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Notes sur la guerre aérienne devant Nancy - 1914-1918
 


Revue militaire générale : la liaison des armes
publiée sous la direction du général H. Langlois
Ed. Berger-Levrault & cie (Paris) 1920


NOTES SUR LA GUERRE AÉRIENNE DEVANT NANCY

I

L'aviation a connu au cours de la guerre, dans l'opinion des civils et de ses camarades des autres armes, des fortunes diverses. On l'a exaltée, divinisée en la personne de ses as, et c'était justice, Le vol et le combat forment à eux deux un sport farouche, une école des nerfs, capables de susciter quelques surhommes, dont les exploits méritent une auréole légendaire. Mais on est aussi tombé à bras raccourcis sur l'aviation.
Deux circonstances, l'une et l'autre caractérisées par la présence indésirable d'un avion ennemi, prédisposaient à cette rigueur : le passage d'un Boche dans le ciel d'une ville importante et la rafale de mitrailleuses tirée sur nos tranchées par «  Fantomas », c'est-à-dire l'avion ennemi à basse altitude.
Elles nous valaient de la part des civils ou des fantassins des commentaires aigres-doux condensés en une formule : «  Mais que font donc nos aviateurs ? ...»
Quel rapport entre l'évocation de ces petites épines, recouvertes depuis par tant de lauriers, et le titre de cette étude : «  La guerre aérienne devant Nancy » ? Le voici. Les habitants de la région et les troupes du front de Lorraine n'ont pas connu, sauf au début de la campagne, les angoisses d'une grande bataille toute proche. Leur attention a donc été fascinée par les seuls incidents du secteur, bombardement de Nancy par canon et par avions, tir à longue portée des pièces de gros calibre sur Pompey, Dombasle, Lunéville, etc. Guerre en miniature évidemment pour qui était sorti vivant de la fournaise de Verdun, de la Somme et de la Champagne, mais qui ne retranchait à l'aviation de Lorraine aucun péril. Secteur calme ne signifie pas «  aviation endormie sous des hangars ». Pour le combattant du sol envoyé au repos devant Moncel, Parroy, Nomeny, il ne s'agit plus que de vigilance. Au-dessus de sa tête, la guerre continue. Bien plus, l'aviation devient un point de mire pour une multitude de regards inoccupés. Elle joue le premier rôle; On ne lui passera aucune défaillance. En vous racontant la guerre aérienne devant Nancy en 1917 et 1918, telle que les deux années d'escadrille dans ce coin de ciel m'ont permis de la connaître, J espère donc répondre à la vieille et éternelle question, si naturelle, que chacun s'est posée : «  Que font donc nos aviateurs ? »
Il n'y a plus de secrets. Je dirai les ressources dont nous disposions, les missions que nous avons remplies et surtout comment, au cours des quatre derniers mois de là guerre, une équipe de pilotes de l'escadrille d'armée de la VIIIe armée, la Spad 90, a infligé à l'aviation et à l'aérostation ennemies devant Nancy, l'un des plus foudroyants échecs qu'elles aient subis : trente-six appareils ou drachens allemands détruits du 15 juin au 11 novembre 1918 par cette seule escadrille, qui dans ce même temps ne perdait que deux pilotes.
Ce récit très simple n'a pour but que de raviver, en leur donnant leur vrai sens, les souvenirs du lecteur. C'est une petite page d'histoire locale aérienne, une explication, un éclaircissement de choses qu'il a vues d'en bas par quelqu'un qui les a vues d'en haut, voilà tout !

II

Au commencement de 1917, la pièce d'Hampont continue de tirer sur Nancy. Les ordres du commandement à l'aéronautique sont impérieux : tout mettre en oeuvre pour la détruire. Le commandant Delafont, chef du service aéronautique de la VIIIe armée, donne une priorité absolue à cette mission de réglage et la confie à l'escadrille F. 45, cantonnée à Art-sur-Meurthe.
Choix heureux : la 45 comptait dans ses rangs trois officiers observateurs d'artillerie hors de pair : les lieutenants Oppermann, Salmon et Gorce (1). Grâce à la précision et à la sûreté de leurs observations, auxquelles la photographie donnait chaque fois après le réglage une confirmation éclatante, l'unique canon chargé de la détruire réussit à mettre hors d'usage la fameuse plate-forme. Dix-huit coups de canon en six heures, contrôlés coup par coup par T.S.F., tel était le réglage sur Hampont. Cela ne ressemble pas à une grosse opération de guerre. On aura une idée de l'effort que représentent pour l'aviation ces six heures de permanence dans le ciel de l'ennemi, en sachant qu'elles exigeaient non seulement de la part de l'escadrille de réglage, mais de toutes les escadrilles de chasse de la VIIIe armée des qualités de vigilance et de ténacité peu communes. Nous sommes en hiver; les belles journées de visibilité sont rares. Même quand le ciel se découvre, la brume ne se dissipe que vers 9 heures, et à 3 heures de l'après-midi, il faut songer au retour. Un coup de téléphone nous arrivait du quartier général pour peu que la journée s'annonçât bonne. Il posait la question Est-ce qu'on voit ? Ai-je besoin d'écrire aujourd'hui que l'officier observateur de la 45 au moindre rayon de soleil s'envolait pour sonder le temps ? Nous avions profondément le sentiment que de notre application passionnée à ne laisser s'échapper aucune occasion d'agir dépendaient le calme et la vie d'une grande cité, et, si notre camarade, en atterrissant, laissait tomber ces mots fatidiques «  on voit », un soulagement unanime courait le long des fils et l'Aéronautique déclenchait aussitôt le mécanisme de l'opération. Il s'agissait de permettre à l'avion de réglage de satisfaire aux exigences de l'artillerie. Celle-ci demandait à tirer sans interruption pendant six heures, d'où nécessite d'organiser la relève de l'avion et du groupe d'avions de chasse qui le protégeaient, car, sans un réseau protecteur de monoplaces de combat, l'avion d'artillerie aurait été vidé du ciel ennemi au bout de dix minutes de réglage.
La pièce d'Hampont s'agrippait à contre-pente derrière un coteau boisé à 13 kilomètres des lignes. Pour observer utilement les coups d'arrivée autour de cette plate-forme remarquablement dissimulée, l'avion de réglage, même à l'altitude de 4.000 mètres, devait pousser ses pointes presque jusqu'à la verticale de l'objectif. Vic était le centre de ses évolutions. Bref, un paquet d'aviation française composé d'un Farman et de six Nieuports, canonnés sans interruption, relevés toutes les deux heures par des éléments semblables, tenaient l'air à 8 kilomètres chez l'ennemi pendant six heures. On juge à quelle épreuve était soumise la patience du commandement ennemi et combien cette permanence d'aviation, coïncidant avec un tir terrestre, a coûté de démangeaisons à l'épiderme des états-majors allemands. J'en appelle aux souvenirs du lecteur. L'aviation allemande a-t-elle jamais imposé sa présence comme nous l'avons fait ? Car, il faut qu'on le sache, ce réglage d'Hampont, chaque fois troublé, a toujours été poursuivi, malgré une canonnade furieuse, jusqu'à bout d'essence. Les Nieuports de protection ont souvent regagné leur terrain en vol plané pour n'avoir pas voulu abandonner le Farman, où l'officier observateur, suggestionné par sa mission, avait oublié que pour les moteurs de ses appareils d'escorte l'heure était passée.
C'est ainsi que nous avons muselé le gros canon. Ses alentours rendus insupportables, puis enfin un coup en plein coeur ont eu raison de ses réveils intermittents. Des photographies classiques publiées dans plusieurs illustrés ont, popularisé sa constellation de cratères et sa plate-forme défoncée. Les Boches plus tard la réparèrent. Le général Gérard, se méfiant de son silence, prescrivit à son aviation de ne pas perdre de l'oeil ce petit point de la carte. Toute patrouille se terminait par un regard à la plate-forme. Plus de missions photographiques désormais sans lui réserver deux ou trois clichés. Grâce à ces impressions toujours fraîches que nous rapportions, le général avait dans son bureau une petite fenêtre discrète ouverte sur les quelques mètres carrés de béton intéressants. Quand il sut que des travailleurs s'éparpillaient de façon insolite aux alentours, il leur fit donner de ses nouvelles Pour que le commandement ennemi nous sût au courant de ses intentions. Une grande variété de bombes furent jetées à titre d'avertissement, non pas de nuit ou à l'altitude habituelle des bombardements par des avions de bombardement, mais à moins de 50 mètres, presque au ras du sol par des avions de chasse et des Bréguets de reconnaissance. Deux expéditions de ce genre sont restées fameuses dans les annales de l'Aéronautique de la VIIIe armée : quatre Spads de l'escadrille 77 attaquèrent à la bombe, à quelques mètres du sol, deux points stratégiques importants et la plate-forme d'Hampont pendant la même promenade. Notre célèbre et admirable Boyau, alors sergent, tombé plus tard en flammes après cinquante victoires, était de la partie. Les éclatements de ses projectiles furent photographiés par son camarade Boileau, qui volait exactement dans son sillage. Je ne connais pas d'exemple de cliché plus saisissant, ni de témoignage d'un plus extraordinaire sang-froid allié à plus d'habileté manoeuvrière. Deux Bréguets de mon escadrille ont réédité ce tour de force avec le surcroît de danger auquel les exposaient près des mitrailleuses de position l'envergure plus grande et la vitesse moindre du Bréguet. C'est ainsi que surveillée, photographiée, bombardée, avertie en tout cas, la pièce d'Hampont se tint coite jusqu'à la fin de la guerre. Les aviateurs de la VIIIe armée revendiquent la responsabilité de ce musellement.
Tous les réglages d'artillerie lourde à longue portée du front de Lorraine ne nous ont pas coûté autant de tracas. Les choses se sont souvent passées en douceur, surtout quand il a plu aux Allemands de braquer sur Dombasle une grosse pièce installée stupidement au beau milieu de la forêt de Grémecey. Elle crevait si bien les yeux qu'on a cru pendant huit jours à une fausse, pièce. En une séance, nous l'avons «  eue » avec deux 305 sur rail embusqués dans le bois de la Bouzule. La leçon profita et, quand le tir sur Dombasle recommença en 1918, ce fut d'une position plus éloignée et plus difficile à réduire. Pour la pièce qui bombardait Pompey, la contre-batterie s'exerça parmi les pires difficultés. Les Allemands avaient construit dans le bois de la Hautonnerie dans la région nord de Nomeny, deux emplacements raccordés à la voie ferrée de Metz à Delme. Ces deux emplacements avaient reçu de notre, aviation les désignations : emplacement nord et emplacement sud. Avant chacun des tirs qui se sont effectués régulièrement plusieurs semaines le dimanche matin, de grosses fumées blanches, disposées suivant la direction du vent, recouvraient tout le bois. Des lueurs de pétard donnaient le change à nos observateurs. Bref, on n'y voyait que du feu et de la fumée. Il était impossible à l'observateur d'aviation de distinguer quel était l'emplacement qui tirait. Cette précision était donnée par le repérage au son, mais il était tout de même impossible de régler un tir précis, car seuls les coups très courts ou très longs pouvaient être aperçus; on ne voyait pas les coups qui tombaient dans la zone des fumées; au bout de deux ou trois heures, les fumées et le tir cessaient. Vraisemblablement la pièce sur affût-truc se retirait par la voie ferrée. On continuait alors un réglage sur l'emplacement vide et la séance recommençait chaque dimanche. Puis un jour, en même temps que le tir sur Pompey, les Boches ont déclenché un tir de contre-batterie sur nos 380 qui réglaient sur la Hautonnerie. Ils prenaient la position d'enfilade par un tir qui venait du sud de Nomeny. Avant que l'alerte fût donnée, ils avaient mis l'une de nos pièces en l'air. Nos tirs ont été chaque fois poussés assez tard dans l'après-midi du dimanche après la disparition des fumées, mais ils ne causaient de dégâts qu'à l'emplacement, qui était réparé pour la semaine suivante. C'est mon excellent camarade le lieutenant Paul Daum qui a présidé avec tout son courage et toute son expérience à ce diabolique réglage de la Hautonnerie, qui a coûté à mon escadrille de Nieuports chargée de la protection de l'avion d'artillerie, la mort du sergent Lapize, le célèbre champion de bicyclette français.

III

Je me suis étendu sur ces réglages d'artillerie lourde à longue Portée parce qu'ils démontrent le succès de nos méthodes. Mais la mémoire des villes du front a gardé le souvenir de bien d'autres blessures, et Nancy a payé cher les visites nocturnes de l'aviation ennemie. Contre ce fléau des nuits claires, quel remède ? Nous l'avons cherché de toutes nos forces, mais, il faut l'avouer, nous l'avons cherché en vain. Le canon, les saucisses de barrage donnent à réfléchir aux équipages de bombardement, les contraignent à voyager plus haut, mais n'ont jamais arrêté un pilote décidé à exécuter son ordre de service. Reste la chasse de nuit. Voici sur ce sujet épineux quelques opinions personnelles. Elles n'impliquent de critiques à l'égard de personne et répondent seulement à mon vif désir de faire un récit qui ait au moins le mérite de la sincérité. La chasse de nuit n'a jamais donné de résultats d'ensemble. Les chasseurs anglais ont quelques pièces à leur tableau. Il y a aussi des exemples de combats nocturnes entre nos bombardiers et la chasse ennemie et réciproquement, mais tous ces combats sont des exceptions. La chasse de nuit n'était sans doute pas loin à la fin de la guerre de trouver une méthode, mais pratiquement on n'a rien réalisé. Une idée ingénieuse avait été suggérée : la division du ciel en zone de chasse et en zone de défense, limitées d'une façon rigoureuse et précise sur la carte. Dans la première, l'aviation aurait lâché, en toute liberté d'évolution, l'un de ses meilleurs limiers; dans la seconde, la D.C.A. aurait vidé ses caissons en toute tranquillité, puisque par convention aucun aéronef français ne l'aurait traversée. Les projecteurs auraient balayé les deux zones pour découvrir l'avion ennemi au chasseur ou à l'artilleur.
L'aviation du camp retranché de Paris n'a obtenu aucun succès dans la chasse de nuit. Les forces d'aviation du Bourget, chargées pendant la guerre de la sécurité de la capitale, n'ont empêché ni même troublé aucun raid nocturne de Gothas ou de dirigeables. Plusieurs de nos camarades se sont tués et blessés en rentrant de ces excursions qui se terminaient parfois par des atterrissages scabreux. Je n'ai jamais entendu parler avec garantie d'authenticité de combats au-dessus de Paris. La D.C.A. peut donc inscrire à son livre d'honneur toutes les victoires remportées à la belle étoile. Si tel chasseur de nuit s'inscrit en faux contre sa prétention, nous lui donnerons acte de sa performance qui ne sera jamais qu'un knock-out exceptionnel sur le grand ring du ciel.
Une question se pose immédiatement à l'esprit. Les aviateurs sont-ils responsables de leur échec dans la chasse de nuit ? Sans hésitation je réponds : cet échec était fatal. Cette Impuissance des organisations défensives du camp retranché de Paris (et l'on va voir comment Paris va me ramener à Nancy) résidait surtout dans l'absence de pilotes marquants. Un Guynemer, Un Fonck, un Nungesser, un Boyau, un commandant Villemin aurait pu, bien servi par les circonstances, décrocher un Boche au-dessus de la place de la Concorde ou de la place Stanislas, à condition d'être lâché seul avec pleins pouvoirs dans une nuit claire. On pouvait tout attendre de la témérité et de l'adresse de ces hommes, car c'est resté jusqu'au bout une vérité de l'aéronautique qu'une volonté individuelle aboutit là où un effort collectif s'est brisé.
Mais, quelque noble et méritoire que soit la défense aérienne d'une cité, pouvait-on songer à distraire d'une tâche mille fois plus pressante ces rois de l'air ? Et quel est celui d'entre eux qui aurait accepté de renoncer à la poursuite de victoires journalières pour se consacrer à intervalles forcément éloignés à une chasse problématique et peu fructueuse ? Le bon chasseur chasse là où le gibier pullule. On se demande alors : puisque cette organisation de défense aérienne de nuit était impuissante, pourquoi on l'a créée et conservée ? Nécessité d'ordre moral et politique, celle de donner à une cité immense la foi dans sa sécurité. Il est possible que cette nécessité ait été primordiale. C'était au maître de l'heure et non aux aviateurs d'en juger. Et puis, rien ne dit qu'à une pareille distance des lignes la chasse de jour n'eût pas été fructueuse si elle avait eu l'occasion de s'exercer. La contrepartie de cet avantage c'était, hélas, la déception qui suivait l'illusion; les aviateurs du camp retranché de Paris l'apprenaient à leurs dépens, quand ils se promenaient sur le boulevard le lendemain d'un raid meurtrier.
J'en reviens à Nancy. Nancy n'a pas eu, à proprement parler, d'escadrille de protection de nuit, mais elle a été dotée au commencement de 1917, comme plusieurs autres villes importantes du front, d'une escadrille particulière affectée spécialement à sa garde. Les escadrilles de ce type étaient numérotées par des chiffres de la troisième centaine (313-314-315, etc.). Longtemps au plateau de Malzéville, l'escadrille de protection de Nancy termina sa carrière sur le plateau de Pont-Saint-Vincent. L'ordre de service qui l'instituait, prévoyait pour elle une mission bien définie : la surveillance du ciel de Nancy, grâce à une série de patrouilles effectuées pendant la journée aux heures les plus efficaces. Il n'était pas question de vols de nuit. On laissait au chef du Service aéronautique de l'armée le droit de détourner cette unité de sa mission particulière au cas où les circonstances sur le front de l'armée l'exigeraient.
Cette escadrille de protection (et les camarades excellents que j'y comptais me pardonneront l'aveu de ce petit point d'histoire) n'a jamais obtenu de résultat important. C'est même uniquement à cause de cette même absence de résultat sérieux dans la défense aérienne d'une ville que je rapproche cette escadrille de jour des escadrilles du camp retranché de Paris. Car la protection des villes était un vain mot de nuit et de jour quand elle était confiée à des unités particulières, édulcorées par cette besogne passive. Pas plus qu'une troupe d'infanterie non aguerrie ne défend un fort en s'enfermant dans ses murs, une réunion de pilotes dont les nerfs ne sont pas tous les jours mis à l'épreuve du passage des lignes et de l'atmosphère du ciel ennemi ne sont de taille par un jeu de patrouilles stagnantes à interdire un coin d'espace à l'adversaire.
Cette affirmation ne condamne pas, bien au contraire, la méthode de chasse qui consiste à attendre dans nos lignes la proie facile qui passe. Les vols d'expectative ont donné des résultats brillants, mais il fallait pour, les réussir des pilotes dressés à une autre haute école, celle de la bataille au-dessus des tranchées et cantonnements ennemis, et je ne puis que répéter pour l'escadrille de protection ce que j'ai dit pour le camp retranché de Paris : l'élite du personnel navigant estimait qu'il avait sa place dans la bataille et pas ailleurs. Qui pourrait l'en blâmer ?

IV

Après toutes ces constatations pessimistes sur les escadrilles de protection des villes, sur l'impuissance de leur méthode de travail et la médiocrité de leur valeur combative, je vais avoir le plaisir d'ouvrir une autre page de notre livre d'or de l'air, plus rayonnante certes et plus belle et plus digne de la reconnaissance des villes bombardées.
Le ciel de Nancy n'a pas manqué de gardiens. S'il n'a pas été rendu intangible par les aviateurs chargés, en vertu d'un papier officiel, de tourner en rond au- dessus de la ville, loin de moi la pensée de proclamer que l'aviation allemande a survolé Impunément la région de Nancy. Notre supériorité aérienne avec quelques variations n'a cessé de s'affirmer. Rien ne la fait mieux sentir que le renoncement presque absolu de l'ennemi aux bombardements de jour dès le printemps 1917. Les Nancéiens ont gardé la mémoire de ces grands vols d'avions de bombardement, qui passaient au-dessus de leurs têtes en février et mars 1917, pour aller vers Neuves-Maisons et Pont-Saint-Vincent semer la mort.
L'arrivée du groupe des cigognes à Manoncourt-en-Vermois porta malheur aux expéditions boches. La place Stanislas s'ornait chaque semaine de deux ou trois pièces à l'actif de nos chasseurs célèbres. Les raids de bombardement de jour, auxquels les Boches renoncèrent bientôt, allaient au contraire prendre chez nous une extension sans cesse grandissante. Je n'ai pas besoin de rappeler qu'à la fin de la guerre ils étaient devenus dans l'aviation française grâce au Bréguet et dans l'aviation anglaise aussi, la règle commune, et rien n'est plus probant, rien ne donne mieux la mesure de notre supériorité aérienne que la différence d'attitude tactique entre les deux aviations de bombardement.
En 1918, la situation générale a exigé une diminution graduelle des forces d'aviation du front de Lorraine. Comme le programme du G.Q.G. prévoyait l'utilisation et l'incorporation dans les groupes de combat mobiles des vieilles escadrilles de chasse, laissées longtemps à la disposition des armées, le commandement s'efforça de multiplier parallèlement le nombre des unités, et la méthode employée fut celle du dédoublement. A l'ombre des vieilles escadrilles naquirent les nouvelles. Parmi celles-ci, la VIIIe armée eut la chance de conserver la meilleure. Le commandant Delafond, chef du Service aéronautique de la VIlle armée, qui s'y connaissait en pilotes, en fit l'escadrille officielle de l'armée. C'est d'elle seule que je vais parler maintenant, car son travail remplit toute l'année 1918 avec un rayonnement si particulier, que raconter son histoire, c'est raconter la guerre aérienne sous toutes ses formes devant Nancy.
Quel était le rôle tactique d'une escadrille d'armée ? Il n'y a pas d'unité aéronautique moins spécialisée. Elle est faite pour le travail le plus varié. Sa composition, onze Spads monoplaces de combat et quatre Bréguets, donne le secret de son activité. Elle doit avant tout renseigner le général commandant l'armée, aller aussi loin qu'il le faut regarder chez l'ennemi ce qui se passe. Par très beau temps, ce renseignement sera obtenu, grâce à des photographies prises à haute altitude par le Bréguet de reconnaissance, qui seul, ou avec un camarade, tentera la mission photographique à l'heure propice. Ces missions photographiques exigent des conditions atmosphériques exceptionnelles. Les autres jours, ce renseignement sera recherché soit par le Bréguet volant plus bas, escorté cette fois-ci par les monoplaces de combat, soit enfin par monoplaces de combat tout seuls, si le pilote de chasse est capable d'observer, s'il connaît son secteur et son terrain suffisamment pour rapporter une impression juste, car dans ces vols de reconnaissance à basse altitude, entrepris par mauvais temps, il ne s'agit plus de photographie, mais de reconnaissance à vue.
L'escadrille d'armée peut recevoir des missions spéciales d'un ordre plus fantaisiste, si le général commandant l'armée le juge utile, telles que : attaque à la mitrailleuse ou à la bombe d'une gare, d'un dépôt de munitions, d'une tranchée, etc. Elle peut enfin être prêtée par l'armée aux aéronautiques de corps d'armée pour une mission de protection ou de couverture, en vue d'une excursion déterminée, que l'avion de corps d'armée courrait de gros risques à tenter tout seul. C'est donc, on le voit, l'escadrille bonne à tout faire, à la disposition directe du général commandant l'armée. Grâce à cette complexité d'attributions, les énergies s'y donnent libre cours. Mais la difficulté pour le chef d'escadrille, c'est l'impossibilité où il se trouve de rédiger une feuille de service prévoyant le travail du lendemain. Dans un groupe de combat, chaque pilote est fixé la veille sur l'heure des patrouilles. Dans les escadrilles d'armée, le téléphone du Q.G. tient en haleine tout le personnel navigant. Et si tous les avions se sont envolés pour, des missions urgentes, il arrive que l'escadrille n'est plus en mesure, dans le courant de la journée, de parer un coup imprévu. Je garde le pénible souvenir de l'accès de fureur d'un fonctionnaire de l'usine Solvay par une belle après-midi de l'été 1918, après un bombardement par canons de la région de Dombasle. «  Que font les Spad de Manoncourt ? s'écriait-il. Les pilotes sont encore à Nancy ! » Il y avait ce jour-là sur le compte rendu de travail de l'escadrille, un avion ennemi abattu et deux drachens incendiés; un Bréguet avait exécuté une mission photographique sur Sarrebruck avec un trajet de 200 kilomètres dans les lignes. Une autre reconnaissance de Spad rentrait de Chambley et de Mars-la-Tour. Chaque pilote avait six heures de vol à l'escadrille Spad 90.
Comme je voudrais révéler jour par jour l'activité de mes anciens compagnons d'armes ! Il me suffirait pour cela d'ouvrir le journal de marche qu'un mécanicien fidèle a sauvé pour moi du néant, le jour de la dissolution de l'unité. On y lirait de ces comptes rendus succincts, éloquents parce que brefs, qui en une ligne en disent long au connaisseur. «  Avion abattu dans nos lignes, drachen abattu en flammes, gare attaquée à la bombe à 30 mètres d'altitude (ci-joint enregistrement du vol au barographe, car aucun vol à basse altitude n'était exécuté sans le contrôle d'un baromètre enregistreur), ou bien encore quarante clichés sur un itinéraire à 50 kilomètres dans les lignes. » A cette lecture on aurait sans plus de détails l'impression que ce n'est déjà pas mal. Lisez ce que raconte notre journal de marche pendant une quinzaine.

1918.
23 août. - Le lieutenant Lemaire et l'adjudant Bizot abattent un avion ennemi entre Autrepierre et Leintrey.
24 août. - L'adjudant Bizot attaque à la bombe à 50 mètres du sol un dépôt de munitions près de Cirey.
27 août. - Le sergent Millot disperse à coups de mitrailleuse un détachement ennemi sur la route de Salonnes à Château-Salins.
2 septembre. - Le lieutenant Dencausse incendie le drachen de la Géline. Le lieutenant Ambrogi, les adjudants Bizot et Pezon incendient le drachen de Juvelise.
3 septembre. - L'adjudant Pezon incendie le drachen de Moussey.
4 septembre. - Une mission photographique sur Bensdorf et Sarrebourg, par le lieutenant Mallen et l'adjudant Renou.
14 septembre. - Le lieutenant Ambrogi et l'adjudant Macé abattent un avion ennemi au nord de Xures.

Imagine-t-on après deux ans de vie commune ce que pouvait être pour un chef d'escadrille le sentiment qu'il est porté par son entourage, tous les jours, vers de nouveaux enthousiasmes. Quatre pilotes sur une douzaine étaient sacrés du nom d' «  as », puisqu'ils avaient à leur actif plus de dix victoires. Ambrogi, Macé, Pezon, Bizot; quatre autres avaient descendu plus de quatre Boches; le reste de l'escadrille comptait les missions de reconnaissance, de photographie, de bombardement les plus brillantes. Passer les lignes avec trois ou quatre compagnons de cette espèce me semblait une promenade aisée; plusieurs d'entre eux m'avaient sauvé la vie; il me semblait que, protégé par eux, mon Spad devenait invulnérable. Ce faisceau d'énergies créait sur notre terrain de départ un frémissement perpétuel. Les mécaniciens avaient subi le contre-coup de cette fièvre; ils avaient l'orgueil des succès de leur pilote et dans cette course aux lauriers ils apportaient toutes les ressources de leur coeur et de leur travail. Que de fois on a veillé sous les Bessonneaux de Manoncourt au chevet d'un moteur blessé, pour que le pilote trouve son avion disponible au lever du soleil ! Le sentiment passionné du devoir et de l'action avait grandi dans cette unité sous l'empire des difficultés croissantes où s'est débattue l'aviation de Lorraine. Quand les événements se gâtèrent en 1918, le commandement préleva petit à petit sur les fronts défensifs toutes les escadrilles de chasse. C'est ainsi qu'une à une, les escadrilles 75, 68, 77, 89, 99, s'en allèrent grossir les groupes de combat de la division aérienne opérant dans la grande bataille. La Spad 90 restait seule sur un front de 130 kilomètres avec le devoir de renseigner avec exactitude le Q.G. de Flavigny.
La guerre aérienne en Lorraine est donc une petite page dont les aviateurs ont le droit de s'enorgueillir. Si des Boches ont survolé l'arrière-front de Lorraine impunément à 5.000 mètres d'altitude, et jamais plus bas en 1918, quoi qu'en pensent certains profanes, nous sommes allés chez eux à 1.000 mètres autant de fois que nous l'avons voulu. Si Nancy, Dombasle et Pompey ont été maltraités par les grosses pièces ennemies, ces grosses pièces ont été contrebattues sans répit avec une obstination qui ne s'est jamais démentie. Si le commandement avait décidé de riposter selon le même procédé sur les villes lorraines, c'eût été pour l'aviation une tâche d'enfant, mais le G.Q.G. français répugnait à ces méthodes barbares. Si les Gothas ont pu ensanglanter nos rues en plein jour, à des distances vingt fois plus grandes nos groupes de bombardement s'attaquaient aux points stratégiques et aux usines.
L'escadrille d'armée de la VIIIe armée a conquis pour tous ses pilotes droit de cité à Nancy, et, en bonne justice, les habitants peuvent, sans enlever aux autres armes qui ont défendu le Grand Couronné une parcelle de mérite, avoir pour les aviateurs, au fond du coeur, un petit battement particulier de reconnaissance.

Capitaine Pierre WEISS.

(1) Ce dernier tué glorieusement au cours d'une reconnaissance aérienne quelques mois plus tard.

 

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