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Marthe RICHARD - Le début d'une légende (1/4)
 

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Nous reviendrons prochainement sur la biographie de Marthe Richer (1889-1982) née Marthe Betenfeld à Blâmont le 15 avril 1889 (fille d'un ouvrier brasseur) et les véritables péripéties aventureuses de sa vie.
A l'origine des diverses légende sur ses activités d'espionnage durant la première guerre mondiale, est publié en 1932 un ouvrage "L'aviatrice Marthe Richard espionne au service de la France" par le Commandant Georges Ladoux, chef des services de contre-espionnage pendant la guerre. Il a été présenté en quatre épisodes dans la revue "Lecture pour tous", reproduite ci-dessous, où est évoquée une "RIGOUREUSE AUTHENTICITÉ", pour ce récit qui n'est en réalité qu'affabulation.

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Lectures pour tous - Mars 1932
L'aviatrice Marthe Richard espionne au service de la France (1)


POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANCE, L'HISTOIRE DE LA GUERRE SECRÈTE VA COMMENCER A SE DÉROULER À NOS YEUX A DANS SA RIGOUREUSE AUTHENTICITÉ. LE COMMANDANT LADOUX, AUTEUR DE CE PASSIONNANT RÉCIT, ÉTAIT, EN EFFET, CHEF DES SERVICES D'ESPIONNAGE PENDANT LA GUERRE. IL VA NOUS MONTRER UNE HÉROÏQUE FRANÇAISE MÊLÉE A DES AVENTURES OU IL LUI ARRIVERA DE RISQUER SA VIE.

L'HISTOIRE de Marthe Richard, comme celle de la plupart des agents de guerre secrète, n'est extraordinaire que par les curieuses circonstances qui l'ont entourée et que notre héroïne, après avoir eu l'intelligence de les faire naître, réussit à développer jusqu'à leurs plus extrêmes conséquences.
Ce récit n'est donc pas l'un de ces romans d'espionnes de légende, dont foisonne la littérature d'après-guerre, mais, à peu près exactement transcrite, la copie du livre de bord d'une aviatrice française, lancée dans les remous de la Grande Tempête, par l'un de ces navires porte-espions que sont les Services de renseignements de guerre.
Elle partit, inscrite sur nos registres sous le surnom de l'Alouette, en juin 1916, pour l'Espagne, d'où elle ne nous revint définitivement qu'à la fin de décembre 1917. Ce sont les seules dates de sa vie aventureuse dont elle semble avoir gardé la trace, car la cervelle des alouettes est légère comme leur aile, et ne se souvient plus des toits où elles ont niché, ni des visages qu'elles ont un instant effleurés dans leur vagabonde randonnée.
Aucun des noms de personnages étrangers figurant dans ce récit ne devra donc être tenu pour rigoureusement exact. Cette histoire s'efforcera d'être aussi distante de l'indiscrétion que du scandale.
Marthe est un type connu d'agent, celui qu'en argot du métier nous appelons un agent double : être toujours mystérieux, armé de la psychologie la plus avertie et de la plus complète maîtrise de soi.
Aussi ses services ne peuvent-ils être appréciés qu'à leur valeur or.
Combien d'or eussent donné nos adversaires à notre double, pour qu'elle ne nous révélât pas, quelques mois après son entrée en campagne, le secret de leur encre sympathique la plus difficile à déchiffrer, et de quel prix eussent-ils payé son silence quand elle vint nous dénoncer, dès la fin de décembre 1916, la formidable offensive sous-marine allemande de février 1917, en nous dénombrant les puissants moyens d'action dont elle allait disposer ?
Voilà les poids qu'il est équitable de placer du côté français, dans la balance à deux plateaux où se mesurent finalement les services rendus par ces énigmatiques marchands de secrets.
Mais notre plateau n'était-il pas déjà chargé, au départ, d'un poids plus lourd encore, auquel il semble bien qu'aucune bourse, si pesante fût-elle, ne pouvait faire équilibre ?
Marthe Richard, en effet, est partie pour sa mission, enveloppée de longs voiles de deuil.
Quinze jours avant qu'elle se rendît en Espagne, son mari, automobiliste d'une formation combattante, en conduisant son camion jusque sur la ligne de feu, y était glorieusement tombé pour une cause sacrée, qu'avec une passion, poussée parfois jusqu'au sacrifice mystique, sa veuve va maintenant épouser.

SANS doute le lecteur me saura-t-il gré, avant même que je lui présente Marthe Richard, d'essayer de décrire, au moins sommairement, les milieux dans lesquels elle va être amenée à évoluer et de l'initier à quelques-uns des mystères de cette guerre secrète, sur laquelle tant de gens qui ne l'ont jamais faite écrivent aujourd'hui, et qu'ils travestissent au gré de leur fantaisie.
Lorsqu'au mois de mai 1915, j'eus réussi, après de nombreuses démarches, à faire accepter par M. Millerand, alors ministre de la Guerre, les conclusions du rapport où j'établissais la nécessité vitale pour nous d'organiser un service de contre-espionnage, je me rendis aussitôt au service des renseignements et demandai au commandant B..., qui le dirigeait à cette époque, de m'indiquer, pour faciliter ma tâche à ses débuts, ce qu'il savait des organisations secrètes allemandes, qui ne fût pas dans le domaine public.
Le commandant B... hocha tristement la tête :
«  Voyez le lieutenant P... qui s'occupe un peu de contre-espionnage, il vous donnera ce qu'il a. »
Le lieutenant P... était un ancien inspecteur de police, attaché au service des renseignements et qui faisait à ce titre la liaison avec la Sûreté générale, laquelle, on s'en souvient peut-être, était seule chargée, depuis l'affaire Dreyfus, de centraliser toutes les informations sur l'espionnage.
Pour toute réponse à ma question, mon jeune camarade prit dans son coffre un carnet de deux sous et me le tendit.
Le modeste petit registre contenait le nom d'une centaine d'étrangers suspects, qui avaient naturellement disparu à la mobilisation, et c'est à quoi se bornait, hélas ! à peu près tout ce que nous savions à l'Etat-major des organisations secrètes allemandes.
Le public français n'en connaît évidemment pas davantage aujourd'hui ; et c'est pourquoi je voudrais soulever quelques instants pour lui le voile qui couvre quelques-uns des mystères du temple.
Joffre, peut-être seul dans l'armée, avait pressenti le danger lorsqu'il me fit appeler, avant son départ au front, pour me demander d'installer, sous les ordres directs de Messimy, nos premières tranchées de l'intérieur.
«  Je vous laisse à l'état-major, me dit-il dans la forme laconique et précise qu'il donnait à ses ordres, pour empêcher que nous soyons assassinés, comme en 1870, par d'aveugles indiscrétions de presse ou par le regard trop aiguisé des agents de l'ennemi. Considérez-vous comme en sentinelle... la nuit, et débrouillez-vous.... Le grand quartier vous aidera dans la mesure qui lui sera laissée. »
Tous les états-majors avaient, avant la guerre, un bureau chargé de l'étude des armées étrangères.
Le gros de leur documentation leur était fourni par les moyens variés dont on dispose aujourd'hui, c'est-à-dire en parcourant avec soin la publication des débats parlementaires, les informations des grands quotidiens, les revues spécialisées et les règlements militaires.
Mais, comme chaque pays s'efforce cependant de tenir aussi secrètes que possible certaines découvertes ou certaines organisations qui lui confèrent, au moins momentanément quelque supériorité sur ses adversaires éventuels, au bureau des études était annexée une section des recherches, dont le rôle consistait précisément à essayer de découvrir ces secrets.
Cette section, dite des renseignements, constituait ce que l'on appelait communément le service d'espionnage.
Ses objectifs étaient autrefois, pour l'état-major de l'armée, à peu près exclusivement militaires, car les ministères des Affaires étrangères et de la Marine se réservaient la recherche des informations politiques ou navales, et nulle liaison n'existait, tout au moins chez nous, entre ces différents organes.
En Allemagne, elle s'effectuait tout naturellement par le cabinet de l'empereur, et, en Angleterre, grâce à la coordination des diverses sections de ce merveilleux « Intelligence Service » qui est comme le banc de quart installé à travers les âges à la proue du grand empire britannique. A la mobilisation, toutes ces antennes faisaient converger automatiquement leurs ondes vers la haute direction de la guerre ; mais, comme il n'en existait pas en France, ou plutôt, comme chacun de nos services était demeuré à l'état embryonnaire, il en résulta nécessairement pour nous, au début des hostilités, une infériorité marquée en matière d'information et de contre-espionnage.

LA préparation secrète de l'Allemagne avait par contre été poussée avec la méthode et le souci du détail qui sont la caractéristique de toutes les organisations germaniques. Nous nous en aperçûmes seulement quand il nous fallut rattraper le temps et le terrain perdus par nos premiers échecs.
Car l'Allemagne, dès le temps de paix, avait systématiquement installé dans tous les pays non belligérants de véritables petites armées où les espions civils et militaires se mêlaient aux agents de la propagande et les forceurs de blocus économique aux ravitailleurs de sous-marins.
A la tête de ces troupes invisibles, les ambassades et les légations allemandes fonctionnaient comme de véritables quartiers généraux, dont l'action était prolongée par celle des consulats et des postes frontières de liaison, tous les efforts, et dans tous les domaines, convergeant ainsi pour prendre à revers notre défense nationale dont les points faibles avaient été minutieusement repérés. Autour du château fort de l'ambassade, sorte de cheval de Troie introduit dans toutes les capitales du monde, et que protégeaient l'immunité diplomatique et le principe commode de l'exterritorialité, guerroyaient des légions d'agents neutres; recrutés à grands renforts d'argent, asservis par le bluff ou par la menace, embrigades enfin et encadrés par des Allemands dont l'instruction et le rôle avaient été depuis longtemps préparés.
Et les gouvernements neutres restaient aveugles devant cette débordante activité.
Il fallut, pour rétablir en Espagne la neutralité et rappeler au moins à l'impartialité certains hauts fonctionnaires, un coup décisif de la petite tête de Marthe Richard qui se souciait fort peu, ainsi qu'on le verra, des usages et des formes diplomatiques.
Tant il est vrai que seules comptent, en temps de guerre, les décisions promptes et vivement exécutées.
Tel était, en schéma, l'aspect général du champ de bataille mondial, lorsque nous en abordâmes la reconnaissance avec de bien faibles moyens.
Avec quelques camarades décidés et spécialisés, les uns dans les questions militaires et navales, les autres dans l'étude des problèmes nouveaux que posaient les aspects imprévus de la guerre économique ou financière, nous parvînmes, grâce à l'aide attentive du cabinet de Joffre à construire assez rapidement une nouvelle arme souple et pénétrante : le fameux 5ème bureau.
Il ne restait plus dès lors qu'à la confier à des hommes adroits et résolus et aussi à quelques-unes de ces femmes de chez nous, auxquelles aucun miracle n'est impossible, grâce à leur sûr et génial instinct.
Maintenant, présentons Marthe Richard !

Une temme «  très sport ».

UN matin d'avril 1916, je reçus coup sur coup deux communications qui me laissèrent assez perplexe, à mon bureau du 282 du boulevard Saint-Germain, une grande bâtisse à peine achevée, où l'on venait d'installer quelques-uns de nos services de guerre secrète.
Elles émanaient, l'une et l'autre, du même milieu et visaient toutes deux la même personne.
«  Méfiez-vous de Mme Marthe Richard, me disait un jeune aviateur: c'est une femme remarquablement intelligente et qui cherche à se faufiler dans nos camps d'entraînement, sans qu'on puisse savoir ce qu'elle y vient faire. Elle parle allemand et pourrait fort bien être un agent boche. »
«  Je vous recommande la petite Richard, m'écrivait une haute personnalité de l'aviation. Je la connais depuis longtemps parce qu'elle est la femme d'un de mes bons amis, actuellement automobiliste au front. Elle est fort intelligente, mais elle a surtout un cran formidable, au point qu'après avoir inutilement fait des pieds et des mains pour organiser un corps franc d'aviatrices, puis pour voler sur ses propres appareils, elle vient de me demander de la laisser s'engager sous des vêtements d'homme. Et Dieu sait cependant si elle est femme !
«  Je crois que vous pourriez l'utiliser dans vos services, elle parle fort bien l'allemand. »
Il y avait au moins deux traits communs à ces déclarations contradictoires : Marthe était une femme de tête et parlait la langue des sujets de Guillaume II.
Elle apparaissait, par ailleurs, difficile à saisir, puisqu'elle provoquait dans son entourage des réactions aussi nettes et de sens aussi contraire : inquiétudes assez vives pour justifier une dénonciation, confiance assez raisonnée pour mériter une recommandation, voire même une demande d'engagement dans nos services les plus secrets....
Je décrochai mon téléphone et appelai au bout du fil mon ami Priolet, le perspicace commissaire spécial qui préside aujourd'hui aux destinées de la brigade mondaine, et qui fut le plus remarquable des chasseurs d'espions pendant la guerre.
Je le mis au courant des deux communications que je venais de recevoir et le priai d'essayer de lever mon incertitude.
Deux jours après, je recevais un rapport précis de la préfecture de police, dont je reconstitue, de mémoire, les détails les plus caractéristiques, n'ayant pas la bonne fortune de pouvoir verser mes documents en originaux à l'histoire de la guerre secrète, comme le font mes heureux confrères. Toute cette documentation, comme on l'imagine, est demeuré, en effet, aux archives de l'Etat- major de l'armée.
«  Marthe Richard, disait en substance le rapport de Priolet, est née en Lorraine, le 15 avril 1889.
De très bonne heure, elle s'est adonnée passionnément aux sports. Avant d'aborder l'aviation, elle possédait déjà une longue pratique de l'équitation et de l'automobile ; elle avait même réussi à obtenir dans un sport que peu de femmes pratiquent, le tir, des succès remarquables, gagnant notamment le second prix du concours international de Lille.
«  Elle a reçu son brevet de pilote, le n° 1369, le 13 juin 1913, après deux mois d'apprentissage, à Villacoublay.
«  Le 31 août, au cours d'une fête d'aviation, donnée dans le Morbihan, elle fit une chute si grave que certains journaux annoncèrent le lendemain qu'elle avait succombé à ses blessures. Il n'en était heureusement rien ! Après être restée pendant quelques mois dans l'impossibilité de piloter, elle reprit ses vols au début de 1914, et tenta avec succès, au mois de mai, le trajet du Crotoy à Zurich, qu'elle réussit à effectuer, s'attribuant ainsi le record féminin de la distance et celui de la durée.
«  Engagée à la suite de cet exploit, en compagnie des aviateurs Etienne Poulet et Jean Montmain, pour des exhibitions à l'étranger, elle eut, avec le second de ces aviateurs, un nouvel accident au cours d'une fête donnée à la Chaux-de-Fond.
«  Quelques semaines après, la guerre était déclarée.
«  Dès le début dos hostilités, elle fonde la ligue de l'«  Union patriotique des aviatrices » dont elle devient la secrétaire générale et au nom de laquelle, à deux reprises, elle s'adresse au ministère de la Guerre pour demander de concourir à la défense nationale, comme courrier, agent de liaison, vigie au-dessus des villes, transport ou essai d'appareils.
«  A un reporter du Petit journal qui était venu l'interwiever sur ses projets, elle répondait, au début de juin 1915 :
«  Nous offrons, mes camarades et moi, nos services à la France ou aux alliés ; qu'on nous emploie n'importe où, mais qu'on nous utilise. Nous avons risqué notre vie pour le sport, le sacrifice que nous en faisons ne compte donc pas. Nous ne sommes que sept, mais nous ferons vite école. Les infirmières vont jusque sur la ligne de feu, pourquoi n'y enverrait-on pas aussi les aviatrices ? »
«  Par une lettre dont vous trouverez ci-joint copie, le général Hirschauer, directeur de l'Aéronautique militaire, tout en déclinant l'offre de Marthe Richard, a tenu à la féliciter de son dévouement patriotique.
«  Depuis cette époque, son mari, riche industriel de l'Ouest, étant parti au front, Marthe Richard vit au milieu de ses anciens camarades et aucun de ceux que nous avons interrogés n'a émis de doutes sur la correction de son attitude ni sur celle de sa vie privée.
«  D'un caractère froid et réservé, elle ne se livre pas aisément et ne permet pas qu'on dépasse avec elle les limites du laisser-aller, ni celle des libertés inhérentes à la camaraderie et à la vie un peu relâchée dans les camps d'aviation.
«  Si la chose vous paraît nécessaire, nous pourrons faire établir une filature. »

EN présence de ces déclarations, il n'y avait plus qu'une chose à tenter, qui était de convoquer Marthe ; c'est ce que je fis par l'intermédiaire de son protecteur de l'Aéronautique militaire, afin d'éveiller le moins possible les soupçons de la candidate.
Quelques jours après, la mystérieuse créature faisait son entrée dans ce même bureau où, quelques mois plus tard, la plus connue des espionnes allemandes, Mata-Hari, viendra donner tête baissée.
Quelle différence entre ces deux êtres ! J'indiquerai un jour aux lecteurs de cette revue, ne fût-ce que pour couper court à certaines légendes qui entourent encore l'histoire de la vie et de l'exécution de Mata-Hari, les circonstances précises dans lesquelles je la fis arrêter, et, bien malgré moi, conduire au poteau, alors que sa vie nous eût été sans doute plus utile que sa fin tragique, celle-ci fût-elle justifiée par sa portée de châtiment exemplaire.
Ces deux femmes n'avaient qu'un trait commun : leur mépris de l'argent et le dévouement avec lequel elles ont servi, Marthe Richard, la France ; Mata-Hari, l'Allemagne, où elle avait été adulée et traitée en reine, et dont elle avait fait, par reconnaissance ou orgueil, son pays d'adoption.
Mais pour l'intelligence de leur rôle, pour la mise en scène de ses détails, n'oublions pas qu'il y avait entre elles toute la différence qui sépare un nerveux cheval de pur sang français, d'un demi-sang hollandais, c'est-à-dire, comme on dit sur les champs de courses, quelques classes d'intervalle.
J'ai pu observer Marthe, tout à loisir, pendant la guerre. Je l'ai retrouvée, il y a quelques mois, dans le calme, peut-être seulement apparent, d'un nouveau veuvage, après un second mariage contracté avec un riche Anglais : mon impression, est toujours demeurée celle qu'elle produisit sur moi, dans cet après-midi du début de mai 1916, où nous voici maintenant arrivés.
La qualité dominante de Marthe, qualité que justifiaient déjà ses records de tir et d'aviation, est un contrôle absolu de ses réflexes, à ce point qu'on la croirait privée d'appareil circulatoire et de système nerveux. Elle sait garder, en toute circonstance, un imperturbable, un phénoménal sang-froid.
Elle écoute ou en a l'air et ne répond pas : à plus forte raison jamais ne questionne-t-elle.
Tout se passe, dans un entretien avec elle, non point en conversation, mais en une série de soliloques alternés, où le demandeur et le répondant racontent, chacun à leur tour, leur petite histoire particulière ; et le plus curieux est que, à la fin, les deux interlocuteurs se sont compris.
Marthe, en effet, ne suit pas un raisonnement, mais toujours elle le précède et votre avis lui est indifférent, parce que, lorsque vous le lui donnez, elle l'a formulé intérieurement, à moins qu'elle n'en ait déjà pris le contre-pied. Elle ne vous impose d'ailleurs pas plus ses vues qu'elle n'adopte les vôtres.
Elle n'est jamais surprise, parce qu'elle laisse toujours dans la vie une part à l'imprévu : c'est ainsi qu'elle admit, sans aucun reproche à l'adresse des organisateurs du meeting où elle faillit terminer prématurément son existence aventureuse, qu'on ne lui eût point signalé le large fossé qui traversait le terrain d'aviation et où elle capota.
«  Les fossés, dit-elle, sont faits pour qu'on y culbute. »
Avec de tels êtres, on comprendra, sans doute, qu'un premier interrogatoire fût malaisé à conduire. Marthe allait m'en faire rapidement la démonstration.
«  Je vous ai prié de venir ici, madame, lui déclarai-je dès l'abord, parce que notre ami X... m'a fait de vous un très vif éloge et signalé votre ardent désir de servir notre pays par tous les moyens. »
J'appuyai sur ces derniers mots, comptant y trouver une transition adroite pour la suite de l'entretien.
Peine inutile, Marthe coupait de suite au plus court :
«  Vous voulez m'engager dans vos services d'espionnage ?
- Du tout, répondis-je vivement, je ne suis pas au service des renseignements, mais seulement à celui du contre-espionnage.
- ...
- Ce serait, d'ailleurs, moins dangereux pour vous.
- ...
- Oh ! je connais vos brillants services dans l'aviation et je sais que vous n'avez pas peur.
- Voulez-vous me permettre une question. Croyez-vous qu'il y ait beaucoup d'espions en France ?
- .... »
Je n'avais pas encore l'habitude des silences de Marthe et, un peu agacé par son mutisme obstiné, j'avais prononcé ma dernière phrase en élevant volontairement la voix, pour indiquer qu'il me fallait une réponse.
J'obtins celle-ci :
«  Je n'ai plus d'avions, je n'ai plus de voiture, je n'ai pas mon mari. Je m'ennuie. »
Et, d'un geste las et nonchalant, Marthe a tiré de son sac à mains une houpette chargée de poudre, dont le nuage léger s'accumule dans l'air.
Je pensai qu'il valait décidément mieux aller droit au but.
«  Savez-vous, chère madame, que précisément parce que vous y apparaissez désoeuvrée, certains de vos camarades en sont arrivés à se demander ce que vous pouviez bien faire dans leur camp d'aviation ?
- Je savais ça, c'est le petit X... qui a dû me dénoncer. Ils sont là toute une bande de jeunes fous, d'ailleurs charmants, autour desquels la mort rôde et qui voudraient bien pouvoir jouir plus vivement de la vie. Mais j'ai horreur de leur noce bête, aussi m'ont-ils surnommée : «  Feuille morte », sans doute parce que je mets longtemps à tomber toute rôtie du ciel.
«  Vous n'avez jamais volé, n'est-ce pas, capitaine ? Quand vous voudrez, je vous donnerai le baptême de l'air. Alors seulement vous comprendrez.... Son premier vol, voyez-vous, pour une femme, c'est comme son premier amour... elle ne l'oublie jamais.
«  Vous vous doutez que je suis effroyablement menteuse, comme toutes les femmes, n'est-ce pas; eh bien, ce qui me fait aimer avec passion l'aviation, c'est qu'elle seule peut-être au monde tient ce qu'elle vous a promis : la liberté ou la mort.... »
Et les lèvres de Marthe se scellèrent à nouveau, cette fois, sur le bâton de rouge.
«  Ils ont raison, me dis-je, in petto, c'est en effet une femme forte. Quels services elle pourrait nous rendre si elle le voulait ! Après tout, le mieux est de lui poser la question carrément ! Nous allons bien voir....
«  Je ne demande pas mieux, repris-je, que de vous prendre à l'essai dans le contre-espionnage, mais avez-vous déjà fait quelques observations dans les milieux où vous fréquentez : l'aviation, le théâtre, les cabarets de nuit, les salles de rédaction, que sais-je ?
- Oh ! peut-être vous a-t-on dit que je voyais quelquefois ce pauvre détraqué d'Almereida. Je me suis posé comme vous la question à son sujet. D'où vient l'argent ? Mais je n'ai aucun moyen de la résoudre.
«  J'ai par contre quelques idées sur votre service....
«  Peut-être me direz-vous que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais, à votre place, ce n'est pas en France que j'essaierais de trouver des espions ; autant vaut chercher dans une botte de foin une aiguille. Cependant cette aiguille tient à un fil, lequel sort de la botte et va s'accrocher quelque part à l'espionnage ennemi. C'est donc hors du foin, c'est-à-dire soit à la frontière où passent toutes les communications, soit directement en pays neutres où elles aboutissent, que j'essaierais de chercher le bout de ce fil. »

EN quatre phrases, elle venait de résumer tout le programme auquel je m'attelais laborieusement depuis un an et de refaire l'histoire de mon service, qui d'abord, par le contrôle télégraphique et le contrôle postal, la recherche des encres sympathiques et des codes secrets, avait mis la main sur toutes les voies et les principaux moyens de communication, et qui commençait à pouvoir envoyer, bien lentement à mon gré, dans tous les pays neutres, des agents d'observation.
De plus, pour la première fois, j'entendais quelqu'un me parler avec inquiétude du directeur du Bonnet rouge, déjà signalé à la police, mais contre lequel on n'avait rien pu relever de suspect et qui vivrait peut-être encore, si la perspicacité d'un contrôleur de Bellegarde et mon passage fortuit et à point nommé dans cette localité, ne nous avaient fait retrouver le fil.
Si rapide qu'eût été ma réflexion, Marthe m'avait devancé et avait compris que j'allais l'employer.
«  Voulez-vous me laisser encore quelques jours? Je viendrai vous revoir. Pas ici, si vous le voulez bien. Car votre nid d'espions, presque en face de la Chambre des députés et du ministère de la Guerre, est peut-être un endroit un peu visible pour ceux que leur métier oblige à y pénétrer.
- Nous en avons d'autres, tranquillisez-vous, fis-je, à la fois surpris de cette observation, mais toujours sur mes gardes, et je vous indiquerai un lieu de rendez-vous plus discret, le jour où vous voudrez bien accepter d'être des nôtres.
- Dans une quinzaine, peut-être », répondit Marthe, debout et déjà prête à partir.
Et, en la reconduisant jusqu'à ma porte, je ne sais pourquoi me revint à l'esprit un mot du père Joffre, alors qu'il passait l'inspection du peloton des élèves officiers de réserve d'Amiens, dont il m'avait confié autrefois l'instruction :
«  Ne leur mettez pas trop de choses dans la tête, capitaine. La meilleure école de guerre, c'est la guerre. Et on ne la fait pas avec des théories. On la mène avec des hommes. »
Mon vieux maître avait raison, en pensai-je, baisant le bout des doigts que me tendait Marthe : son axiome favori, s'applique à la guerre secrète comme à l'autre. On ne fait pas de l'espionnage avec des principes, mais avec des espions. Quelle espionne fera Marthe, pour celui qui sera le premier à s'en servir ! Pourvu que d'autres n'aient pas déjà commencé !

L Alouette s'envole.

ON ne peut pas dire que l'on ait été particulièrement tendre pour moi, lors de mon procès, mais personne, je crois, même dans mon plus intime entourage, ne m'a jamais entendu proférer une plainte ni m'indigner contre la lâcheté et l'injustice humaines.
En acceptant les fonctions de chef du Service des renseignements, je savais à quels risques je m'exposais, si je voulais y accomplir jusqu'au bout mon devoir, la France ayant l'habitude de lâcher sans hésitation ses chefs de services secrets, au premier signe de mécontentement de l'opinion.
Cependant, parmi les reproches véhéments qui me furent prodigués à l'époque troublée où je connus ce désagrément, il en est au moins un auquel je ne puis rester aujourd'hui encore insensible, c'est celui que l'on m'adressa d'avoir employé systématiquement des agents doubles.
Je voudrais bien savoir ce que d'autres eussent fait à ma place. Il m'était évidemment apparu, dès le début de mon apprentissage, que l'agent double était bien la plus dangereuse à manier des armes de guerre secrète, plus dangereuse même parfois que celle que nos adversaires forgeaient directement contre nous.
Mais avais-je donc le choix des moyens?
Lorsque, le 1er août 1914, l'Allemagne a brusquement et hermétiquement fermé sa frontière, nous n'y avions pas un agent en place ; elle en avait, par contre, laissé quelques centaines chez nous que nous n'avions aucun moyen de dépister.
Sans doute avait-on prévu, dans le plan de mobilisation, un embryon de système de protection, en instituant le contrôle télégraphique, mais celui-ci, en dehors de ses consignes purement négatives et qui consistaient à ne laisser passer aucun texte en clair contenant des indications ou tels renseignements dont la divulgation pouvait être préjudiciable à la défense nationale, n'avait reçu, et pour cause, aucune indication lui permettant de flairer les télégrammes suspects.
Par ailleurs, le contrôle postal n'existait pas et l'on mit plus d'un an à l'établir, à cause des protestations des pays neutres ; ceux-ci trouvaient gênant de voir leur correspondance ouverte ou même simplement retardée.
Mais quand il fut organisé, ce fut une autre affaire. Nous ignorions tout de la composition des encres sympathiques allemandes et des moyens de les révéler, et si nos amis anglais ne nous avaient pas enseigné que la vapeur d'iode permettait d'en déceler quelques-unes, nous en serions encore peut-être à chercher des textes cachés entre les lignes.
Enfin, nos frontières étaient trouées comme des écumoires. Y passait qui voulait et ce qu'on voulait.
Je crois donc avoir appliqué la pure doctrine militaire, qui indique à tout commandant d'une troupe son devoir et l'oblige, en l'absence de tous renseignements, à attaquer sur un point quelconque du front, pour savoir ce qu'il y a derrière.
Or, le front de la guerre secrète, c'étaient toutes nos frontières. C'est ce rideau qu'il fallait soulever avec prudence pour ne pas créer, surtout chez les neutres voisins de nos adversaires et sur lesquels pesaient plus lourdement, de ce fait, l'illusion et la menace de la toute-puissance germanique, un état d'irritation qui pouvait risquer à brève échéance de nous les aliéner.
Pour cette guerre particulière, qui consistait à traverser les champs de nos voisins pour y chasser le gros gibier qui débordait des frontières allemandes, il fallait donc autant de tact que de mordant ; il fallait surtout, pour relever les traces de la bête, des limiers à l'odorat exercé.
Le nez retroussé de Marthe Richard et la sûreté de son instinct m'avaient tout de suite indiqué qu'elle allait pouvoir jouer ce rôle.
Mais j'avais d'abord évidemment à m'assurer qu'elle n'avait pas encore d'engagement et que, tout comme une jeune et brillante pensionnaire du Français, elle ne me lâcherait pas sans crier gare, si elle venait à trouver un cachet plus sérieux que le mien sur quelque scène étrangère.
Et quel cachet, hélas ! pouvais-je lui offrir avec nos pauvres fonds secrets qui, partis de 60 000 francs par an au début de la guerre, atteignaient péniblement le million en janvier 1916 ?
Restait le système D, cette invention bien française.
Marthe est un des produits les plus achevés du système D.

C'EST au début de juin que, par un coup de téléphone, elle m'annonça sa nouvelle visite et que je lui fixai son second rendez-vous.
Je l'avais convoquée dans un des lieux discrets que des amis sûrs et compatissants mettaient à la disposition de notre pauvre service et qui présentaient, suivant la qualité de nos recrues, une gamme assez variée de quartiers et d'installations.
Nous nous rencontrâmes, cette fois, rue Jacob.
Quelle ne fut pas ma surprise en voyant que Marthe était en grand deuil !
«  Je viens de perdre mon mari, me dit-elle sans préambule. Ils me l'ont tué, alors qu'il conduisait un convoi, à la cote 180, tout près de Menancourt. J'ai eu envie de vous demander un laissez-passer pour aller le rechercher. Mais il reste vivant dans mon coeur, où il me connaît mieux, peut-être, que durant sa vie. J'ai été parfois méchante avec lui, je lui dois de le venger. Faites de moi ce que vous voulez, j'ai maintenant un but dans la guerre. »
J'essayai de lire au plus profond d'elle-même. Peine inutile. Elle avait le même ton et le même air insouciant que lors de notre première rencontre.... Je savais qu'elle avait aimé son mari, sans doute comme elle savait aimer. L'amour était pour elle une bataille comme les autres sports. Elle venait en tout cas de subir l'épreuve du feu. Je devais la considérer comme décisive ou congédier Marthe, et je la gardai. Quelques mots de regrets, après quoi :
«  Soit, nous allons travailler ensemble. Je n'ose pas vous demander si dans les heures douloureuses que vous venez de traverser, vous avez observé quelque chose qui puisse intéresser notre service ?
- Je n'ai rien vu. La mort de mon mari est survenue deux jours après notre entretien et je ne suis plus sortie. D'ailleurs, il n'y a rien à faire pour moi dans ces milieux. Interroger les femmes des gens parmi lesquels je vis ? Elles ne savent rien ou ne diront rien. Envoyez-moi à l'étranger - en Suisse, en
Hollande.
- J'allais vous proposer l'Espagne.
- Si vous voulez, bien que je ne parle pas l'espagnol.
- Ce n'est pas absolument utile, car je vais vous demander seulement d'entrer en rapports avec des Allemands. Je n'ai pu réussir à m'introduire encore dans leurs services. Je sais seulement par notre ambassade qu'ils sont particulièrement actifs et que le centre de leur organisation de propagande et d'espionnage est à Madrid même : c'est là que je voudrais vous voir aller.
- Mais comment réussirai-je à me faire engager par eux ?
- Ne craignez rien. Une Française, jeune, jolie, bien habillée et désoeuvrée, ce sera une proie facile pour leurs rabatteurs. Laissez-vous faire, et je ne vous donne pas un mois avant que vous soyez repérée. »
J'eus, un court instant, le sentiment de la cruauté de mon métier qui allait réclamer de cette femme, sur le visage de qui les larmes n'étaient pas encore séchées, d'essayer de séduire ceux qui venaient de lui enlever son mari.
Ce fut encore elle qui vint à mon aide.
«  Je vais donc partir directement pour Madrid ?
- Non, vous n'y trouveriez personne. Au début de juillet la cour se rend à Saint-Sébastien, où elle demeure jusqu'en octobre. Les ambassades la suivent. Dans le brouhaha de la saison, l'étiquette est moins sévère, les rencontres sont plus faciles et les relations s'ébauchent plus aisément, et puis... vous y serez plus facilement remarquée. J'aurai d'ailleurs là quelqu'un qui pourra vous guider.... »
Elle m'interrompit :
«  Je n'ai besoin de personne. Il y a tout intérêt, pour ma mission, à ce que je sois seule, au moins dans les débuts. Ce sera peut-être plus long, mais certainement plus sûr. Je vous demande simplement de me donner le moyen de communiquer avec vous.
- Vous aurez une adresse convenue et, pour plus de précautions, je vous remettrai une formule d'encre sympathique avec le moyen de la révéler vous-même, pour le cas où j'aurais à vous écrire directement. Mes lettres vous seront portées à l'hôtel par un de nos officiers. Vous n'aurez donc à craindre aucune indiscrétion.
- Bien, donnez-moi votre formule.
- Un simple cachet d'aspirine, dissous dans un demi-verre d'eau, et pour révéler, un coup de repassage avec votre fer électrique.
- Compris. Je vais acheter de suite un cachet, non pas pour vous écrire, mais parce que j'ai une migraine folle.
- Voulez-vous revenir demain si vous êtes trop fatiguée ? Vous retiendrez mieux mes instructions ?
- Ce que vous venez de me dire me suffit amplement.
- Mais encore vous faut-il un passeport ?
- J'y ai pensé, voici deux photos que j'ai fait tirer hier dans cette intention. Faites établir le passeport et remettez-le chez moi demain, dans la matinée. Je partirai le soir même pour Saint-Sébastien. II doit y avoir un train à la gare d'Orsay à sept heures.
- Vous n'allez pas partir sans argent...
- Donnez-moi ce que vous voudrez.
- Mais c'est que je n'ai rien sur moi, à moins... que dans mon portefeuille.... »
J'avais huit cents francs, le quart, je crois, de ce dont disposait mon service pour finir le mois. J'hésitai à les lui offrir, sachant le prix de la vie dans la station balnéaire espagnole.
Elle me prit des mains ce maigre viatique et me regarda avec une douceur où il entrait peut-être un peu de pitié. Puis, souriant pour la première fois, depuis le début de ce difficile entretien, elle se leva, son hardi regard fixé déjà très loin vers l'horizon et telle qu'elle devait apparaître à son banc d'aviatrice, lorsque, l'hélice tournant à deux mille tours, elle s'emparait des commandes.
Impassible et passionnée, sûre de soi, l'Alouette s'envolait sans regarder en arrière vers cette ligne indécise du front de la guerre secrète, où grouille l'effarante mêlée des sentiments humains, depuis l'atroce trahison jusqu'au sublime sacrifice de la vie avec la mort sans gloire.

Tout vient à point....

DÈS les premières canicules de juillet jusqu'aux soirs précoces et déjà frissonnants d'octobre, l'Espagne, au temps de son dernier roi, faisait de Saint-Sébastien le centre de ses élégances raffinées.
Tout au long de sa voluptueuse Concha, parfumée de tamaris et de mimosas, la société madrilène venait chaque année se grouper autour de son galant souverain.
En juillet 1916, la scène s'était élargie aux limites de la guerre mondiale, et le carré de sable fin réservé aux tentes royales, à la Perla del Oceano, l'établissement de bains à la mode, résistait mal à la poussée curieuse de la foule bigarrée, aux cent idiomes que la tempête, installée à demeure au Centre de l'Europe, avait poussée peureusement en ce bout minuscule de la terre,
Saint-Sébastien était donc devenue la Notre-Dame du Bon Secours de tous les inquiets de l'Univers. Elle était aussi l'une des grandes capitales de la Neutralité.
Nulle source de profits ne fut étrangère pendant la guerre aux peuples neutres, et tel grand seigneur espagnol, vêtu des habits rapiécés de Don Quichotte, qui regardait envieusement autrefois, du haut du mirador en ruines de son vieil hôtel sur l'Avenida, glisser la foule opulente des clients du Baccara, pouvait maintenant filer chaque matin, vers ses mines ou ses usines de Bilbao, dans sa quarante-chevaux.
Du commerce avec l'ennemi, la tentation est grande de glisser vers d'autres profits plus dangereux, ceux que procurait si aisément le trésor secret allemand ; aussi Saint-Sébastien, capitale des élégances et séjour préféré des grands profiteurs de la guerre, fut de bonne heure un centre actif d'espionnage.
C'est dans cette trouble atmosphère, par un soir de juillet où les cigarières d'Irun, un oeillet parfumé sur l'oreille et une chanson d'amour aux lèvres, lançaient sur la Bidassoa l'appel à la désertion à leurs cousins basques de l'autre rive, que, son loulou sous le bras, Marthe Richard franchit la frontière.
Il est dans la convention des romans d'espionnage que l'héroïne, à peine débarquée dans la ville où sa mission l'a conduite, repère immédiatement l'homme qu'elle doit séduire.
Puis, en un tournemain, elle aura relevé les empreintes de la serrure de la chambre d'hôtel occupée par l'adversaire. Elle fera aussitôt main basse sur les papiers secrets grâce auxquels vont être démasqués les espions ennemis. L'auto est devant l'entrée ou l'avion sur le toit de l'hôtel et l'héroïne s'envole prestement à la barbe de son amoureux transi.
Marthe ne fera probablement jamais partie de la galerie de ces grandes espionnes de l'histoire... romancée; auxquelles tout arrive comme par enchantement, car, tombée en pleine saison folâtre, alors qu'elle n'avait nulle envie de s'amuser, et chargée d'écouter, tandis qu'elle ne comprenait pas un mot de la langue du pays, elle mit plus d'un mois à s'orienter.
«  Par quel bout commencer à saisir le fameux fil, se demandait-elle, le lendemain de son arrivée, au milieu de la foule cosmopolite qui peuplait le Continental, où elle était royalement descendue avec mes 800 francs dans son sac, et parmi les baigneurs désoeuvrés, qui traînent leur ennui dans les restaurants de nuit et de la plage au baccara.

UNE semaine s'était à peine écoulée, qu'elle avait tout juste échangé quelques mots avec un Français fort élégant, dans lequel elle ne tarda pas à reconnaître un de nos déserteurs et qu'elle supposa, assez rapidement, être rabatteur allemand ; ce en quoi elle ne se trompait pas, puisque le gentleman fut, plus tard, condamné à mort par contumace. Mais Marthe est patiente et sait dominer ses nerfs.
Elle attendit donc avec calme, insensible aux avances des galants caballeros qu'attirait le regard de ses yeux bleus, lorsqu'elle parcourait mollement, son fidèle toutou dans son sillage, la longue promenade ensoleillée en terrasse sur la mer
«  Il en a de bonnes, le capitaine, quand il prétend que je n'ai qu'à promener ma ligne dans le courant et que le poisson s'accrochera tout seul ! Je voudrais bien l'y voir ! Encore, si j'avais mon avion ou seulement une voiture, j'aurais l'air de quelque chose, car les nouveaux riches sont les mêmes sous toutes les latitudes : peu leur importe le tableau pourvu qu'il soit installé dans un cadre en or.... »
Et les lettres banales qu'elle m'adressait reflétaient moins de découragement que de dépit et plus de gêne à paraître vaincue qu'à m'annoncer qu'au taux de 150 pesetas par jour, mon viatique était déjà depuis longtemps épuisé.
J'allais donc me décider à lui venir en aide, malgré elle, lorsque je reçus, dans les premiers jours d'août, un court billet rédigé à l'encre sympathique, qui m'arracha un soupir de soulagement :
«  J'ai pris contact, je crois que ça va marcher !» m'annonçait-elle laconiquement.
Un jour que, seule, elle s'était assise à une table du Café du Rhin, qu'elle avait choisi comme poste d'observation, à cause de sa vogue ou peut-être simplement de son nom, elle entendit un colloque assez vif entre deux consommateurs placés derrière elle et dont elle ne pouvait encore discerner les traits : ils parlaient allemand.
«  Je parie que c'est une Française, disait l'un des interlocuteurs.
- Cent marks qu'elle est Espagnole ! » répondit l'autre.
Malgré sa maîtrise habituelle et dans la joie où elle était de trouver enfin à qui parler, Marthe faillit se retourner vers ses admirateurs, mais la première de ses consignes consistait à paraître ignorer l'allemand ; aussi, reprenant son sang-froid, elle se recula brusquement comme pour s'éloigner du soleil qui commençait d'envahir sa table, et renversa étourdiment les verres à cocktail de ses deux voisins.
«  Toutes mes excuses ! » dit-elle, en s'adressant à eux, confuse et rose d'émotion, tandis qu'elle murmurait en elle-même : «  C'est du verre blanc, ça porte bonheur ! »
Le prétexte que, pour des raisons fort différentes, recherchaient les deux groupes était trouvé et la conversation s'engagea aussitôt en français, Marthe ayant de suite déclaré qu'elle ne parlait pas d'autre «  langue. Vous êtes Parisienne, j'ai gagné cent marks, s'exclame joyeusement le premier des deux Allemands.
- Moi ? Du tout, répond Marthe ; je me suis mariée en France, mais je suis née d'un père suisse et d'une mère turque. »
«  Si, avec ça, ils ne me trouvent pas assez neutre, pensait-elle, qu'est-ce qu'il leur faut ?
- Vous êtes donc veuve ? questionna le gagnant du pari.
- Oui, mon mari s'est tué accidentellement, il y a quelques mois, en automobile. Et vous, qui êtes-vous ? »
Les deux hommes s'inclinèrent et l'un après l'autre se nommèrent :
«  Le docteur Wilhelm Kraut, médecin allemand, déclare l'un.
- Heinrich Halphen, ingénieur allemand, dit l'autre. Cela ne vous fait pas peur, madame, d'avoir affaire à deux Boches ? ajouta-t-il lourdement.
- Oh ! moi, je n'ai peur que des poltrons ; aussi tous ceux que je vois ici et dont les frères se battent, me dégoûtent, je les prends tous pour des déserteurs. »
L'ancien prix de tir du concours international de Lille a mis du premier coup dans le mille ; les deux hommes vont être obligés de s'excuser.
«  Vous avez cent fois raison, réplique aussitôt Kraut, et si vous me voyez à Saint-Sébastien, c'est, que je viens de débarquer du Cameroun, où, ancien médecin de Sa Majesté, j'ai pris, en 1912, la direction des services sanitaires de notre grande colonie. »
Et tirant avec satisfaction une bouffée de son gros havane, le docteur lorgne vers son voisin, comme s'il savourait d'avance sa réponse.
«  Moi, se décide enfin, après une seconde d'hésitation, à dire Halphen, j'étais venu en mission en Espagne pour une affaire... industrielle... et j'attends une occasion sûre de pouvoir rentrer en Allemagne, en échappant aux croisières anglaises.
- Eh bien, et vos sous-marins, riposte Marthe, ils n'embarquent donc pas de passagers ?
- Mais, madame, nos sous-marins n'abordent jamais aux côtes d'Espagne.
- Non, ils s'en privent ! répond l'aviatrice; il y a huit jours à peine, tous les journaux français ont parlé de celui qui était venu se ravitailler à Bilbao.
- C'est un pur mensonge, dit Halphen ; là preuve en est que j'étais justement à Bilbao, à cette époque, appelé par mes affaires, et personne n'a vu de sous-marin.
- Oh! ce que je vous en dis, conclut Marthe, c'est uniquement pour vous taquiner. Quels que soient les moyens employés, quel que soit le vainqueur, je ne souhaite qu'une chose, c'est que cette affreuse guerre finisse le plus tôt possible. Mais vous ne nous dites rien ? ajoute-t-elle en s'adressant à Kraut.
- C'est que j'ai faim, répond celui-ci et qu'avec les 100 marks que je viens de gagner à l'ami Halphen, nous pourrions faire un fameux déjeuner.
- Impossible aujourd'hui, je suis attendu, mais si vous voulez demain, je serai à la disposition de Madame. »
Et l'ingénieur se leva pour prendre congé.
Mais à peine avait-il fait quelques pas, que Kraut s'était penché vers sa jolie voisine, et, soit qu'il fût sincère, soit qu'il voulût gagner la confiance de la jeune femme, il avait murmuré à mi-voix à son oreille :
«  Vous avez bien fait de parler sur ce ton à Halphen. Ce n'est pas un homme à fréquenter.
- Pourquoi ?
- Il fait un sale métier. C'est lui qui ravitaille nos sous-marins... et chose plus grave encore, et que je ne devrais pas vous dire, Karl est un espion.
- Quelle horreur !»s'écrie Marthe, tandis que tout au fond d'elle-même, elle enrage.
«  C'est bien ma veine, pense-t-elle, j'ai joué le mauvais cheval. Voyons toujours où celui-ci va me conduire. »
Quelques instants après, un fiacre ayant été arrêté par le docteur, le couple file vers Saldover, la charmante petite station thermale voisine de Saint-Sébastien.
Promenade mélancolique, pareillement décevante aux deux partis. Kraut, qui regrette d'avoir trop parlé, semble éviter les questions de Marthe, laquelle a fort à faire pour se défendre contre les avances du médecin colonial.
Chacun rentre donc bredouille, dans le tendre soir guipuzcoan, où la brise de l'Atlantique glisse sa petite pointe aigre.
Par l'Avenida del Kursaal et les parterres fleuris de l'Arderdieder, le couple a regagné la ville encore assoupie sous la chaleur étouffante de l'après-midi, mais qui va se réveiller avec le retour de la bruyante vie nocturne, propice aux rendez-vous furtifs et aux pièges ténébreux que, dans l'ombre, doit tendre le mystérieux Halphen.
«  A demain, voulez-vous, au café du Rhin? dit Kraut, à sa jolie compagne, en la mettant à la porte du Continental.
- Entendu, mais pas avant midi, » répondit-elle avec son plus captivant sourire.

LE lendemain, dès onze heures, elle est au bar du Rhin.
Son instinct ne l'a pas trompée, Halphen y monte déjà la garde.
Il paraît anxieux de connaître les résultats de la promenade de la veille, et peut-être, plus encore, des confidences que Kraut a pu faire à Marthe. Celle-ci va le rassurer sur-le-champ.
«  Votre ami est charmant, mais il est insupportable comme un Français, qui ne peut jamais rencontrer une femme sans lui faire la cour. Vous n'êtes pas comme lui, M. Heinrich ?
- Non, répond celui-ci. Je suis avant tout un homme d'affaires, et si j'adore la compagnie des femmes, c'est qu'elles me donnent le seul délassement agréable que je puisse trouver au perpétuel hard labour de mes occupations.
- Qu'est-ce que vous fabriquez donc ?
- Tout et rien, j'essaie de gagner de l'argent.
- Vous m'apprendrez votre métier.... Je vois tout le monde s'enrichir autour de moi... et je n'y arrive pas. Je vais même être obligée, ajoute-t-elle, sur le ton d'une confidence un peu gênée, de rentrer en France, puisque je n'ai plus le sou.
- Vous êtes cependant descendue au Continental ?
- Sans doute, mais j'espérais rencontrer un mari, parce qu'en France on n'en trouve plus.
- Combien dépensez-vous par jour à l'hôtel ?
- Cent-cinquante pesetas.
- Et si on vous en offrait le double ?
- J'accepterais immédiatement, à condition, bien entendu, que celui qui me les offrira n'ait pas les mêmes arrière-pensées que Kraut.
- Kraut est une brute. Il vous a dit hier qu'il allait rentrer en Allemagne ? Il en a déjà eu l'occasion dix fois. S'il ne l'a pas fait c'est qu'il est comme tous les autres : il a la frousse. Et puis, il y a tant de manières de servir utilement son pays, même à l'étranger....
«  Mais le voilà qui arrive. Plus un mot.
Il ne faut pas qu'il se doute de notre conversation. Êtes-vous libre demain ?
- Toute la journée, si ce n'est pas pour recommencer la petite promenade sentimentale de Saldover.
- Nous n'avons ni l'un ni l'autre de temps à perdre. Vous m'avez l'air d'une femme intelligente et énergique. Si vous le voulez, votre fortune est faite. Il suffit que vous ayez confiance en moi. Je vais demain à Bilbao par le train de 10 heures. Trouvez-vous au départ à la gare. Votre place sera retenue. Nous causerons en route....
«  Bonjour, mon cher vieux Wilhelm, Madame était en train de me dire combien elle avait été charmée hier de son excursion. Aujourd'hui c'est moi qui paie. Je vous invite tous les deux à déjeuner au Casino, bien que je n'aie pas perdu mon pari.
- Comment, Madame n'est pas Française
- Du tout, elle est simplement une femme supérieure. »
Et Marthe passe au bras de Wilhelm, visiblement flatté, la laisse de son chien.

Halphen le racoleur.

LE trajet de Saint-Sébastien à Bilbao est l'un des plus pittoresques de l'Espagne.
La voie longe d'abord la côte du golfe de Viscaya, dont elle enjambe les ravins abrupts, éternellement parfumés de l'odeur des citronniers sauvages et roses de bruyère, pour monter ensuite à l'assaut du haut Guipuzcoa, et percer ses sierras par une série presque ininterrompue de tunnels. «  Il y en a quarante avant d'arriver à Bilbao, annonce Halphen, en s'asseyant en face de Marthe, dans la «  butaca », le large fauteuil espagnol qu'il a retenu pour ce voyage d'examen de sa future recrue. J'espère, ajoute-t-il, que vous n'aurez pas peur ?
- Vous oubliez que j'ai mon gardien, répond la voyageuse, en installant sur ses genoux son inséparable loulou.
- Comment s'appelle-t-il ?
- ... Flot...
- Tiens ! c'est un mot allemand qui veut dire «  puce ».
Flot avait été ainsi nommé par sa maîtresse parce qu'elle l'avait recueilli, abandonné, au bord de la mer ; mais avec son incroyable facilité à se servir des moindres circonstances pour atteindre son but, Marthe, qui redoute de voir se transformer les deux heures et demie de tête à tête en un gênant interrogatoire, saute sur le premier prétexte qui lui est fourni et répond, soudain devenue songeuse :
«  C'est en effet l'un de vos compatriotes qui me l'a donné.
- Ah !vous avez eu un ami allemand ?
- Oui, un très grand ami, que j'ai connu à Saint-Moritz, peu avant la guerre... Il doit être disparu, sans doute, lui aussi.
- Je puis très rapidement vous renseigner, s'empresse de répondre Halphen, heureux d'avoir des références sur les sentiments et la vie de Marthe ; pouvez-vous me dire son nom ?
-- Impossible, répond-elle avec un geste las, comme si elle voulait s'arracher à des souvenirs encore douloureux.... Il touchait de trop près à la famille impériale. »
Le coup a porté. Halphen s'est redressé, prêt à saluer militairement, et c'est sur un ton presque respectueux qu'il va maintenant parler à cette Française, qui fut l'objet des attentions d'un Allemand de sang royal.
Jusqu'à Dévie, où la voie, laissant à droite la corniche cantabrique, quitte la mer pour s'enfoncer à l'intérieur des terres, Halphen, visiblement intimidé, ne sait comment amener sa compagne aux confidences dont il a besoin, car il n'oublie pas que le devoir du bon racoleur est de présenter un dossier complet sur ses recrues, quelque chose comme la fiche militaire d'incorporation.
Mais on ne prend pas une aviatrice au filet, comme un simple papillon, et Marthe, qui a déjà à son actif plusieurs records féminins, est capable de battre le plus difficile de tous, le record du silence....
Elle se tait donc obstinément. Cependant, comme elle aussi veut savoir, elle va permettre enfin à son juge d'instruction de profiter d'un incident de voyage pour pousser son interrogatoire, tout au moins jusqu'où il plaira à Marthe de le laisser s'aventurer.
Le train, un peu poussif, comme tous les convois espagnols, s'est arrêté pour souffler un instant à la station d'Eibar.
C'est une des villes les plus réputées d'Espagne pour la trempe et la finesse de ses armes ; quelque chose comme un petit Saint-Etienne. Sur le quai, un marchand ambulant présente aux voyageurs un choix varié de poignards richement damasquinés ;Halphen, prévenant, en offre un à sa compagne.
«  Vous n'êtes pas superstitieux, vous, au moins, fit Marthe, en acceptant l'arme. Vous savez qu'en France, on prétend que ça coupe l'amitié.
- Je n'en crois rien. Ma première impression ne me trompe jamais. Nous allons devenir de bons amis. Toutefois, ajoute le recruteur, tandis que le convoi s'ébranle, il faut que vous ayez confiance en moi.
- Il faut d'abord que vous méritiez la mienne.
- Que voulez-vous de moi ?
- Que vous me fassiez gagner beaucoup d'argent.
- L'Allemagne sait magnifiquement récompenser ceux qui acceptent de la servir.
- Ouf!... pense Marthe, enfin, nous y voilà, je Vais savoir à quoi m'en tenir. »
Et de son air le plus naïf, elle ajoute :
«  Je ne vois pas bien en quoi je puis aider votre pays.
- Allons ! réplique cette fois plus durement Halphen, vous êtes trop intelligente pour ne l'avoir pas encore compris.
- Et vous, trop maladroit pour que je continue à vous écouter. Mon petit Karl, voyez-vous, vous n'êtes pas un bon recruteur, car, fussé-je infiniment moins intelligente que vous voulez bien le croire, toute autre femme, à ma place, eût compris, dès notre première rencontre, quelle était votre profession et le genre d'affaires que vous alliez lui proposer : ravitaillement de sous-marins, ou peut-être espionnage en France. C'est bien ça, n'est-ce pas ?Pas d'erreur possible sur la marchandise.
- Parfaitement, acquiesce Halphen, furieux de s'être laissé devancer.
- Bien, nous allons alors pouvoir parler net. Vous savez où conduit la voie dans laquelle vous voulez m'engager ?
- Oui, à la fortune....
- Non, au poteau de Vincennes, où quelques-uns de vos agents ont déjà été traînés. Il est entendu que j'aime l'argent et que je veux en gagner beaucoup et vite, plus que vous ne croyez, et surtout plus que vous ne pouvez m'en offrir dans la situation nécessairement un peu... subalterne - pardonnez-moi le mot - que vous paraissez occuper.
- Je n'ai qu'un chef après l'empereur, riposte orgueilleusement Halphen.
- Parfait, dit Marthe, qui commence à y voir plus clair dans la hiérarchie des services des renseignements allemands en Espagne. Cela va simplifier beaucoup de choses, puisqu'il ne me reste plus désormais qu'une personne à connaître pour pouvoir dicter mes conditions.
- Dicter, riposta Karl..., on ne dicte pas des conditions au commandant... » et il
s'arrête juste au moment où il est sur le point de lâcher le nom de son chef.
- En tout cas, c'est le commandant qui paie, donc r'est à lui seul que je veux avoir affaire. Si je dois risquer ma peau pour votre patron, tandis qu'il restera tranquillement loin du bal... et des balles, ce risque vaut bien, vous en conviendrez, d'être discuté froidement entre les deux intéressés. Donc, mon cher Karl, c'est à votre chef que j'aurai affaire, et à lui seul. C'est à prendre ou à laisser.... »
Et comme Halphen va se lancer dans une discussion sur les obligations élémentaires du recruteur vis-à-vis de son supérieur, il voit avec stupéfaction Marthe ramener Flot contre elle, tirer tranquillement les rideaux de sa portière, s'enfoncer dans son coin et se préparer à la sieste méridienne....
«  Vous me réveillerez à Bilbao, dit-elle, en fermant les yeux. D'ici là, vous aurez eu le temps de réfléchir. »
Et elle s'endort sur sa «  bucata »comme Turenne, après la bataille, sur son canon.

L'homme aux lunettes noires.

L'APRÈS-MIDI est employé à la visite du port et de la ville. Halphen paraît à la fois très fier, bien qu'assez gêné, de traîner avec lui sa jolie conquête.
C'est qu'il est fort connu le long des quais, et qu'il a beau essayer d'esquiver certaines rencontres de matelots équivoques,
Marthe ne s'y laisse pas tromper et constate que son compagnon paraît jouer, auprès de cette tourbe cosmopolite qui peuple tous les grands ports, le rôle d'un capitaine de corsaires.
Le hasard va, d'ailleurs, permettre à notre agent de vérifier bientôt ses soupçons.
Halphen, prétextant un rendez-vous urgent, a prié sa compagne de bien vouloir l'attendre à la terrasse d'un café.
A une table voisine de la sienne, un vieux marin, la barbe en broussaille et la pipe au bec, s'est assis.
«  Je vais pouvoir me renseigner auprès de lui, pense Marthe.
'«  Parlez-vous un peu français, demande-t-elle au matelot ?
- Un peu, répond celui-ci d'un son rogue.
- Alors vous allez peut-être m'ai der à satisfaire une envie, ajoute Marthe, en glissant un billet de vingt pesetas sur la table de son voisin.... Je suis ici en excursion avec un ami et je voudrais voir un sous-marin allemand ? On me dit qu'il en vient souvent.... Comment faut-il que je fasse ?
- Vous n'avez qu'à le demander à l'officier qui vous accompagne, » fait l'autre, en lui rendant son billet.
Et il grommelle à mi-voix en s'en allant :
«  Encore une qu'on repêchera un de ces jours dans le port, comme celle d'hier, avec un poignard dans le dos. »
Devant cette sinistre remarque, qu'elle paraît naturellement ne pas avoir entendue, Marthe pour la première fois sent courir sur ses nerfs un petit frisson glace, non point que la sourde menace du marin l'ait émue, mais parce qu'elle vient de faire la désagréable expérience de ce mépris de l'homme de la rue, quelle que soit la nationalité à laquelle il appartienne, pour les espions ou pour ceux qui les dirigent.
«  Je ne suis pas encore aguerrie, » pense-t- elle.
Et, presque malgré soi, pour regagner la gare, elle entraîne Halphen, qui l'a rejointe, par les rues les plus désertes de la ville.
Elle s'oppose même à ce qu'il prenne, pour rentrer à Saint-Sébastien, le même compartiment qu'elle.
«  Vous êtes décidément trop connu, et ce serait vouloir me compromettre que de voyager de nouveau avec vous. J'ai d'ailleurs, maintenant, votre promesse que vous ne chercherez plus à m'aborder, avant de m'avoir présenté à votre chef. »
Et elle ferme au nez d'Halphen, subjugué, la portière de son wagon.
Huit jours se sont écoulés, et Marthe n'a encore rien vu venir.
Cependant, il lui semble, à des signes presque imperceptibles, qu'il y a maintenant quelque chose de changé autour d'elle.
Le gros portier du Continental, qui négligeait autrefois cette cliente de deuxième zone, est aux petits soins pour elle ; et sa femme de chambre, si lente ordinairement à venir aux ordres, apparaît maintenant si rapidement Iorsqu'on la sonne, qu'on croirait qu'elle sort de la porte.
«  J'ai l'impression d'être en famille, observe l'aviatrice. Halphen doit essayer de compléter l'enquête que j'ai si rapidement interrompue... en me faisant surveiller par ses gens. »
Elle s'inquiète cependant que les événements ne marchent pas assez vite à sa guise et se demande, parfois, si elle n'aurait pas été trop brusque avec son recruteur. Aussi, pour tromper ses nerfs, martyrise-t-elle le docteur Kraut, qui perd pour e[le chaque soir une centaine de louis au baccara. Enfin, un matin, sur la Concha, elle se trouve tout à coup nez à nez avec Halphen. Celui-ci n'est pas seul, un homme d'une quarantaine d'années l'accompagne. Petit, très brun, il porte de fortes lunettes et une barbe en pointe, qui lui donnent un air à la fois énigmatique et dur. Il a vu le premier Marthe et s'est brusquement arrêté pour la dévisager, avant qu'Halphen n'ait eu le temps de lui pousser légèrement le coude, et de lui dire en allemand ce simple mot que Marthe a compris : «  La voilà ».
D'un mouvement rapide, l'inconnu a aussitôt détourné la tête.
«  C'est le chef, dit Marthe, qui a fait semblant de ne pas s'apercevoir du manège... J'ai déjà vu cette tête quelque part. Mais comment se fait-il qu'il m'ait reconnue avant qu'Halphen ne m'ait désignée à lui ? En tout cas, le dénouement paraît proche. »
Le lendemain, en effet, elle trouve en rentrant le soir, dans sa chambre, une lettre épinglée sur son oreiller.
«  Ce doit être important, pour qu'on l'ait mise si discrètement en évidence », et elle lit :
«  Continental Palace, San-Sebastian
Lundi 25-7-16
«  Chère Madame,
«  Je vous prie de bien vouloir m'excuser de vous avoir négligée ; je ne pouvais taire autrement et il est nécessaire que nos relations soient aussi cachées au public que possible.
«  Pour cette raison, je vous demande s'il vous est possible de me recevoir dans vos appartements après déjeuner entre 2 heures et 3 heures afin que nous puissions causer et prendre nos dispositions ?
«  Si vous avez un empêchement, mettez un mot pour moi à la caisse de l'hôtel.
«  Dans le cas contraire, je me présenterai chez vous, après déjeuner.
«  Hommages respectueux.
H. »

«  Allons, premier vol assez réussi, conclut l'aviatrice en se mettant au lit. Il ne me reste plus maintenant qu'à passer un examen de pilote. »
A l'heure dite, Halphen s'est présenté chez elle.
L'entretien est bref : le recruteur ne donne plus d'ordres, il transmet seulement des instructions....
«  Vous vous promènerez demain vers quinze heures dans les jardins de l'Alderdieder.... Ils sont à peu près déserts à ce moment-là.... Quelqu'un qui maintenant vous connaît et qui porte de fortes lunettes noires, s'approchera de vous et vous dira : «  Suivez-moi ». Le reste vous regarde, et je ne vous reverrai plus que lorsque j'en recevrai l'ordre.... » Et il fait mine de se retirer.
«  J'oubliais, cependant, de vous dire quelque chose, fait-il, en paraissant se raviser au seuil de la porte. Si vous acceptez d'être des nôtres, il doit être entendu que vous nous servirez en soldat. Par conséquent... si vous veniez à nous trahir....
- Je sais, on me trouverait un matin, aux pieds des rochers d'Urgall, comme cette femme qu'on a repêchée dans le port de Bilbao il y a aujourd'hui dix jours, avec un couteau entre les deux épaules.
- Tiens, comment savez-vous ça ? demande Halphen, les journaux n'en ont pas parlé ?
- Et vous, comment l'avez-vous appris ?
- Oh ! moi, vous savez, fait le racoleur d'un air un peu gêné, mon métier est de tout savoir. Ces incidents sont d'ailleurs chose courante au pays de Carmen et vous voyez qu'on n'en parle guère. Que voulez-vous ? les Espagnols ont toujours été d'incorrigibles jaloux : ils n'acceptent pas qu'on les trompe.
- Je dois avoir alors du sang espagnol dans les veines, » riposte Marthe, en jouant négligemment avec le poignard damasquiné d'Eibar.
Halphen la regarde un instant, puis, prenant congé, il conclut l'entretien avec un mauvais sourire et sur ce propos flatteur :
«  Décidément, je crois que nous étions faits tous deux pour nous comprendre. »

(A suivre.)

Commandant LADOUX
Ancien Chef des Services de Renseignements de l'État-Major de l'Armée.

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