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L’abbé Laurent Chatrian (1732-1814), compilateur ou calomniateur
 


 « Mr Chatrian, un homme haineux, partial, mécontent de tout le monde excepté de lui-même, étourdi, médisant et calomniateur ». Ces mots acerbes de l’abbé Hingre dans la Semaine Religieuse de Saint-Dié[1] résument bien l’image qu’aura laissée de lui l’abbé Laurent Chatrian au sein du clergé lorrain du XIXe siècle. Et il est vrai que l’héritage de l’abbé Chatrian était particulièrement encombrant. Tout au long d’une cinquantaine d’années, sur 55.000 pages manuscrites, le curé de Saint-Clément, paroisse rurale des environs de Lunéville en Lorraine, s’amusa à recueillir « toute vérité… librement, sans déguisement et sans art »[2]. Des « vérités » sur le clergé d’Ancien Régime, opiniâtrement collectionnées pour être soigneusement retranscrites dans son journal, d’une plume trempée dans le vitriol.

Il faut dire que le cadre chronologique de l’œuvre était favorable à une écriture engagée voire polémique. Peu après avoir commencé son journal en 1764, Laurent Chatrian, âgé de 32 ans, vit s’effacer la Lorraine ducale alors rattachée à la France (1766), avant d’assister à la montée des idées des Lumières dans de larges proportions du clergé. Puis les derniers cadres traditionnels de la société à laquelle était attaché Chatrian s’effondrèrent en 1789. Prêtre réfractaire, Chatrian connut alors un long exil en Allemagne avant de finir ses jours en Lorraine tandis que s’achevait l’Empire en 1814.

Conservateur voire réactionnaire, Chatrian n’eut, durant toutes ces années, pas de mots assez durs pour désigner ses confrères gagnés par le « philosophisme » ou encore ralliés à l’Eglise Constitutionnelle ; untel est qualifié de « philosophe à manger du foin »[3], tel autre de « très simplard »[4], et tel autre de « Juif, trompeur, non résident, mal famé, jureur en 1791 »[5]… Fallait-il conserver pour la postérité ces jugements à l’emporte-pièce ? Telle est la question que se posèrent les héritiers du curé de Saint-Clément. Sa nièce, Mme de Girmont, disait que « les écrits de mon oncle […] renferment en général trop de misères ; il faut les brûler »[6]. Et lorsqu’ils furent déposés au Grand séminaire de Nancy par le fils de cette dernière, l’abbé de Girmont, ce fut avec la condition expresse que si des laïcs revendiquaient ces manuscrits, ces derniers « devraient, plutôt que de s’y soumettre, s’en aller piteusement flamber dans une cheminée ecclésiastique ; telle est la volonté formelle des héritiers de l’abbé Chatrian »[7].

Voilà le résultat d’une lecture au premier degré qui a longtemps prévalu : jusqu’à nos jours, les écrits de Chatrian ont avant tout été perçus comme une mine d’anecdotes triviales décrivant les turpitudes du clergé d’Ancien Régime. Mais le journal peut être lu à un autre niveau, pour prendre une dimension autobiographique. Car, au fil de ces soliloques avec sa plume, le curé de Saint-Clément a écrit davantage qu’une collection d’anecdotes : il nous a laissé une part de lui-même.
 

1. RETOURS SUR UNE VIE MOUVEMENTEE

Né en 1732 et mort en 1814, Laurent Chatrian aura vécu 82 ans ; une longue vie, marquée par la rupture majeure de la Révolution qui le surprit à l’âge de 57 ans. Ce fut durant les années d’exil qui suivirent que Chatrian commença à se pencher sur son propre passé. Dans les dernières années de sa vie, alors qu’il était rentré en Lorraine depuis le Concordat, ses écrits autobiographiques se multiplièrent. Jetés le plus souvent sous forme de brouillons sur des feuilles volantes, on ignore si ces courts textes étaient destinés à entretenir sa mémoire personnelle, à justifier ses choix devant la postérité, ou à assouvir un goût jamais démenti de collectionneur d’existences, à commencer par la sienne. Ces morceaux épars permettent de reconstituer sa vie, une vie d’abord remplie par ses fonctions pastorales, ainsi qu’il les énumère sur une notice couvrant la période pré-révolutionnaire :

« Laurent Chatrian, né à Lunéville le 4 mars 1732 ; fait prêtre à Toul, le 18 [septembre] 1756 ; vicaire-commensal à Saint-Etienne, doienné de Remiremont, le 2 mai 1757 ; à Remoncourt, doïenné de Porsas, le 5 [novembre] 1763 ; à Brouville, doïenné de Salm, le 8 janvier 1765 ; à Saint-Clément, 1769 ; secrétaire-commensal de Mgr Drouas de Boussey Evêque-Comte de Toul, le 8 mai 1771 ; provicaire-général du diocèse de Toul, le 28 [septembre] 1772. Curé de Resson, doïenné de Bar, le 4 [décembre] 1773 ; a été ensuite de sa permutation avec M. Mathieu, institué curé de Saint-Clément et annexes, le 15 [octobre] 1777. Il a pris possession de cette cure le 27 janvier 1778 [...][8].

La distanciation permise par l’emploi de la troisième personne, associée au ton détaché et au contenu très factuel, traduit le goût pour la notice biographique. Chatrian était avant tout un collectionneur de faits et se livrait peu sur ses propres sentiments. On ne saura pas, par exemple, comme a pu être ressentie la disgrâce après les courtes années passées auprès de Mgr Drouas, d’abord comme secrétaire, puis comme provicaire général ; la mort subite de Mgr Drouas, survenue en 1773, a brisé net cette carrière en revoyant Chatrian dans la campagne lorraine. Il semble que cette vie obscure comme curé de Resson (1773-1777) et de Saint-Clément (1778-1790) ait été du goût de Chatrian ; il les résuma par ces mots :

« Les instructions qu’il devoit à ses paroissiens, l’étude de l’Ecriture Sainte et des Pères de l’Eglise, des recherches historiques sur la Lorraine en général et sur le diocèse de Toul en particulier, les compilations d’anecdotes ecclésiastiques et monastiques, pour lesquelles il avoit un goût décidé, partagèrent exactement tout son tems »[9].

Chatrian voulait donner l’image d’un pasteur passionné par son ministère et l’écriture. Il est certain qu’il préférait observer la vie cléricale de son temps que d’y participer ouvertement. Son passage éclair à l’évêché de Toul (1771-1773) reste toutefois une énigme ; et s’il siègea brièvement aux Etats-Généraux[10], ce fut pour suivre docilement l’évêque de Nancy, Mgr La Fare, dans sa campagne contre l’Eglise Constitutionnelle.

Laurent Chatrian n’a donc pas été, malgré les occasions qui lui furent données, un grand acteur de son temps. Mais ce fut un fin observateur, qui consacra sa vie à coucher sur le papier les anecdotes ecclésiastiques qui parvenaient jusqu’à lui.

2. LE JOURNAL A SCANDALES D’UN CURE DE CAMPAGNE

Laurent Chatrian aura mené une vie obscure de chercheur d’anecdotes : ici l’œuvre et l’homme fusionnent pour ne former qu’un. Cette œuvre, composée d’au moins 179 manuscrits, est assez diverse, reflétant la variété des centres d’intérêt de son auteur, mais aussi une méthode qu’il résumait ainsi dans un de ses brouillons :

« Il n’étoit pas un savant à découvertes et à compositions : son talent étoit de profiter de ses lectures ; il mettoit à part les choses singulières et curieuses, et en ornoit ses compilations : il y a du bon dans quelques uns de ses recueils »[11].

Dans cette tentative de construire sa propre mémoire, l’homme cherchait à laisser le souvenir d’un humble mais opiniâtre compilateur. Il rédigea effectivement de bons pouillés[12] et quelques monographies inégales ; mais l’essentiel de son œuvre est constituée par son monumental Journal ecclésiastique diocésain, tenu sans interruption sous plusieurs titres[13] de 1764 à 1810 (55 volumes). Il s’agissait d’un recueil semi-public en ce sens qu’il était construit à la manière d’un véritable périodique avec page de titre factice ; Chatrian y compilait des variétés sur divers sujets propres à intéresser un public ecclésiastique : écriture sainte, éloquence, poésie, droit canon, histoire, sans compter plus de 500 notices bibliographiques… En s’inspirant des journaux existants, Chatrian s’amusait ainsi à produire son propre journal manuscrit, tant pour lui que pour son entourage :

« La distribution trop tardive des journaux de messieurs Joannet et Dinouart, jointe à la difficulté de se les procurer, tant à cause du prix exorbitant où ils sont montés, qu’à cause de la négligence des libraires entreposeurs, nous a inspiré le dessein de remplacer ces deux ouvrages périodiques si utiles à messieurs les ecclésiastiques, par un journal travaillé à peu près sur le même modèle »[14]

Ce journal manuscrit pouvant être communiqué à d’autres ecclésiastiques voisins ou amis, une partie de son contenu posa rapidement des problèmes de confidentialité. C’est pourquoi, vers 1770, les anecdotes trop personnelles furent retirées du journal diocésain et regroupées dans une nouvelle collection de manuscrits réservée à l’usage exclusif de son auteur. Ce Journal personnel commence au moment où Chatrian entre au service de l’évêché[15] en 1771 et s’achève en 1812 (29 volumes). Egalement tenu sous plusieurs titres[16], le Journal personnel était très différent du Journal diocésain. Rédigé sous la forme d’un calendrier, il comportait généralement une page par jour[17] ; chaque jour étant rempli de courtes anecdotes et nouvelles sur ses confrères. Le clergé lorrain d’Ancien Régime y était raconté en fonction des choix très personnels de l’auteur. Des obsessions ressortent, comme celle des moines, accusés de tous les vices. Et en particulier, celle des chanoines réguliers, dont le jeune Chatrian avait tant apprécié l’éducation au collège de Lunéville qu’il avait fait le mur pour tenter de s’engager dans l’armée[18] ! Chatrian n’oublia pas ses anciens professeurs et leur accorda une place toute particulière dans son journal : dans les années qui précèdent la Révolution, il en parlait en moyenne une fois tous les 5 jours[19], le plus souvent pour décrier leur laxisme en matière éducative ou pastorale. Voilà comment Chatrian décrivait le comportement du chanoine régulier Galland de Dommartin dans son Journal personnel du 13 avril 1775 :

« Il se loge à l’auberge et y laisse un cahier de chansons très indécentes. Cette affaire fait du bruit à Charmes. Conçoit-on la conduite d’un supérieur de laisser voyager un moine étourdi, sans principes, sans décence, sans religion, dans un temps où il doit assister aux offices de l’église dans sa maison ou du moins dans quelqu’une des maisons de sa congrégation ? »[20]

Chatrian était-il seulement à l’affut des prêtres aux mœurs légères, pour mieux dénoncer la manière dont ils s’étaient éloignés de la gravité religieuse ? Ou cherchait-il a régler des comptes avec son propre passé en revenant sans cesse sur ces histoires de moines et de chanoines réguliers, au point de rédiger un Calendrier historico-critico-monastique que l’abbé Vacant désignera comme « un des volumes où son défaut de charité s’est le plus affiché »[21]… Le sujet revenait inlassablement, ainsi qu’on le relève douze ans plus tard dans le Journal personnel de 1787 parmi de multiples invectives :

« Nous apprenons seulement une anecdote monastique, qui mérite d’être consignée dans ce journal : le R.P. Dumesnil, chanoine régulier, directeur de l’hôpital de Lunéville, grand pénitencier, & le plus relâché de tous les confesseurs possibles, repris par ses propres confrères sur sa pratique condamnable, persiste effrontément à répandre à grands flots les absolutions les plus sacrilèges à des jeunes gens, qui ont l’habitude criminelle, homicide, etc, de la masturbation, il se contente, en leur donnant une absolution latine, de lire M. Tissot sur l’onanisme. Voilà une pratique du sacrement de pénitence bien différente de celle des Habert »[22].

Les termes employés sont éloquents… « Nous apprenons seulement », « Cette affaire fait du bruit » : Chatrian serait-il un homme de la rumeur publique ? Ce n’est pourtant pas l’image qu’il chercha à donner de lui, lui qui voulut toujours passer pour un homme respectable, un homme de cabinet.

3. COMPILATEUR OU CALOMNIATEUR ?

Dans les dernières années de sa vie, Chatrian décrivait ainsi ses activités dans une de ses rares pages écrites à la première personne :

« Rentré en France, l’état actuel du ministère me parut si déplorable, que je renonçai à m’y lier […] Je me renfermai alors dans mon cabinet, et je me livrai à des lectures intéressantes et à des compilations, qui n’étoient dans le fond que des complémens de plusieurs recueils commencés avant la Révolution, et que l’émigration forcée avoit empêché de continuer ou de finir […] Mes études ont pour objet l’état ancien et moderne de l’Eglise en général, de celle de France en particulier, et spécialement celui du diocèse actuel de Nancy […] Je change de travail aussitôt que le sujet cesse de me plaire. Je commence souvent des élucubrations que je ne finis point : j’expédie des brouillons[23] et j’en fais de nouveaux »[24].

En se présentant ainsi comme un homme d’étude et d’érudition, aux tendances misanthropes[25], Chatrian traçait de lui-même un tableau élogieux démenti par la masse même des manuscrits qui nous a laissé. Statistiquement, il aura écrit 3 pages par jour, avec un pic à 7 pages par jour autour de 1780[26] ; inutile de dire que la qualité des investigations ne pouvait être toujours au rendez-vous. Son neveu, l’abbé de Girmont, a laissé un témoignage bien plus réaliste sur la légèreté avec laquelle Chatrian recueillait ses informations :

« Soit à Saint-Clément, soit plus tard à Lunéville, l’hospitalité à l’égard des confrères était universelle et cordiale ; venait qui voulait, mais il fallait savoir attendre patiemment au salon l’heure du dîner ; jusque là, l’amphitryon était invisible. A midi sonnant, il sortait de sa bibliothèque, serrait la main à ses convives, sans les compter, et faisait gracieusement les honneurs de sa table. C’est alors que pleuvaient de toutes parts, les nouvelles de permutations et de résignations, les anecdotes plus ou moins salées, les historiettes parfois inventées le jour même et à dessein. On causait, on narrait, on devisait ainsi jusqu’à deux heures, puis, tout à coup, après un adieu rapide à ses hôtes riant sous cape, Chatrian rentrait, majestueux, dans son cabinet de travail, pour se hâter d’écrire tout ce qu’il venait d’entendre »[27].

Cette réputation de commère est confirmée par l’abbé Guillaume, pour qui Chatrian « accueillait trop facilement, a-t-on dit, les récits dont on le savait impatient de grossir ses tablettes et, sans prendre le temps ni la peine d’en vérifier l’exactitude, il se hâtait de les enregistrer, dans l’appréhension d’en perdre le souvenir »[28]. La fréquentation du Journal personnel donne raison à ces témoignages ; on est frappé par le nombre de fausses nouvelles que Chatrian a du lui-même corriger a posteriori dans la marge. Le Journal personnel de Chatrian a bien été le réceptacle de toutes les ragots ecclésiastiques circulant dans le Lunévillois. En celà, le journal permet d’approcher une réalité historique trop souvent insaisissable : la rumeur, par sa production, sa circulation mais aussi sa rectification lorsqu’elle s’avère infondée.

La nature même de ce journal, généralement vexant, parfois diffamatoire, conduisit l’auteur à le remplir avec la plus grande discrétion. Le curé de Saint-Clément était conscient que ses anecdotes pouvaient discréditer davantage une Eglise déjà en position défensive dans la France des Lumières. Voilà pourquoi le journal échappa à l’impression, comme l’ensemble des manuscrits de Chatrian :

« J’écris sans contrainte ; je travaille sans ambition ; je n’ai jamais songé à faire gémir la presse ; encore moins ai-je pensé à alimenter des langues médisantes, ou à nuire à de bons prêtres : j’espère que mes manuscrits tomberont en des mains prudentes, et que ceux qui y liront des anecdotes scandaleuses ou des réflexions critiques, n’en feront d’autre usage que de gémir profondément sur les maux de l’Eglise »[29].

Si Chatrian avait un tel souci de discrétion, c’est bien qu’il se sentait membre à part entière de ce corps ecclésiastique qu’il critiquait avec tant de délectation dans l’intimité de son journal.

4. UN REPRESENTANT DU CLERGE LORRAIN

Chatrian consacra finalement toute son existence à raconter le clergé lorrain, ce clergé dont il avait l’honneur d’être un membre parmi tant d’autres. Lire le journal de Chatrian, c’est voir le monde avec les yeux d’un ecclésiastique qui ne s’intéressait qu’aux autres ecclésiastiques. Aussi, Chatrian n’eut de cesse de se comparer à ses confrères dont il soupesait chaque fait et geste. Dans un brouillon de notice autobiographique rédigée en fin de vie, Chatrian ne laissait entrevoir aucun doute ni remord. En guise de souvenir, il dessinait un modèle stéréotypé de « bon curé », sans qu’on sache s’il croyait sincèrement avoir vécu d’une manière aussi exemplaire, ou s’il avait simplement cherché toute sa vie à se rapprocher d’un idéal :

« Après avoir étudié les humanités à Lunéville, la philosophie et la théologie à Pont-à-Mousson, et au Séminaire de Toul, les autres sciences ecclésiastiques et les solides principes de religion dont il ne s’est jamais départi, il fut fait prêtre par M. Drouas, et travailla, en qualité de vicaire, dans plusieurs paroisses difficiles, où il se forma à un pénible ministère. L’attachement qu’il témoigna partout à la doctrine de l’Eglise, la régularité de ses mœurs, son zèle pour le salut des âmes, et la connoissance qu’il avoit des saintes règles de la pénitence, engagèrent enfin ses supérieurs à lui imposer la charge pastorale en le faisant curé de [Resson] »[30]

On remarquera que dans ce texte aux allures d’épitaphe, Chatrian a soigneusement gommé son passage à l’évêché de Toul auprès de Mgr Drouas (1771-1773). Au lieu d’insister sur ce qui le séparait des curés moyens, il décida au contraire de s’en tenir à ce qui le fondait dans la masse du clergé lorrain, comme l’obtention de quelques vicariats et une liste de qualités consensuelles. Ce qui comptait pour Chatrian, c’était moins l’ambition personnelle que l’idée de faire partie du premier corps de la société d’Ancien Régime. Lui-même disait que l’on « attribue à sa modestie le refus constant qu’il fit de faire imprimer un seul de ses ouvrages manuscrits »[31], et c’est peut-être vrai. Ces années occupées par un humble ministère paroissial furent celles au cours desquelles Chatrian fut le plus en phase avec son idéal de petit bénéficier, sans éclat ni excès, occupé seulement à pointer tous ceux qui s’éloignaient de la ligne moyenne qu’il s’était fixée. Ni aimé ni haï, il ne laissa finalement qu’un souvenir fort lisse dans sa paroisse de Saint-Clément[32].

Ces années de ministère réglé et discret prirent soudainement fin avec la Révolution. Ce fut pour Chatrian la rupture majeure de sa vie, mais aussi une épreuve révélatrice de la véritable valeur de chaque prêtre. Réfractaire de conviction, il estimait disposer de la légitimité nécessaire à la dénonciation des égarés :

« Il refusa donc un serment schismatique que sa conscience repoussoit avec force, et demeura inviolablement attaché à l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Dépouillé de sa cure, menacé d’une détention qui pouvoit être suivie chaque jour d’un massacre constitutionnel, il a pris le parti d’émigrer, c’est-à-dire de s’éloigner d’une terre maudite qui alloit dévorer quelques millions de ses meilleurs habitans, et de porter en Allemagne sa foi, ses espérances, sa soumission à la volonté de Dieu »[33].

Pour Chatrian, la Révolution ne pouvait faire l’objet d’aucune compromission. Rêvant d’un corps ecclésiastique solidaire dans les épreuves, il consacra des centaines de pages à inventorier et à condamner les prêtres « révolutionnaires », les « jureurs » et autres « schismatiques ». Employant ses vieux jours non pas à faire le bilan de sa propre vie, mais à distinguer les « bons » des « mauvais » prêtres, Chatrian s’emprisonna dans une reconstruction manichéenne de l’Eglise d’Ancien Régime qui influença durablement les historiens ecclésiastiques lorrains. S’il faut dépasser cette classification dépourvue de nuances, on reste frappé par la cohérence de l’univers mental dévoilé par ce curé lorrain, comme un miroir de lui-même, mais également d’une culture ecclésiastique dans laquelle il baignait.

CONCLUSION

Le Journal personnel de Chatrian reste une source irremplaçable pour connaître le clergé lorrain de l’Ancien Régime finissant ; il l’est un peu moins pour les années révolutionnaires, lorsque les nouvelles se sont faites moins fraîches et que les jugements de l’auteur se sont faits encore plus tranchants qu’à l’accoutumée.

Bien qu’en apparence désincarné, le journal de Chatrian renseigne également sur son auteur. Ce ne sont pas les brouillons autobiographiques, pour ne pas dire hagiographiques, que Chatrian a griffonnés en fin de vie qui nous renseignent le mieux sur le diariste : on y apprend davantage sur l’image qu’il avait de lui-même ou qu’il voulait donner, que sur sa véritable personnalité.

C’est en allant à sa rencontre au fil de ses recueils d’anecdotes que l’on découvre un homme au centre d’un réseau d’informateurs plus ou moins fiables, passionné par la rumeur et l’anecdote, qui se pressait de tout noter de peur d’oublier ce qu’on lui avait raconté.

Et s’il entretint une telle passion pendant un demi-siècle pour tout ce qui touchait au clergé de Lorraine, c’est que Chatrian éprouvait une véritable passion pour un corps ecclésiastique dans lequel il désirait se fondre pour n’être qu’un maillon de la chaîne. Et en cela, son journal sort de l’histoire anecdotique pour devenir un double miroir, celui d’un homme et celui d’un milieu, le bas clergé lorrain d’Ancien Régime.


[1] HINGRE, « Confesseurs et martyrs de la foi catholique pendant la Révolution », Semaine religieuse de Saint-Dié, 1879.
[2] Cité par J.-M. ORY, « Le journal d’un ecclésiastique lorrain à la fin de l’Ancien Régime », dans Annales de l’Est, 1971, n°1, p. 51.
[3] A propos d’Antoine Pierre (1720-1791), curé de Saint-Boingt. Essai d’une histoire critique du philosophisme françois, Bibliothèque Diocésaine de Nancy (= BDN), MC 8.
[4] A propos du sous-prieur de l’abbaye de Domèvre Jean François (1722-…). BDN, MC 118 p.69
[5] A propos de Claude Joseph Thomassin (1743-1800), vicaire de Jolivet. Essai d’une histoire critique du philosophisme françois, BDN, MC 8.
[6] H.-J. THIRIET, L’abbé L. Chatrian (1732-1814), Nancy, Vagner, 1890, p. 38
[7] Ibid., p. 39
[8] BDN, MC 158
[9] Feuille volante n° 137.
[10] Il est dit dans le Dictionnaire de biographie française qu’il y « siégea obscurément ».
[11] Feuille volante n°116.
[12] Pouillié ecclésiastique et civil du diocèse de Toul, 1768 (BDN, MC 141) et 1780 (BDN, MC 145 et 145 bis) ; Pouillié ecclésiastique du diocèse de Nancy, 1779 (MC 147), Pouillié du diocèse de Saint-Dié, 1779 (Bibliothèque Diocésaine de Saint-Dié-des-Vosges (= BDSD)).
[13] Journal ecclésiastique du diocèse de Toul (1764-1778, BDN, MC 47 à 70), puis Journal ecclésiastique du diocèse de Nancy (1779-1810, BDN, MC 71 à 100).
[14] Cité par H.-J. THIRIET, L’abbé L. Chatrian (1732-1814), p. 25
[15] La série commence à proprement parler en 1771, l’année même où Chatrian devint secrétaire particulier de Mgr Drouas. Elle est précédée par plusieurs volumes d’Anecdotes Touloises qui semblent avoir été compilées après coup pour rassembler les nouvelles des années 1754-1771 (Anecdotes Touloises, Bibliothèque Nationale de France (= BNF), NAF n° 4502 et BDN, MC 101-102). Il n’est pas anodin de constater que les années 1771 et 1772, au cours desquelles Chatrian recueillait les rumeurs entendues à l’évêché, ont été considérablement effeuillées…
[16] Anecdotes Touloises ou journal ecclésiastique toulois (1771-1777, BDN, MC 103-109), puis Anecdotes de Lorraine ou journal ecclésiastique lorrain (1778-1784, BDN, MC 110-116), Calendrier historique et ecclésiastique du diocèse de Nancy (1785-1791, BDN, MC 117-122), Calendrier historico-ecclésiastique (1792-1812, BDN, MC 123-131).
style="margin-top: 0; margin-bottom: 0" [17] Sauf sous la Révolution où l’on trouve deux jours par page.
[18] H.-J. THIRIET, L’abbé L. Chatrian (1732-1814), p. 9.
[19] Recensement fait d’après les années 1786, 1787 et 1788.
[20] Journal ecclésiastique Toulois, 1775, BDN, MC 107.
[21] J.-M.-A. VACANT, La Bibliothèque du grand séminaire de Nancy, Nancy, Berger-Levrault, 1897, p. 59.
[22] BDN, MC 119, p. 81
[23] Cette indication permet de mieux comprendre pourquoi les manuscrits actuellement conservés sont si propres, écrits d’une graphie minutieuse et sans ratures : Chatrian accumulé des brouillons avant de les mettre au propre ; et ce n’est sans doute pas un hasard si l’essentiel des éléments autobiographiques font partie des brouillons conservés sur feuilles volantes, écrits à la fin de sa vie comme prémisses d’un testament moral qu’il n’aura jamais eu le temps de mettre en forme.
[24] Feuille volante n°135
[25] Chatrian est l’auteur de ces réflexions à ce sujet : « Heureux l’homme qui […] doué d’ailleurs d’une imagination féconde et riante, d’une mémoire richement meublée, de quelques talens agréables, n’a pas besoin de chercher hors de soi les moïens d’écarter l’ennui ; qui, toujours bonne compagnie pour lui-même, ne connoissant point de meilleure société que la sienne, peut se passer aisément de celle d’autrui […] Heureux, en un mot, l’homme qui sait être seul ! ». Cité dans J.-M. ORY, « Le journal d’un ecclésiastique lorrain à la fin de l’Ancien Régime », p. 68.
[26] Ibid., p. 76.
[27] Cité par H.-J. THIRIET, L’abbé L. Chatrian (1732-1814), p. 24
[28] Cité par J.-M. ORY, « Le journal d’un ecclésiastique lorrain à la fin de l’Ancien Régime », p. 53
[29] Feuille volante n°135
[30] Feuille volante n°137.
[31] Feuille volante n°116.
[32] Lettre du curé Limon de Saint-Clément écrite en 1879, cité par J.-M. ORY, « Le journal d’un ecclésiastique lorrain à la fin de l’Ancien Régime », p. 56-57.
[33] Feuille volante n°137.  
 

Rédaction : Cédric Andriot

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