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                 La terre natale; 
				roman. 
				Victor Margueritte 
				Ed. Paris 1917 
				[...] M. Miron avait cessé, non 
				d'exister, mais de souffrir. On entourait de tous les soins 
				possibles son insensibilité croissante. Il ne donnait plus signe 
				de pensée qu'aux visites de plus en plus rares de Pablo et de 
				Jean. Tous deux avaient été versés à des unités nouvelles. L'un 
				était affecté à une escadrille de Bombardement à Nancy; l'autre, 
				aux observations des tirs d'artillerie, à l'armée de Maud'huy. 
				Alors, sortant de sa torpeur, M. Miron écoutait, fébrile, les 
				récits héroïques. Très rouge, les yeux brillants, il suivait, 
				dans le ciel de leurs prouesses, les aviateurs planant au-dessus 
				de la terre reconquise. Il volait en même temps qu'eux. Jean, 
				avec son biplan chargé de bombes, l'enlevait par delà la ligne 
				bleue des Vosges, lui déroulait la plaine d'Alsace., M. Miron 
				voyait, a travers les yeux de son fils, étinceler dans le 
				brouillard matinal l'or du Rhin, et toute son âme s'élançait 
				vers ce lever d'aurore. Ou bien, avec Pablo, il contemplait la 
				terre de Flandre inondée, la nappe grise des eaux et, de 
				Nieuport à Ypres, l'infranchissable fossé de l'Yser... L'Yser! 
				Encore une victoire qu'il n'avait pas perçue, touchée, et qu'à 
				travers leur annonciation il saluait, avec leur foi... On les 
				tenait, les Boches! Non contents de les avoir refoulés, à la 
				Marne, ne les avait-on pas maintenus sur l'Aisne, sur l'Oise et 
				sur la Somme ?. Ne les avait-on pas arrêtés, échelon contre 
				échelon, dans la course vers la mer ?... On avait encore gagné 
				la seconde manche. Pas plus qu'ils n'avaient eu Paris, ils 
				n'auraient Calais ! 
				Ce soir-là, qui était celui de Noël, Pablo venu, en mission 
				achevait lentement de conter l'un des derniers exploits de 
				Garros. Seul sur un petit monoplan armé d'une mitrailleuse; qui 
				par un dispositif de son invention lui permettait de tirer à 
				travers l'hélice, il avait descendu un gros aviatik et ses deux 
				passagers. L'exaltation du vieillard, soulevé sur sa chaise 
				longue, était si grande que Pedro fit signe à son fils de se 
				taire... On remonterait, après le dîner... 
				- Nous allons te laisser dormir, père. 
				Mais, au même moment, Elmira entrait joyeuse, avec une lettre de 
				Jean. Elle rayonnait tant d'orgueil que M. Miron, droit sur son 
				séant, refusa de s'étendre. Il donnait des coups de poing dans 
				son oreiller : 
				- Lis ! Je veux entendre. 
				Toute à sa lettre et sans voir les gestes inquiets de Pedro, 
				elle commençait : 
				«  23 décembre, Hier, jolie petite randonnée, hors tour de 
				Service, sur monoplan d'une escadrille voisine, dont le pilote 
				était malade. Parti par temps brumeux, à 7 h. 25, observation 
				est Nancy. A 1.500, sur Champenoux, entré dans les nuages. Vois 
				rien. Lunettes pleines d'eau, boussole coincée. Tous les 
				malheurs ! Pique pour me reconnaître. A 600 mètres, à travers 
				brouillard, lâche mes quatre bombes sur beau drachen. Panique 
				dans le rassemblement. Encadré par obus. Remonte; nuages; me 
				perds. Repique pour voir. Temps s'éclaircit. Suis sur Blamont, 
				remonte à 2.000 mètres et vois taube arriver, direction sur moi. 
				Le charge en dessous à plein moteur, avec mitrailleuse. Il fait 
				demi-tour. Poursuite, continuant à mitrailler. Il prend de la 
				distance quand tout d'un coup, - ça n'a pas duré deux minutes, 
				-il glisse longuement sur l'aile droite, et tombe, d'une masse, 
				l'avant enveloppé de fumée et de feu, les ailes déchiquetées. Je 
				plonge pour le voir s'abattre. Encadré par obus de tous 
				calibres, redresse mon appareil. Le ciel est nettoyé. Pas 
				d'oiseau en vue. Retour, et à 9 h. 35 atterrissage, en douce, au 
				parc... Fais mon rapport. Félicité par tout le monde comme si 
				c'était quelque chose d'extraordinaire. Une veine, voilà tout. 
				Il paraît que je serai cité à l'ordre de l'armée. Embrasse papa, 
				Pedro, Alice, Adélia; Nanou. A la ronde quoi, en gardant pour 
				toi le baiser le plus tendre... C'est Pedro qui va bisquer! A 
				lui la pose... » 
				Elle plia le billet, - une feuille de carnet déchirée, - et le 
				glissa dans son corsage. 
				- Hein! qu'est-ce que vous dites de ça ? 
				Émus, tous écoutaient. Alice simplement s'essuyait les yeux. 
				Nanou, machinalement, tambourinait sur le dossier de sa chaise. 
				Une fierté brillait dans son regard lointain; le front haut, 
				sous ses cheveux blancs relevés, elle souriait à une vision 
				enfantine. Il avait grandi, son bambin... Ce fut Pablo qui, le 
				premier, rompit le religieux silence. 
				- Ah! oui, l'animal, il en a une veine... Quand est-ce que je 
				descendrai le mien ? 
				Mais Pedro criait, d'une voix altérée : 
				- Père, père, qu'as-tu ? 
				Les yeux révulsés, M. Miron faisait de vains efforts pour 
				parler. Des plaques écarlates marbraient le visage où passait 
				une expression de lutte. 
				Il agita les mains... 
				- J'ai... J'ai... J'ai... 
				Puis, comme s'il dominait un invincible ennemi, il prononça d'un 
				trait avec force : 
				- Jean... Pablo... La victoire de la... 
				Brisé, il retombait de son long, la tête de travers sur 
				l'oreiller. Un peu d'écume coula, au coin des lèvres qui 
				remuaient encore. Elmira sanglotait, effondrée au pied de la 
				chaise longue. Pablo et Pedro pieusement recueillirent le 
				dernier souffle. Il s'exhala avec un gargouillis presque 
				inintelligible : 
				- Fran... Fran...ce. 
				Les traits soudain se détendirent. Un air de sérénité extasiée, 
				presque de béatitude, une seconde flotta sur le visage qui se 
				décomposait, et presque aussitôt se figea, dans l'immobilité de 
				la mort.  |