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XIIème s. - Dom Jean de Haute-Seille

Voir aussi Dolopathos - Roman lorrain du XIIème siècle


La Tradition
Ed. Paris - 1888

LES ANCIENS CONTEURS
DOM JEAN DE HAUTE-SEILLE, MOINE LORRAIN DU XIIe SIÈCLE.

L'abbaye cistercienne de Haute-Seille (2) fondée en 1140 par Agnès de Langstein, et supprimée en 1791, comptait parmi ses membres vers la fin du XIIe siècle, un religieux spirituel et savant, très curieux de belles aventures et de récits merveilleux, qui mérite une place d'honneur dans l'histoire de la littérature populaire, et qui, loin d'avoir été prophète dans son pays, y est à peine connu. Il s'appelait Jean, il a écrit un petit livre intitulé : Dolopathos, sive de Rege et septem Sapientibus, dans l'espérance de transmettre à la postérité des histoires qu'il jugeait avec raison intéressantes; mais il avait eu le tort de les raconter en latin, au moment même où la langue des trouvères prenait son essor. C'était, dès le XIIIe siècle, une erreur d'espérer la gloire pour une œuvre composée dans une langue morte, et d'écrire à la postérité en latin: aucune de ces lettres, suivant un mot connu, n'est arrivée à son adresse. Le livre du bon moine Jean n'est pas sorti du monde des religieux et des clercs, et il a précédé les œuvres latines de Dante, de Pétrarque, de l'Arioste, de la foule des Vida, des Vanière et des Santeuil dans la nécropole que le peuple ne visite jamais, et où ne descendent que les auteurs érudits dont notre éducation contemporaine diminuera de plus en plus le nombre (3).
Néanmoins le Dolopathos avait été lu par quelques lettrés. Il fui bientôt traduit en français par le trouvère Herbert, ou Herbers, en un poème de 12.901 vers de huit syllabes (4). Herbert rendit justice à frère Jean des le début de l'oeuvre:
Un blancs moines de bonne vie
De Haute-Selve l'abbaye
A cette histoire novellée,
Par biau latin l'a ordenée :
Herbers la velt eu romans trère
Et del roman un livre fère.

Et plus loin:
Si com dont Jehans nos devise
Qui en latin l'histoire a mise.

Le trouvère Herbert se rendit célèbre par sa traduction ; dom Jehan de Haute-Seille tomba dans l'oubli. Le Dolopathos français signalé en 1581 par le président Claude Fauchet, en 1670 par Huet, en 1751 par dom Calmet qui ne fait qu'un seul personnage de Jehan et d'Herbert, analysé inexactement en 1838 par Daunou (5) et plus exactement - la même année - par Leroux de Lincy, fut publié intégralement en 1856 (6).
Qu'était cependant devenu le texte primitif du Dolopathos latin de frère Jehan ? On savait que le manuscrit avait été vu au XVIIe siècle à l'abbaye d'Orval par dom Martène qui, dans son Amplissima Collectio, en avait publié la dédicace adressée à Bertrand, évêque de Metz. C'est du côté d'Orval qu'un jeune savant allemand, Hermann Oesterley, dirigea ses investigations. Il retrouva le manuscrit d'Orval dans la bibliothèque de Luxembourg. Ce manuscrit était du XIIIe siècle; le Dolopathos latin en remplissait les feuillet 139-170. Ce texte authentique parut bientôt en une brochure (7). Le livre de frère Jehan s'ouvre par cette dédicace:
«  Au Révérend Père et Seigneur Bertrand, (8) évêque de Metz, par la volonté de Dieu, frère Jehan, moine quelconque de la Haute-Seille, souhaite de vivre heureusement et terminer plus heureusement encore le cours de sa vie... »
Ces souhaits sont suivis d'un éloge pompeux des vertus de Bertrand. Puis le moine de Haute-Seille explique le but de son ouvrage. Tandis qu'il était plongé dans l'étude des Anciens, il s'est rappelé les événements merveilleux arrivés sous un roi oublié par l'histoire. Il a pensé que ce serait grand dommage de laisser perdre le souvenir de si belles aventures, et il entreprend de les racontera sa manière, solius exercitis gratia et amore gestorum, seulement pour s'exercer et par amour des choses extraordinaires.
Dom Jehan, quoi qu'il en dise à la fin de sa préface, est un esprit très cultivé, nourri de la fleur de l'antiquité; sa narration est vivante et naturelle, malgré les citations de l'Ecriture, des poètes, des prosateurs et des philosophes classiques qui surgissent à chaque instant dans le texte du Dolopathos.

Dom Jean débute à la façon des conteurs populaires : Fuit rex quidam... Il y avait une fois un roi... Le conte de Psyché dans l'Ane d'or d'Apulée, n'offre-t-il pas, bien antérieurement, cette entrée en matière: Erant in quadam civitate rex et regina... Il y avait une fois, dans certain
pays, un roi et une reine...? Perrault n'a, lui aussi, eu garde d'oublier ce procédé. Ce roi avait nom Dolopathos et régnait en Sicile sous la suzeraineté de l'empereur Auguste qui lui avait donné sa sœur Agrippa en mariage. Dolopathos était juste et bon ; la Sicile florisssait sous son gouvernement. Après une longue attente, la reine enfanta d'un fils que l'on nomma Luscinien. Cet enfant avait vu sa naissance marquée par un miracle: une croix de feu était soudain apparue au peuple; de là ce nom de Luscinien. De plus les devins avaient prédit qu'il serait un grand philosophe, qu'il régnerait après son père et qu'il adorerait le vrai Dieu.
Luscinien fut élevé par les femmes jusqu'à l'âge de sept ans. Ce fut alors que Dolopathos songea à l'éducation de son fils. Virgile, le fameux poète, vivait à Rome. Or, Virgile étant né à Mantoue, ville de Sicile, était bien connu du roi. Dolopathos envoya Luscinien à Rome ; Virgile lui enseigna le grec et le latin, tous les mystères du trivium et du quadrivium, et particulièrement l'astronomie.
Cette dernière science n'eut bientôt plus de mystères pour le jeune élève qui, à la seule inspection des astres, connaissait les choses les plus cachées de ce monde.
Luscinien échappa aux embûches que lui tendirent ses condisciples jaloux (Virgile semble tenir une sorte de collège, dans l'œuvre de dom Jean, et se trouva au bout de sept ans aussi savant que son précepteur.
Un jour que Virgile était sorti pour une promenade, Luscinien se mit à relire les règles de l'astronomie - plutôt de l'astrologie - dans un manuel écrit pour lui par le poète, manuel où se trouvaient résumés les sept arts libéraux. Soudain, il pousse un grand cri et tombe évanoui. Virgile revient et son élève lui raconte que, par le changement de l'air, il a appris de grandes nouvelles. Sa mère est morte; Dolopathos s'est remarié, et il envoie une ambassade pour ramener son fils et le faire couronner.
«  Je savais toutes ces choses, lui répond Virgile... Jurez qu'à partir du jour où nous nous séparerons, vous ne direz plus un seul mot à personne, ni en route, ni dans votre patrie, ni au roi, ni à la reine, ni à aucun des grands, ni à âme qui vive, jusqu'à ce que vous me revoyiez. »
Luscinien hésite, puis il finit par prêter le serment. Il se met en route. Sur le chemin qui mène de Païenne à Rome, le prince rencontre Dolopathos, les rois tributaires, les magistrats, tout le peuple. Il tombe dans les bras de son père, embrasse les rois, les princes, les soldats, les jeunes gens, la reine, même les dames, que nullam mariti retraxit selotypia, les jeunes filles: nullam pudor virginalis ab osculis quae caste et judice offerebantur redarguit.
Ce n'est que le jour suivant que Dolopathos s'aperçut du mutisme de son fils. Luscinien en donna cette raison - par écrit - qu'il avait perdu la parole à la nouvelle de la mort de sa mère.
Le roi fut désolé. On crut guérir le prince en éloignant de lui les tristes pensées, par des fêtes et des distractions. Les filles d'honneur de la reine essaient de corrompre l'élève de Virgile.
Dom Jean entre à ce sujet dans des détails fort scabreux qui étonnent de la part d'un «  moine de bonne vie » dans un livre dédié au saint évêque Bertrand. Le laborieux écrivain était de son temps: le moyen-age était fort libre dans son style; le lecteur ne s'effarouchait pas de certains propos que nous nommerions licencieux. Mais passons.
Les filles d'honneur perdent leurs soins et leurs peines, et la reine entre en scène. Parée de pierreries, d'anneaux, de colliers, de vêtements splendides, la figure peinte avec du lait et des roses, elle tente de séduire son beau-fils, et finit par concevoir une passion ardente - mais non partagée - pour Luscinien. Furieuse, la reine se déchire le visage et les vêtements dans l'appartement de son beau-fils, crie à ébranler le palais et dit au roi que Luscinien a voulu la déshonorer.
Après un long combat intérieur, Dolopathos condamne son fils a être brûlé vif. Une foule énorme se réunit dans la campagne, entasse un immense bûcher et Luscinien, toujours muet, est conduit au supplice. Le roi met le feu au bûcher et ordonne d'y jeter son fils. Mais personne ne veut servir de bourreau. Le roi insiste, les sujets refusent.
Pendant ce débat, un vieillard aux longs cheveux blancs arrive au trot d'une mule. Il s'enquiert de ce qui se passe.
«  Je suis Romain de nation, dit-il, et l'un des sept Sages. »
Dolopathos lui raconte le crime de Luscinien.
«  Qu'un père mette son fils à mort, c'est de la cruauté ou de la justice poussée à outrance, réplique le vieillard. Laissez-moi tirer du trésor de ma mémoire un récit qui peut-être vous éclairera. »
Le Sage raconte une histoire destinée à démontrer qu'il est des questions difficiles à résoudre, et qu'il est facile de se tromper en certains jugements. Pour salaire, il demande que le supplice de Luscinien soit différé d'un jour.
Ici se présente le procédé qui a si bien servi aux auteurs des Mille et une Nuits et de nombreux recueils d'apologues et de contes. Six autres Sages viennent successivement dire une histoire, ce qui retarde à chaque fois le supplice de Luscinien.
Voici une analyse rapide des récits des sept Sages:

I. - L'Homme, le Serpent et le Chien. - Un jeune prodigue, après avoir dissipé sa fortune, se retire à l'étranger avec sa femme, son enfant, son chien, son cheval et son faucon. Pendant une absence, une serpent entre dans la maison et se dirige vers le petit enfant. Le chien s'élance sur lui, le tue, mais renverse le berceau sur l'enfant endormi. L'homme rentre, croit que le chien a dévoré son fils et le tue ainsi que le cheval et le faucon.

II. - Le Trésorier du Roi.-Un ancien trésorier et son fils s'introduisent dans la tour où est gardé le trésor du roi. Un vieillard aveugle, consulté par le roi, fait brûler du bois vert dans la tour. Ainsi, par la fumée qui s'échappe au dehors, on découvre l'ouverture par laquelle entrent les voleurs. Une cuve de ciment est placée auprès de ce passage, et, la nuit venue, le vieux trésorier tombe dans le piège. «  Coupe-moi la tête, dit il a son fils, et emporte-la. » Le fils obéit, et le roi ne peut reconnaître le corps décapité. Il s'avise cependant d'un expédient. Un cheval traîne le mort par les rues de la ville, et les soldats suivent avec l'ordre d'arrêter tous ceux qui pleureront sur le passage du voleur. Le fils du trésorier n'est pas embarrassé. Le premier jour, il se coupe le pouce gauche, et le second il jette son enfant dans un puits afin de motiver sa douleur et celle des siens sur le passage du corps décapité. Le monarque a pitié de
son infortune et le renvoie avec un cadeau de cent marcs d'argent.

III. - Le meilleur Ami. - Un roi de Rome, assiégé dans sa capitale, ordonna aux jeunes gens de tuer tous les vieillards, afin de se débarrasser des bouches inutiles. Un seul fils épargna son père en le tenant caché dans une retraite secrète. Plus tard, la guerre achevée, ce jeune homme devint l'un des ministres du roi. Les jaloux soupçonnèrent l'existence du vieillard et poussèrent le roi à donner des fêtes auxquelles chaque invité amènerait son meilleur ami, son pire ennemi, son meilleur serviteur, et le meilleur comédien ou bateleur. Le vieillard engagea son fils à se présenter au palais avec son chien, son âne. sa femme et son tout petit enfant. Cette entrée fit scandale. Mais le jeune homme ne tarda pas à s'expliquer. Le chien était son meilleur ami ; l'âne, son serviteur le plus fidèle, le plus patient et le plus sobre; l'enfant, le meilleur comédien, puisqu'il imitait tout ce qu'il voyait faire et qu'il passait subitement des larmes au rire; la femme, enfin, était sa pire ennemie. Furieuse, la femme s'écria: «  Monstre de malice et d'ingratitude, voilà comme il me récompense d'avoir soigné son père dans une cave ! » Le jeune homme répliqua: «  O roi, tu vois que j'ai raison, puisque, pour un mot, la voilà qui révèle l'existence de mon père et me dévoue à la mort! » Le roi admira la vérité de ce discours ; il fit grâce au père et au fils et envoya quérir le vieillard qu'il combla d'honneurs.

IV. -Le Débiteur insolvable. - Une jolie orpheline était demandée en mariage par de nombreux prétendants. Elle leur réclamait cent marcs, sous promesse de ses faveurs et de sa main, puis les endormait d'un sommeil magique avec une plume de Stryge qu'elle plaçait sous leur oreiller. Le lendemain elle les renvoyait penauds. Elle devint ainsi fort riche et finit par épouser un pauvre gentilhomme qui s'était débarrassé de la plume magique. Ce gentilhomme avait dû emprunter les cent marcs à un seigneur, sous la condition que s'il ne les rendait pas à l'échéance, il se laisserait couper sur son corps un poids de chair égal à celui de l'argent. L'heureux époux oublia l'échéance. Son créancier le poursuivit devant le roi et les pairs, et exigea le paiement en nature. La jeune femme, fort habile dans les sciences magiques, se métamorphosa en un chevalier étranger fort versé dans la jurisprudence et, se fit nommer arbitre. Elle ordonna au débiteur de se coucher nu sur un drap et dit au créancier: «  Payez-vous sur le corps de cet homme; mais si vous prenez un scrupule en plus ou en moins, si vous laissez couler une goutte de sang sur ce drap, vous mourrez, votre corps sera jeté aux oiseaux de proie, et vos biens seront confisqués. » Le créancier épouvanté demanda grâce et offrit cent
marcs pour se tirer de ce mauvais pas.

V. - La Poule. - Un ancien roi romain passa avec son fils auprès d'une chaumière habitée par une pauvre veuve et son unique enfant. La veuve n'avait qu'une poule sur laquelle le jeune prince lança son faucon. Le fils de la veuve accourut et tua le faucon qui venait d'égorger la poule. Le prince, furieux, perça l'enfant de son épée. La veuve alla crier justice auprès du roi qui rendit ce jugement: «  La mort du faucon a payé pour celle de la poule. En ce qui est de ton fils, je te donne ce choix: ou bien, je tuerai le mien; ou bien, je te le donnerai pour qu'il l'honore et te serve comme un fils. » La veuve prit ce dernier parti et finit ses jours à la cour
du roi.

VI. - Le Chef de Brigands et ses fils. - Un célèbre chef de brigands se décida un jour à se faire honnête homme. Il offrit à ses enfants de leur distribuer ses biens, mais ils refusèrent, voulant rester voleurs. «  A votre aise, leur dit le père, mais vous n'aurez pas une obole de moi ! » La nuit même qui suivit, les trois jeunes gens essayèrent de voler le cheval de la reine. Ce cheval ne mangeait que d'une certaine herbe. Un des voleurs se cacha dans une botte de cette plante que le palefrenier de la reine acheta. Le voleur remplit de cire les grelots de la bête et s'enfuit. Mais il lut rejoint par les soldats, pris avec ses frères et conduit devant la reine qui, charmée de leur joli visage, et apprenant qu'ils étaient les fils du célèbre voleur son ami (!), prévint ce dernier. L'ancien brigand ne voulant pas payer rançon pour ses enfants, proposa de raconter trois histoires à la reine. Celle-ci accepta. Les trois récits du voleur se suivent:
1° - Le brigand, dans une expédition malheureuse, est pris lui et sa bande par un géant qui les enferme dans une caverne et se met à les manger successivement. Ce géant a une maladie d'yeux. Le chef propose de le guérir par un collyre souverain. Mais cette préparation achève de l'aveugler. Le voleur s'échappe comme Ulysse, et ne manque pas d'insulter le monstre. Le géant lui jette un anneau. Le brigand le passe à son doigt, mais, poussé par une force invincible, il crie : «  Me voici ! Me voici ! » Le monstre le poursuit et va l'atteindre, lorsque le chef prend le sage parti de se couper le doigt.
2° - Délivré du géant, il arrive au sommet d'une montagne. Au fond d'une vallée noire, une fumée s'élève. En descendant, il voit trois brigands pendus récemment, et à côté une cabane ouverte, dans laquelle une femme et un enfant se chauffent à un brasier. Cette femme lui dit qu'il est à 30 milles de toute terre habitée, que la nuit passée elle a été enlevée par des Stryges ou vampires, qu'elle doit faire cuire son fils pour la nourriture des Stryges. Le voleur veut l'aider. Il prend le plus gros des pendus, le fait rôtir et le fait servir aux vampires. Mais les monstres ont des doutes. Ils exigent un morceau de chacun des voleurs. Le brigand s'accroche à la potence et se laisse couper une tranche de la cuisse.
3° - Le chef des vampires veut manger le voleur du milieu. Le brigand se suspend encore à la potence et on l'apporte pour le faire cuire. Heureusement, sous le coup d'une terreur inexplicable, les Stryges s'enfuient dans toutes les directions. Le brigand emmène la femme et l'enfant et réussit à rentrer dans son pays.
Pour prix de ces trois récits, le vieux voleur obtient la liberté de ses enfants.
VII. - Les Cygnes. - Un jeune prince qui s'était égaré à lu chasse rencontra une belle jeune fille qui portait comme talisman une chaîne d'or. Il lui prit son talisman, l'épousa et lui fit concevoir sept enfants dont une fille. La mère du prince, au jour de l'accouchement de sa bru, mit sept chiens à la place des nouveaux-nés, qui avaient au cou une chaîne d'or. Puis elle ordonna à un de ses serviteurs de prendre les enfants et d'aller les étrangler ou les noyer. L'homme n'eut pas le courage de tuer, les petits et il les abandonna sous un arbre. Ils furent recueillis par un philosophe et nourris du lait d'une biche.
Pendant ce temps, le prince crédule, sur les conseils de sa mère, faisait noyer les chiens et enfouir toute vive la jeune femme jusqu'au cou au milieu du palais. On ne devait lui donner que la nourriture des chiens, et les serviteurs étaient tenus de s'essuyer les mains à ses cheveux. Ces outrages durèrent huit années.
Les enfants furent rencontrés par le roi qui les poursuivit inutilement dans la forêt. Il raconta l'aventure à sa mère qui comprit la désobéissance de son serviteur. «  Va, lui dit-elle, et rapporte les chaînes d'or de ces enfants. » Le domestique les aperçut changés en cygnes et jouant sur un lac, tandis que la sœur sur la rive gardait les anneaux. Il enleva les anneaux des garçons et les rapporta a la maudite vieille, nefanda anus. Celle-ci les remit à l'orfèvre et lui ordonna d'en faire une coupe. L'artisan ne put briser ni fondre les anneaux, sauf un, dont il brisa un chaînon. Il fabriqua une coupe avec de l'or pris dans son atelier et la donna à la reine.
Les enfants étaient toujours cygnes et se désolaient. Ils prirent leur vol avec leur sœur et s'abattirent dans l'étang du prince, leur père, qui recommanda de les bien soigner. La sœur venait demander la charité au palais et elle partageait sa nourriture avec la pauvre femme enfouie dans la terre. Le châtelain remarqua la petite étrangère et l'interrogea. «  Je n'ai plus de parents, dit-elle ; les cygnes sont mes frères. » Et elle raconta son histoire.
La vieille reine tenta de faire tuer la petite fille. Mais le prince arriva à temps pour empêcher le meurtre. Le serviteur lit les aveux les plus complets. Le jeune roi fit chercher les anneaux ; les six frères reprirent leur forme, à l'exception de celui dont la chaîne avait été brisée. C'est ce dernier qui a immortalisé le nom du Chevalier au Cygne. La jeune femme fut tirée de sa fosse où la nefanda anus la remplaça.

Tel est le résumé des histoires des Sept Sages.
Il est cependant un huitième récit. La reine, après la septième histoire, éclate en invectives plus furieuses que jamais contre le vieillard radoteur et contre Dolopathos.
«  Me voici, c'est moi que vous devez jeter aux flammes ! s'écrie-t-elle. »
Dolopathos soulève Luscinien pour le livrer aux flammes, lorsque, monté sur un coursier ailé, survient noire Virgile, Virgilius noster. (Dom Jean parle de Virgile a la façon du rédacteur du Poème du Cid:
«  Aquit conpieza la gesta del mio Cid el de Bivar... »
et de la Chronique latine sur la prise d'Alméria en 1147:
«  Ipse Rodericus, mio Cid semper vocatus.... »)
«  Arrête, ô roi, s'écrie Virgile. Ne touche point à l'innocent. «  Luscinien rompt aussitôt le silence pour saluer son maître. Le roi est stupéfait, les princes et le peuple s'étonnent, tous demeurent stupides comme des ânes, stupidi ut asini perseverant. Virgile éclate en reproches contre la reine en particulier, contre la femme en général. «  C'est par la femme que sont menés les rois, que les villes sont détruites, les pays saccagés, le sang le plus noble répandu; c'est une femme qui a perdu le monde; la femme est un fléau ! »
Après ces imprécations, Virgile raconte une histoire, qui est la VIIIe du roman.

VIII. - Le Philosophe trompé. - Un certain philosophe avait fait construire une tour solide qui n'avait qu'une petite fenêtre et une petite porte, et il y enferma sa jeune femme, pensant bien ainsi n'avoir rien à redouter des entreprises des galants, ni des roueries de sa femme. Ils n'étaient mariés que depuis quelques jours, et il montait sa garde avec le plus grand soin, lorsque la femme aperçut un jeune homme par la fenêtre. Elle en devient éprise et lui jette un billet pour lui donner un rendez-vous. Le philosophe rentre; sa femme l'enivre d'un vin très fort, et, quand il est endormi, elle s'empare de la clef, et court chez le galant. Le mari se réveille enfin; il comprend ce qui se passe et ferme la porte au nez de la belle. L'infidèle prie, implore; le philosophe est inflexible et annonce qu'il va la poursuivre comme adultère. «  Eh bien ! je me jetterai dans le puits ! » s'écrie-t-elle. Elle court au puits, y jette une pierre et se dissimule derrière une statue. Le philosophe accourt pour sauver sa femme. La coquine est aussitôt dans la tour dont elle barricade la porte. Elle joue le rôle d'accusateur, accuse d'adultère son mari, enfin s'y prend de telle sorte que c'est au tour du philosophe d'implorer la clémence de sa femme ! A peine rentré, le malheureux renverse sa tour, renvoie sa femme et
retourne à la philosophie !
Après ce récit, notre Virgile poursuit son réquisitoire contre la reine. Un sourd et muet ne peut être jugé que sur un fait évident, et Luscinien n'a point parlé. Qu'il parle !... Et Luscinien raconte ce qui s'est passé entre lui et la reine. Son innocence triomphe. Le jeune prince est couronné, et chacun s'en va, après toutefois qu'on a bel et bien rôti la reine et ses impudiques filles d'honneur.
Dolopathos et Virgile moururent l'année qui suivit. Mais le poète avait enfoui en une cachette sûre son merveilleux manuel qui jamais ne fut retrouvé. Et c'est grand dommage! Luscinien fut proclamé roi de Sicile. A la fin du règne de Tibère, un apôtre le convertit à la fois du Christ. Le roi prit le bâton de pèlerin et s'en fut en Palestine.
C'est ici que finit le Dolopathos, sire de Rege et septem Sapientibus du moine dom Jehan de Haute-Seille.
Nous reviendrons prochainement sur l'œuvre de l'érudit Lorrain, et, en même temps, sur l'origine du livre, sur les imitations qui en furent faites dans la suite, et sur le mouvement littéraire dont il fut la première manifestation.
HENRY CARNOY.

(2) Les ruines de cette abbaye se voient encore près de Cirey, à gauche de la voie du chemin de fer d'Avricourt à Cirey.
(3) Abbé Mathieu, Un Romancier lorrain du XIIe siècle, p. 4 (Extrait des Mém. de l'Acad. de Stanislas pour 1882).
(4) M. le Cte de Puymaigre parle d'une édition anonyme en vers antérieure à celle du poète Herbert (Les vieux Auteurs castillum, p. 45).
(5) Hist. litt., tome XIX.
(6) Dolopathos, publié par Ch. Brunet et Anatole de Montaiglon; collection Janet. Paris. 1856.
(7) Hermann Oesterley, Johannis de alta silva Dolopathos, sive de Rege et septem Sapientibus; 1 br. in 8 de 100 p.; Strasbourg, 1873, chez Trübner, libraire de l'Université.
(8) Ce Bertrand occupa le siège de Metz de 1180 à 1212.

 

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