Revue
historique de la Lorraine
1888
MÉMOIRES.
LES CUISINIERS DE L'ÉVÊQUE DE METZ
[notes renumérotées]
Notre infatigable confrère, M. Léon Germain, appelait
récemment l'attention de la Société sur la pierre
tombale d'un cuisinier de l'évêque de Metz. Il se
réservait de nous faire connaître ultérieurement
l'histoire du mot cuisinier et les fonctions qu'il
désigne afin de les distinguer de celles du
maître-queue. Je n'empiéterai pas sur son domaine en
adressant au Journal quelques renseignements
particuliers concernant les cuisiniers des évêques de
Metz.
La cuisine de l'évêque apparaît dans les documents du
XVe siècle, comme un service de l'hôtel. Ce service
fonctionne au sein de l'hôtel, c'est-à-dire au château
de Vic. Les agents du service ont chacun leurs
attributions particulières et leur rang dans une
hiérarchie spéciale. Les actes et les registres des
évoques (1) nous permettent de discerner des clercs de
cuisine, des maîtres-queue (Meister-Koch), des
cuisiniers, et enfin le maître de cuisine (Koch-Meister).
On peut avancer dans cette carrière : Jean d'Epinal,
clerc de cuisine en 1452 (2) est maître de cuisine en
1458 (3).
Quelles sont les fonctions de ces différents agents ? Le
clerc et le maître de cuisine semblent bien n'exercer
que des fonctions de comptable et d'économe (4). Cela
résulte pour le clerc de son nom même, pour le maître de
tout ce que nous savons de son activité. Au XVe siècle,
l'administration de l'évêché est fixée. Le domaine est
partagé en châtellenies; à la tête de chacune de ces
circonscriptions est placé un châtelain qui n'est plus
le burggraf, mais l'amptmann, et dont les attributions
administratives priment de beaucoup les obligations
militaires. Si l'importance militaire du chef-lieu, ou
la force de la tradition, ou le développement de
l'organisation municipale ont nécessité le maintien d'un
véritable gouverneur militaire, les fonctions
financières sont dévolues à des agents qui portent le
nom de receveurs ou de schaffner (en dialecte lorrain
xaffenaire). Quelque soit leur nom, ces divers agents
ont pour principale mission de recevoir les revenus de
différente nature qui devaient être payés au chef-lieu
de la châtellenie. Or, à l'époque qui nous occupe, il
n'y a pas de châtelain à Vic. Vic est le chef-lieu du
Temporel, le siège de l'administration centrale, la
résidence ordinaire de l'évêque. Le châtelain, qui
partout ailleurs représente l'évêque, est inutile ici
(5) ; et la manutention des revenus, tant en deniers
qu'en nature, est abandonnée à un agent de l'hôtel. Cet
agent est le maître de cuisine. D'autre part, il paie
sur les fonds qu'il détient certaines dépenses et
certaines rentes. Nombreux sont les actes d'acensement
(6), dont le cens est payable à la cuisine du château de
Vic. Que le maître de cuisine n'était pas un simple
agent chargé de recevoir et d'emmagasiner, mais qu'il
faisait fonction d'administrateur, ceci nous est prouvé
par différents actes, d'après lesquels le Conseil de
l'évêque décide diverses amodiations à la relation du
maître de cuisine (7). Quant à l'importance financière
de son office, nous pouvons essayer de nous en faire une
idée, encore qu'incomplète, d'après un document du
milieu du XIVe siècle qui nous renseigne sur la valeur
d'une partie des approvisionnements emmagasinés au
château de Vic. Dans une révolte contre l'évêque, les
habitants de Vic avaient pillé le château. La sédition
réprimée, en vertu d'un compromis entre l'évêque Adhémar
et les gens de Vic, Ferry, comte de Sarwerden fut chargé
de « rapporter » sur les demandes de l'évêque. Voici
quelques articles de ce rapport (8):
« Item, ancor raporte je qu'il (l'évêque) puisse auci
bien xeure afin qu'il li rencet, ceaulx qui ont pris les
espices qui estoient venues de Montpelliers pour
proivence et pour espices confites, qui se contient en
l'escrit de lai dessus dicte demande que mes dis sires
de Mes ait fait à ceaulx de Vy, ou cueil dit escrit li
nom de lai vallour des dites cspices se contient, cent
lieures de messains...
« Item, en semblant mainiére, auci de lai proivence des
chandoiles de cire et des torches que mes dis sires
auoit fait faire, que se contient en l'escrit de lai
dessus dite demande de mon dit seigneur. ou que il dit
escrit li nombre de lai vallour des dites chandoilles et
torches se contient, vint liures de lai dites menoie.
« Item, en semblant mainiére auci des seix vins cherrées
de foins qui estoient en ai grainge dou chaistel, qui se
contient en l'escrit de lai dessus dite demande de mon
dit seigneur o queil dit escript li nombre de lai
vallour des dites seix vins cherrée de foin se contient,
trente et seix liures de lai dite menoie...
« Item, en semblant mainiére auci dez leis, cossins,
couuertiers, quairrelz de liéure de Flandres, linsues,
naippes, trouwelles, escuelles d'estain,pos de couure,
chaudières, gossa de fer et cinquante paire de fer de
prison, bouteilles, pos et pintes de keur, que se
contiennent en l'escrit de lai dessus dite demande de
mondit signour, on quel dit escript li nombre de lai
vallour dou dit moivlè se contient, sept vins liures de
lai dessus dite monoie.
« Item, et tant coin dez vint quaitre ymalz de fourment
pour lez cences dou chaistel de Vy, que se contiennent
en l'escrit de lai dessus dite demande de mon dit
signour, raporte je auci que li dis messire en puet bien
xeure ceaulx qui les doient auoir, se leueit ne sont.
« Item, tout en semblant mainiére, raporte je auci dez
quaitre vins liures de messains que li dis messire en
ces dessus dit escrips de ces demandes s'ait demandeit à
ceaulz de Vy pour lai terre chaistelerie de Vy... »
Il serait téméraire d'affirmer que tous les objets
mentionnés dans les articles qu'on vient de lire étaient
confiés sans exception à la surveillance du maître de
cuisine. Mais incontestablement son contrôle s'étendait
sur la plus grande partie d'entre eux, et comme il ne
s'agit ici que d'un acte de circonstance, bien des
objets n'y sont pas mentionnés. On peut juger par là de
l'importance de l'office en question.
Nous sommes moins bien renseignés sur les fonctions du
cuisinier et sur celles du Meister Koch. Les
observations générales de M. Germain ne perdront donc
rien de leur intérêt. Mais en dehors même de la nature
des fonctions des officiers de la cuisine, nous gardons
encore un moyen d'en apprécier l'importance : c'est par
la situation personnelle des personnages qui ont revêtu
ces fonctions, par les avantages ou les privilèges
qu'ils ont obtenus, par la suite de leur carrière.
Les officiers de la cuisine reçoivent en général, et
c'est le cas notamment pour Aubertin de Blâmont. la
franchise ou exemption de tous droits de ville, de toute
taille ou contribution, et même de a tout commandements
de hostelz, de cheualohies » etc. (9). Outre leurs
fonctions ordinaires, ces agents peuvent suivre l'évêque
comme compagnons d'armes. C'est le cas pour le Meister
Koch, Gristien (10), et pour le cuisinier Peter (11). Si
l'un deux abandonne le service de la cuisine, il remplit
les charges les plus lucratives. C'est ainsi que Hensel
Kar, clerc de cuisine en 1484, est devenu en 1485 le
châtelain-amptmann d'Haboudanges (12). Au reste les
offices de cuisine n'interdisent point d'en cumuler
d'autres. Jean d'Epinal, clerc de cuisine, reçoit la
clerc-jurie de Vic; devenu maître de cuisine il obtient
en même temps un échevinage (13). Il faut noter qu'il
peut à son gré exercer l'office de clerc-jurie
personnellement, ou le faire exploiter par un délégué.
Ces officiers reçoivent des gages, mais ces gages n'ont
rien de fixe. La cuisine, en effet, au XVe siècle, se
recrute comme tous les autres services de l'évêché par
voie d'engagements personnels et temporaires. Ce sont
autant de contrats bilatéraux, appelés lettres de
retenue (Bestellungs Brief) (14) et lettres
d'engagement, dont les conditions varient avec chaque
individu. Comme maître de cuisine et en raison de ses
services passés, Jean d'Epinal obtient une pension de 20
fr. et de 12 quartes de blé (15). Aubertin de Blâmont, «
notre cuisinier qui s'est libérallement obligié à nous,
sa vie durant de sa dicte office, » reçoit un gage de 15
fl. d'or assignés sur les salines de Marsal et de
Moyenvic (16). » Gristien, e Meister Koch, « so lange
wie œr mit vns ritten wirdt, yme sinen genannten Lone
den er bitz hier von vns gehabt hat, wir geben tun
sollent. » Et dès qu'il cessera d'accompagner l'évêque
il reprendra ses fonctions à la Cuisine avec un gage
annuel de 8 fr. lorrains et de 8 quartes de blé (17).
Enfin Gérard Pieresson, ancien maître de cuisine, est
retenu au service général de l'évêché aux gages de 40 fr.
et de 28 quartes de blé (18). On voit par ces notes très
brèves que les officiers de la Cuisine n'étaient pas les
premiers cuisiniers venus, qu'ils étaient de petits
personnages et qu'il n'y a par conséquent pas lieu de
s'étonner de les trouver inhumés en sépulture honorable.
Il faut donc bien lire cusinier comme l'a fait M.
Germain, sur la tombe de Vic, d'abord parce que cela n'a
rien de choquant; ensuite, meilleure raison encore,
parce que les registres des évêques de Metz nous
certifient l'existence d'Aubertin de Blâmont comme
cuisinier des évêques Conrad Bayer-Boppart et Georges de
Bade.
Alfred BOURGEOIS,
(1) Ces registres, qui sont conservés aux
archives de l'ancien département de la Moselle, sont
très précieux en ce qu'ils nous révèlent
l'administration journalière de l'évêché, sous Conrad,
Georges et Henri. Nous les désignerons par les signes
suivants. Mo. G.
(2) Mo. G.-7. f° 226 v°.
(3) Ibid. 239 v°.
(4) Il est même probable, sans qu'on puisse l'affirmer,
qu'il y a dans la cuisine deux ordres de fonctions
parallèles : le service financier et de contrôle,
représenté par le clerc et le maître; le service
matériel confié au cuisinier et au maître-queue. Car il
n'y a aucun exemple d'un cuisinier devenu maître de
cuisine, non plus que d'un clerc de cuisine devenu
cuisinier.
(5) Peut-être l'office de la ehâtellenie et ses droits
ont-ils été vendus ou amodiés à la ville. C'est ainsi
qu'il faudrait expliquer, dans le document du XVIe
siècle cité plus bas, les 80 livres dues par la ville de
Vic « pour la terro de la chaistelerie de Vyc ». On sait
que dans les chartes de notre pays, le mot terre est le
plus souvent synonyme de rente.
(6) Il serait trop long de les rechercher tous. Je cite
seulement, à titre d'exemple, l'acensement du 15 octobre
1445 (Mo G. f° 129 v), et .l'ordonance de paiement de
1481 (Mo. G. 11. f° 3).
(7) Exemples : A° 1478. Mo. G. 9. f° 21 - A° 1481 - Mo.
G. 11. f° 3 - Ae 1482. Mo. G. 11. f° 14 v° - A° 1488.
Mo. G. 11. f° 95 v° - A° 1496. Mo. G. 11. f° 183 v°.
(8) Je ne retrouve pas la référence précise de cet acte, que je ne connais que d'après une copie; mais d'après
le titre de cette copie : (Copié sur l'original tiré des
Archives de l'évêché de Metz. Vic. Layette. 1, n° 9.)
Elle fait partie de la collection Moreau à la
Bibliothèque nationale; on peut donc la retrouver à son
ordre de date (24 janvier 1344-45).
(9) Franchise accordée : à Aubertin de Blâmont, a° 1454.
Mo. G. 7 f° 224 ; - à Hans Stolz, cuisinier, a° 1460.
Mo. G. 9. f° 5 v° - à Dédier, cuisinier, a° 1481. Mo. G.
11. f°. - à Peter de Hobestetten cuisinier, a° 1483. Mo.
G. 11 f° 15 v°. - Ce privilège de franchise était
accordé couramment à presque tous les gens de l'Hôtel,
aux échevins et autres officiers, souvent même à de
simples particuliers,
(10) a° 1480. Mo. G. 9. f° 228.
(11) a° 1493. Mo. G. 11. f° 35.
(12) Mo. G. 9. f° 233 - G. 11. f° 46.
(13) Vid. note 2. p. 1.
(14) La lettre de retenue est celle par laquelle
l'évêque retient les services du contractant ; la lettre
d'engagement celle par laquelle le contractant s'engage
à servir.
(15) a° 1472. Mo. G. 10 f° 133 v°
(16) a° 1461. Mo. G. 10. f° 100 v°.
(17) a° 1480. Mo. G. 9. 223.
(18) a° 1510. Mo. G. 11. 79. |