Académie
Nationale de Metz
1960
FLORENT SCHMITT
PAR M. MARCEL MERCIER
Pendant de très longs siècles, depuis la
Renaissance jusque vers le milieu du XIXe siècle, la France fut
en retard sur les autres nations d'Europe au point de vue
musical (1). En effet, à l'époque où la musique sortait des
églises pour se libérer des entraves de la monodie, les
compositeurs se soumettaient à de nouveaux maîtres, les princes.
Elle devint ainsi le reflet des grands du moment, de leur
caprice, de leurs goûts. Plus il y avait de princes jaloux de
leur prestige, ou de leur grandeur, plus grandes étaient les
chances des musiciens d'épanouir leur talent.
Ce fut la chance de l'Italie d'avoir un Jules II, amateur
éclairé de tous les arts, qui nous donna Palestrina et Vittoria
à côté de Michel-Ange.
Ce fut la chance de l'Allemagne que ces multiples cours luttant
entre elles à coups de symphonies ou de chorals (cette guerre en
valait bien une autre). Cela permit entre autres la lignée des
Bach et celle des Haydn.
La France eut bien la lignée des Couperins, mais ceux-ci, soumis
au despotisme d'un roi qui refusait à la musique toute valeur
qui ne fut pas apéritive ou digestive, furent plutôt entravés
dans leur essor par la faveur royale.
Et l'on s'imagine mal Louis XV jouant de la flûte accompagné par
Rameau au clavecin, comme le faisait Frédéric II avec J.-S. Bach
à l'orgue. Toujours est-il qu'obligés à une musique
conformiste et complaisante, les musiciens français ne pouvaient
atteindre la grandeur, et devaient se conformer au goût italien
de la facilité, du bel canto, du divertissement ; ou bien se
taire. Il y eut bien, au milieu du XVIIIe siècle, la petite
révolution de Gluck qui intéressa un moment la frivolité de la
cour, mais celle-ci retomba vite dans ses anciennes habitudes de
légèreté. La grande Révolution devenait nécessaire.
Il faudra pourtant attendre encore cinquante ans pour que les
convulsions de cette révolution s'apaisent, et Napoléon
lui-même, qui eut le mérite de fonder le conservatoire, avait
surtout besoin de compositeurs de marches militaires.
Cependant, le libéralisme artistique allait bientôt permettre
l'éclosion de talents comme ceux de Berlioz, Gounod, Bizet ;
nous choisissons à dessein ces noms illustres, car ils vont
élever l'art musical de France au niveau universel, tandis que
leurs contemporains Boieldieu, Auber, Rossini représentaient les
derniers spasmes d'un académisme dépassé.
Ces derniers noms avaient pourtant toujours les suffrages du
public long à adopter les formes nouvelles.
Le Faust de Gounod, dont on vient de fêter récemment le
centenaire, est un bon exemple du décalage entre création et
assimilation. La musique de Gounod semblait obscure à ses
contemporains. Nous lui ferions plutôt le reproche de facilité.
Hector Berlioz était adopté par l'Allemagne et la Russie bien
avant la France.
Georges Bizet, lui, mourait tout simplement après le
retentissant échec de Carmen. Cette Carmen que Nietzsche
préférait à toute l'œuvre de Wagner. Il trouvait à l'opéra de
Bizet autant de puissance qu'à Wagner, avec en plus une clarté
toute méditerranéenne, et une précision dans l'expression des
sentiments exempte de toute équivoque.
Sur ces solides appuis, la musique française pouvait désormais
s'épanouir, et remplacer la défaillance germanique qui, se
détournant de son ancienne mission, se penchait sur des
problèmes de puissance. Aussitôt, la France a montré qu'elle
entendait remplacer l'Allemagne défaillante : elle engendra une
pléiade d'artistes qui ont brillé dans tous les genres.
C'est la fierté de notre région, écartelée par les vainqueurs
d'alors que de garder le contact avec les sources vives de
France, et de participer activement à ce « risorgimento ». Notre
Lorraine envoie à Paris ses meilleurs fils, parmi lesquels nous
rappellerons aujourd'hui Florent Schmitt : grand voyageur, grand
critique, grand musicien et homme d'esprit. A Blamont, sur les
bords de la Vezouze, naît, le 28 septembre 1870, le petit
Florent. Il grandit dans le calme reposant de cette vallée des
Vosges et y apprend en famille les rudiments de la musique. Son
premier voyage se situe en 1887, à Nancy, où il vient étudier le
piano et l'harmonie. Deux ans après, ce voyage se poursuit en
ligne droite, et Florent Schmitt devient élève au conservatoire
de Paris, jusqu'au prix de Rome en 1900, à l'âge de trente ans.
Qu'importait, à cet éternellement jeune, cette tardive
consécration, puisque, sa jeunesse, il allait la garder grâce à
sa musique et à ses voyages pendant cinquante-sept ans encore.
Ce prix de Rome, avec ses 30.000 francs or, va permettre à
Florent Schmitt de visiter l'Europe, observant, notant. En
Espagne, il lit Barrés, qu'il déclare « toléré par la censure »
espagnole ; mais se plaint de Barcelone en ces termes :
Jusqu'à présent je suis mécontent de Barcelone et de ses foules,
trop grouillantes et trop bruyantes : femmes en cheveux - les
modistes ne doivent pas faire leurs affaires - mal habillées,
voix rudes. Les hommes sont mieux, ce qui, malheureusement,
m'est égal. Quant à l'exposition, la légende parle avec extase
de trois locomotives - et d'un village espagnol - ce qui est
naïvement avouer combien Barcelone l'est peu. En effet, sauf
quelques vieux quartiers et quelques beaux monuments, comme la «
Deputacion », où a lieu le congrès, ça tient le milieu entre la
banlieue parisienne et la cinquième avenue de New York, toute
question de vanité ou de renoncement exagéré mise à part...
Cependant, les envois de Rome auxquels sont tenus les
pensionnaires de la villa Medicis parvenaient à Paris assez
régulièrement. Qu'ils fussent postés au Maroc ou en Turquie,
cela ne nous étonne pas. De Turquie, Florent Schmitt aimait
rappeler cette anecdote :
Il visite Constantinople en compagnie d'un ami. Et d'assister au
Selamlik. Le sultan est signalé. Florent se penche vers son ami
et lui dit à voix assez haute pour être entendu à dix mètres à
la ronde :
Passe-moi la bombe. Vous voyez d'ici l'affolement, ajoute notre
Lorrain.
Cette boutade est caractéristique du maître qui, au lieu de
gloser sur les minarets, plaisante, se méfie de toute emphase,
de tout romantisme. Son lyrisme, il l'enfouit dans ses œuvres
musicales.
En 1904, naît le psaume 46 « pour soprano, chœur et orchestre »
- la plus populaire et une de ses plus belles œuvres. Depuis,
pour le grand public, Florent Schmitt est l'auteur du « Psaume »
comme Beethoven est l'auteur de la « neuvième » ; pourtant, il
ne semble pas que l'on ait exécuté cette œuvre à Metz : belle
lacune à combler...
Ce psaume, il va le promener dans toutes les parties du monde.
En Amérique, en Russie, en Scandinavie, prenant son repos dans
le train, curieux de tout, parlant, écrivant de tout, excepté de
sa musique, pour laquelle il est d'une pudeur extraordinaire.
Je ne résiste pas au plaisir de vous lire quelques-unes de ses
lettres, d'un esprit et d'une verve incomparable : De Seattle -
8 décembre 1932. - Arrivé ici, sur le golfe du Pacifique, hier
matin... Trajet entre le ciel et la neige, depuis Minneapolis.
J'imagine ainsi la Sibérie. De rares stations, surtout pour les
rapides. Des endroits perdus, dont je me demande qui peut y
vivre ! Accueilli au quai par deux aimables jeunes filles
nanties d'une auto. Conduit à l'hôtel « Olympic » - eau
brûlante, glacée, bain -, le temps d'accrocher mon habit, puis
au conservatoire, où on répétait, pas avant toutefois un copieux
et fantaisiste breakfast - des pommes de Washington aux
saucisses - et café, puisqu'on ne peut faire autrement dans
toute l'Amérique, sous peine de subir le jus de tomate ou de
choucroute. Autour de la table, les plus favorisées des élèves
(!) qui avaient obtenu d'assister à la répétition. Tout allait
donc pour le mieux. Dure matinée : Quintette, Légende pour
saxophone, Sonate clémentine, Reflets d'Allemagne ; un concert
aussi éclectique que le déjeuner. L'après-midi, re-quintette,
puis une promenade de cinquante kilomètres, à travers cette
ville immense - et splendide - qui s'étend tout le long du
golfe...
Voilà une autre lettre, de Monte-Carlo, celle-là :
Monte-Carlo - mars 38 - ... Brouillard, ce matin. Où est le beau
soleil du nord ? L'aquarium : orgueilleux madrépores voraces,
douces murènes carnassières, rêveuses éponges, toute cette
population monégasque est fort sympathique. Par malheur, j'ai
oublié mes cigarettes dans un bar lointain, et je suis très en
retard pour fumer. Aussi je cours vite.
Si l'on songe que tout se passe la veille d'un concert, avant
une répétition ou au milieu d'une foule bruyante, nous ne
pouvons qu'admirer une telle maîtrise, un tel sang-froid.
Si l'on a reproché parfois à la musique de faire trop belle part
au sentiment et trop peu à l'intelligence, Florent Schmitt
s'insurge et répond :
Tout peut être beau, tout peut être mauvais, rien de haïssable,
rien d'admirable en soi. Celui qui sait peut tout se permettre.
Un musicien devrait, par l'étendue de ses connaissances,
surpasser tous les autres hommes. Un spécialiste ne peut être ni
un savant ni un artiste. Or, le musicien doit être l'un et
l'autre.
Si l'auteur de la « suite sans esprit de suite » était avare de
commentaires sur son œuvre, il eut l'occasion de juger tous les
musiciens de son époque, en devenant, en 1929, critique au
journal « Le Temps ».
Ce fut l'occasion pour Florent Schmitt de se faire quelques amis
et d'innombrables ennemis.
Avec, parfois, une brutale franchise, ce Lorrain énergique et
réaliste dira ce qu'il pense. Mais comme il défendra bien ce
qu'il aime ! En voici un exemple : il s'agit d'un article sur
Gabriel Fauré, d'une si riche substance qu'il faut le citer en
entier :
... Infaillibilité des grandes lois éternelles fondées autant
que sur l'expérience et la logique, sur le goût et la mesure,
qualités que Fauré, de race essentiellement gréco-latine,
possède au suprême degré, illuminées par cette grâce, ce charme
ineffable qui n'appartient qu'à lui, cette tendresse, cette
sensibilité profonde, mais pudique et craintive, tout romantisme
déclamatoire... Le magnifique exemple de Gabriel Fauré nous
prouve que le flambeau divin brûle toujours en dépit d'une
civilisation qui menace d'engloutir toute générosité et tout
désintéressement. Il réhabilite ses contemporains. A notre
époque d'arrivisme, d'à peu près, de bâclage et de bluff, devant
ces succès tapageurs, feux follets d'un soir, quel anachronisme
réconfortant que l'œuvre d'un tel artiste. A Dieu ne plaise que
je m'insurge contre l'importation, quand les denrées sont de
valeur. Si l'art est international, l'admiration doit l'être
aussi. Mais, devant les rafales d'un exotisme effréné, la
personnalité idéalement attique de Fauré n'aura pas peu
contribué à ériger en axiome cette vérité que l'art est par
essence une expression de race et qu'à trop vouloir mêler les
races, il risque de perdre son sens, son pouvoir et sa
séduction.
Il égratigne avec autant de fougue ce qui ne lui plaît pas et en
dit les raisons avec une précision étonnante. Voici un autre
article sur un compositeur allemand qui était de ses amis et qui
l'est resté après :
M. Hindemith est capable de construire un échafaudage sonore à
humilier les gratte-ciel, mais tout est froideur et calcul, par
aversion du romantisme ; cette musique n'est que feux d'esprit,
et, à ce point de vue, je m'amuse davantage aux mots croisés de
Tristan Bernard. - Est-il nécessaire de faire ressortir
l'intérêt d'une telle critique pour la connaissance d'un
musicien pour qui le métier n'est rien sans la sensibilité, pour
qui froideur et calcul sont aussi redoutables que hâte et
improvisation ?
Ainsi juge-t-il Cydalise, œuvre de notre concitoyen Gabriel
Pierné : « Voici un véritable chef-d'œuvre, d'une maîtrise aisée
et discrète, d'une élégance et d'une concision toute latine -
juste hommage à notre concitoyen qui, s'il eût été étranger et
moins modeste, nous serait encore imposé bisannuellement à
l'égal d'un Richard Strauss quelconque, comme une enluminure
indispensable à notre faible entendement... Mais ceci est une
autre histoire... »
Sans vouloir prolonger outre mesure cet entretien, qu'il me soit
permis de lire cette exaltante lettre de Francis Jammes à notre
critique :
J'ai lu, hier, votre article dans « Le Temps ». Et mon cœur,
pour la première fois depuis bien des années, a ressenti qu'un
bon Samaritain s'approchait de moi avec son baume. Ah ! ce
qu'ils m'ont versé de fiel et ce qu'ils font encore pour essayer
de m'ôter le pain de la bouche !
Je mets en ce moment la dernière main à la dixième de Mes
Sources, les plus beaux poèmes que j'ai écrits. Et avant ma
mort, je désire que chacun de ces dix poèmes soit dédié à
quelques-uns de ceux que j'aurai le plus estimé pour leur
courage indéfectible, leur foi en moi, leur affection. Il y a
tant de lâches ! Vous me faites un bien infini par ces quelques
phrases jaillies de votre cœur harmonieux et fruste. Certes, je
reçois des témoignages précieux d'un peu partout, mais les
impuissants de l'art m'ont pris en grippe, m'escamotant parce
que je leur ai dit leur quatre vérités, comme vous les leur avez
dites. Mais la fortune s'est retournée vers moi et m'a souri, ce
dont je me réjouis pleinement. J'entre dans l'ombre de la
postérité. Néanmoins, ce rayon de miel et de lumière que vous me
tendez, ours magnifique, est le bienvenu. Aussi je vous demande
- car je tiens presque pour un testament ce recueil des Sources
- de vous en dédier une. Répondez-moi.
Mon cœur est avec vous et avec votre foyer.
Francis JAMMES.
Quiconque mérite une telle lettre est sûr d'avoir fait œuvre
utile et durable, et cela seul suffirait à la globe de beaucoup,
mais non à celle de Florent Schmitt, qui, en plus des coups de
boutoirs de sa plume, se sert de celle-ci pour écrire de belle
et noble musique.
Beau joueur, il accepte de se soumettre aux critiques, dont
quelques-unes ne sont pas tendres.
Il subit, impavide, trois ou quatre batailles d'Hernani, et
répond fièrement : « L'artiste n'a pas à s'occuper de l'auditeur
; c'est à l'auditeur à s'élever à la hauteur de l'œuvre d'art ».
Florent Schmitt sait écrire - écrire, c'est avoir des idées,
savoir les exprimer, les mettre en valeur, c'est savoir les
ordonner. Il construit l'ensemble de l'édifice avec la même
sûreté qu'il en décore le moindre recoin.
Pour lui, la musique est avant tout une architecture dans le
temps.
De la longueur, il se méfie ; de la répétition, il redoute les
atteintes. Sans doute a-t-il longuement médité cette attitude de
Paul Valéry : « La musique m'ennuie au bout de peu de temps, et
d'autant plus court qu'elle a eu plus d'action sur moi. C'est
qu'elle vient gêner ce qu'elle a mis en moi de pensées, de
clartés, de types, de prémisses. Rare est la musique qui ne
cesse d'être ce qu'elle fut, qui ne gâte et ne traverse ce
qu'elle a créé, mais nourrisse ce qu'elle vient de mettre au
monde en moi ».
Il répond à Valéry en donnant l'exemple de la qualité suprême de
l'artiste : le sens des proportions.
Roland Manuel a pu dire de lui : « Il est le romantique qui
s'exprime avec la plus admirable sûreté classique ».
Citons encore cette lettre d'André Gide :
Mon cher ami, Le souci me tourmente de ne vous avoir pas assez
dit, avant-hier, le plaisir que j'ai eu à entendre votre
Antoine. L'horreur du compliment retenait ma louange, mais il
faut pourtant que je vous l'exprime. Force naturelle, ampleur,
exactitude des contours et cette sorte d'éloquence musicale qui
vous est si particulière, qui semble comprimer l'émotion au lieu
de l'exagérer - tout ce que j'espérais, que j'attendais de vous,
je l'ai trouvé dans ces pages, et me souvenant de la belle
richesse de votre orchestre, je ne doute pas de leurs ressources
nouvelles. Il me tarde de connaître les parties qui manquent
encore et qui doivent complémenter cette suite, déjà si
importante. Bon travail ! Et croyez à ma très attentive
sympathie.
André GIDE.
Contenir l'émotion, ne pas exagérer, ne sont-ce pas là des
qualités lorraines que nous pouvons tous puiser dans nos
paysages mesurés ?
Florent Schmitt y ajoute un amour frénétique du travail, se
méfie de tout ce que l'on appelle le « don » et qui n'est rien
sans le courage et le patient labeur.
Voilà l'admirable exemple qu'il nous laisse. Peut-être que cette
brève et insuffisante étude aura pu éveiller l'intérêt de mes
confrères pour un de nos compatriotes, dont la correspondance
révèle assez la verdeur, la verve et l'émotion chaleureuse ; et
qui, à lui seul, nous rend fier, de notre pays, de notre région,
de notre époque.
Et puisque tant vaut l'homme, tant vaut l'œuvre, peut-être
qu'une prochaine affiche portant le nom de Florent Schmitt
éveillera votre curiosité ; alors, je suis certain que votre
bienveillante patience à écouter cet exposé n'aura pas été
vaine.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Florent Schmitt, par Yves Hucher. Librairie Pion.
Divers renseignements fournis aimablement par Henri Busser,
membre de l'Institut, Louis-Thirion, professeur honoraire du
conservatoire de Nancy.
(1) Pourquoi ce retard ? Paradoxalement, on peut
en accuser l'unité de notre pays survenue bien avant celle de
l'Allemagne ou de l'Italie.
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