé, détaillant les souffrances de Céleste avec cette sagacité émue dont les femmes seules ont le privilège. A mesure qu'elle parlait, le regard faux de La Rose reprenait son expression de basse effronterie ; il y eut même un moment où un reflet de joie hideuse traversa ses traits, mais ce ne fut qu'un éclair. Il sembla se consulter.
- Ceci n'est qu'une crise, dit-il enfin.
- Mais ne peut-on la calmer ? interrompit Eulalie.
- Et mettre la malade en état de repartir ? acheva Maurice.
La Rose attacha sur Mlle Boguais un regard étrange.
- On le peut, dit-il.
- Ainsi vous avez un remède ? ajouta le sonneur de cloches.
- J'ai un remède.
- Que vous pouvez préparer ici ?
- Sur-le-champ.
- Voyons alors.
La Rose se fit apporter un verre à demi plein d'eau, y versa le contenu d'un petit flacon renfermé dans une trousse de voyage, et fit boire le mélange à la malade.
Ragueneau avait suivi toute cette opération avec un étonnement demi-soupçonneux et demi-craintif. Quelque aiguisé que fût cet esprit, l'ignorance du paysan y avait laissé des traces confuses. Pour lui, la science du médecin participait toujours un peu de la sorcellerie.
Il attendit l'effet de la potion dans une impatience curieuse.
Cet effet fut aussi rapide que puissant. A l'agitation convulsive de la malade succéda d'abord l'immobilité ; les paroles s'éteignirent sur ses lèvres ; sa tête retomba, ses yeux se fermèrent, et elle parut s'endormir.
La Rose déclara qu'elle pouvait maintenant se remettre en route et fit un mouvement vers la porte ; mais Ragueneau, qui avait réfléchi, l'arrêta.
- Un moment, dit-il, nous ne pouvons partir ainsi en laissant l'ennemi derrière nous ; si tu restes libre, tu vas nous faire poursuivre.
- Non, je promets...
- Oh ! pas de promesses. Nous n'y croirions point ; il nous faut quelque chose de plus sûr.
Et, montrant la trappe ouverte qui conduisait au grenier
- Tu vas monter là avec la cabaretière, continua-t-il, je retirerai l'échelle pour que vous y restiez forcément jusqu'au jour, et demain le premier passant vous fera descendre ; alors nous serons en sûreté.
La Rose voulut essayer quelques objections.
- Ah ! ne discutons pas, interrompit Ragueneau impérieusement ; ceci n'est pas un choix, c'est un ordre. Nous n'avons point le temps de causer ; monte sans phrases, ou je te brûle !
Il avait saisi d'une main le bras de La Rose et lui appuyait de l'autre un pistolet sur la poitrine ; l'ancien valet devint très pâle.
- Eh bien ! à la bonne heure, balbutia-t-il ; puisque c'est le seul moyen de te rassurer, j'y vais.
Il monta en effet sans nouvelle réclamation, et la vieille femme le suivit.
Dès que tous deux eurent franchi la trappe, Ragueneau retira l'échelle, courut à Céleste qu'il porta dans le fourgon, y fit monter Eulalie et partit au galop de son attelage.
Le ciel était serein, la route déserte ; il laissa le caisson ouvert afin que les deux voyageuses pussent respirer librement. Loin d'être troublé par les cahots, le sommeil de la malade sembla devenir plus profond. La tête appuyée sur les genoux de sa soeur, elle demeura immobile, et sa respiration, d'abord bruyante, s'affaiblit insensiblement. Eulalie, rassurée et vaincue par la fatigue, se laissa aller elle-même à une de ces somnolences combattues qui, sans vous procurer le rafraîchissement du sommeil, vous enlèvent la lucidité de la veille. Les yeux à demi entr'ouverts, elle voyait, au milieu de cette obscurité lumineuse des nuits étoilées, les arbres de la route, les auberges solitaires, les hameaux silencieux, passer rapidement comme les images fugitives d'un rêve. Ce fut seulement aux premières lueurs du jour, et en sentant le fourgon s'arrêter, qu'elle sortit de cette demi-extase. Les fugitifs se trouvaient devant une maison écartée ; la porte s'ouvrit, des voix amies appelèrent Eulalie et Céleste ; elles étaient arrivées !
Après le premier échange d'embrassemens et de larmes, on porta Céleste, toujours sans mouvement, sur le canapé d'un petit salon. Ce fut alors seulement que Maurice, surpris de cette persistante immobilité, se pencha vers elle avec inquiétude. On n'entendait plus le bruit de son haleine. Il toucha ses mains ; elles étaient froides. Il tourna vivement son visage vers la lumière ; les narines étaient contractées, les lèvres couvertes d'une écume desséchée, les yeux vitreux et entr'ouverts. Saisi d'épouvante, il appela Eulalie et ses hôtes, qui crurent d'abord à un évanouissement ; mais tous les soins donnés à la jeune fille restèrent sans résultat. Enfin, le médecin de la famille, secrètement appelé, arriva et déclara qu'elle était morte empoisonnée.
Le désespoir d'Eulalie, en attirant d'abord toute l'attention et toutes les sympathies, empêcha de prendre garde à celui de Maurice. Frappé par ce coup inattendu, il lui sembla que quelque chose se brisait en lui. La douleur fut d'abord si cruelle, qu'il se sentit chanceler et qu'il s'appuya au mur les mains jointes. Cependant il conserva assez la conscience de lui-même pour ne faire aucune démonstration, pour ne pousser aucun cri. Au plus profond du désespoir, l'homme perd rarement son orgueil, et l'impossibilité de traduire dignement sa douleur lui en fait réprimer l'expression. Debout vis-à-vis du canapé sur lequel reposait la morte, le sonneur de cloches ne fit entendre ni regrets, ni plaintes. Qu'aurait-il su dire qui pût rendre ce qu'il sentait ? Une larme retenue glissa à peine, malgré lui, sur sa joue brunie ; encore fut-elle aussitôt séchée. Un flot de sang monta tout à coup à son visage pâli, ses yeux humides étincelèrent. L'idée de la vengeance venait de traverser sa douleur et de lui donner, pour ainsi dire, une issue. Il s'élança hors du salon, courut au fourgon, détela un des chevaux, et, lui enfonçant au flanc son éperon, il reprit au galop le chemin de Nozay ; mais, lorsqu'il arriva au cabaret, il n'y trouva plus que la vieille femme : La Rose avait disparu.
Pendant huit jours, Maurice chercha partout La Rose au risque d'être lui-même découvert. Ses recherches furent inutiles ; selon toute apparence, l'ancien valet avait quitté le pays. Forcé de renoncer à cette dernière espérance, le sonneur de cloches regagna Chanzeaux. Ces huit derniers jours l'avaient tellement changé, que Marie-Jeanne eut peine à le reconnaître ; en le voyant, elle joignit les mains et s'écria :
- Il est arrivé malheur à la demoiselle
Ragueneau fit de la tête un signe affirmatif et s'assit au foyer ; l'explication entre le frère et la soeur n'alla jamais plus loin. Ce fut indirectement et par hasard que la jeune fille apprit, quelques mois après, la mort de Céleste et celle de Mme Boguais, qui venait de succomber en prison.

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