Nous avons déjà évoqué dans
l'article Florent Schmitt et
l'Allemagne nazie, les relations étroites du compositeur
Florent Schmitt avec l'Allemagne nazie et le régime de Vichy,
comportement qui a de toute évidence nuit à ce compositeur
blâmontais pourtant promis à une grande renommée.
Mais c'est l'étonnant texte d'introduction d'une conférence présentée en Lorraine en décembre 2015 qui nous amène à
produire quelques documents complémentaires :
« Florent Schmitt (1870-1958) compositeur lorrain injustement
méconnu.
Natif de Blamont, Florent Schmitt, contemporain de Debussy et de
Ravel, n'a pas leur notoriété. Quelques comportements imprudents
sous l'Occupation ne justifient pas ce long « purgatoire ». »
Nous n'engageons ici aucune polémique, mais apportons des
éléments historiques, car si l'on peut différencier le comportement d'un artiste de son oeuvre, il
est exagéré dans le cas de Florent Schmitt
de le qualifier d' « injustement » méconnu, à cause de « quelques comportements imprudents sous l'Occupation
».
C'est bien dans le domaine musical que Florent Schmitt devient membre en
1935 du « Comité France-Allemagne », puis qu'il copréside plus
tard sous Vichy la section musicale du groupe volontairement
intitulé « Collaboration » (qui fait suite à partir de 1941 à
l'ancien comité France-Allemagne, toujours sous l'égide de
l'ambassadeur d'Allemagne Otto Abetz. La section musicale est
présidée par Max d'Ollone, et les deux présidents d'honneurs
sont Florent Schmitt et Alfred Bachelet).
Les « imprudences » n'ont donc pas commencé sous
l'occupation, et il convient de revenir précisément sur le cri de « Vive
Hitler » lors d'un concert de Kurt Weil le dimanche 26 novembre
1933 à la Salle Pleyel.
Nous avons donné précédemment la version de Lucien Rebatet dans
l'Action Française du 2 décembre 1933, mais voici l'article de
Comoedia du 27 novembre : |
Liste chronologique des articles de presse :
- Comoedia, 27 novembre 1933
- Le Matin,
27 novembre 1933
- Le Petit
Journal, 27 novembre 1933
- Le Populaire,
28 novembre 1933
- Paris-Soir,
1er décembre 1933
- L'Action Française, 2 décembre 1933
- Le Petit
Journal, 2 décembre 1933
- L'Oeil de Paris, décembre 1933
- Le Petit
Journal, 5 décembre 1933
- Marianne,
6 décembre 1933
- Les Nouvelles littéraires, 9 décembre 1933
- Mercure de France,
1er janvier 1934 |
|
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Comoedia
27 novembre 1933
On a crié « Vive Hitler ! » à la Salle Pleyel...
...pour protester contre quelques... « chansons » de Kurt Weill |
Hier après-midi, au cours d'un concert donné à la Salle Pleyel
et dont notre collaborateur Paul Le Flem rend compte par
ailleurs, Mme Madeleine Grey interprétait, en première audition,
trois chansons de Kurt Weill, l'auteur de L'Opéra de Quat-Sous,
qui a quitté l'Allemagne depuis quelques mois à la suite du
mouvement antisémite. La première chanson, La Vendeuse, fut
accueillie avec un certain succès, ainsi que la seconde, La
Parente pauvre. Mais la troisième, intitulée prétentieusement,
Ballade de César, ne fut pas du goût de deux spectateurs qui,
lorsqu'elle fut terminée, crièrent d'une voix forte: « Vive
Hitler ! »
Le cri surprit. Des applaudissements y répondirent. Mais les
protestataires s'entêtaient: « Vive Hitler! Vive Hitler ! »
répétaient-ils; et l'un d'eux ajouta exactement:
- Nous avons assez de mauvais musiciens, en France sans qu'on
nous envoie tous les Juifs d'Allemagne.
Mme Madeleine Grey, prenant pour un encouragement les
applaudissements de la salle, amusée par l'incident, bissa sa «
ballade césarienne ».
Les protestataires firent entendre à nouveau leur cri de: « Vive
Hitler ! » dont les spectateurs, cette fois, un peu interloqués,
comprirent l'intention. Des applaudissements récompensèrent le
mérite de l'interprète. Des agents parurent. Il y eut un léger
remous dans le fond de la salle, les protestataires sortirent et
la discussion se poursuivit dans le hall et jusque sur le
trottoir du faubourg Saint-Honoré.
L'incident a pu sembler badin. Il est indicatif: c'est la
première fois qu'un Français crie: « Vive Hitler ! » dans un
endroit public. Et ce Français - qu'il nous permette de le
nommer - c'est M. Florent Schmitt, un maître de la musique
française, qu'accompagnait un de ses amis, lequel, du reste,
s'est associé à ses protestations.
Qu'on ne s'y trompe pas: c'est la première goutte d'eau qui
annonce l'orage.
Si encore M. Kurt Weill nous avait vraiment apporté quelque
chose ! Mais jugez par vous-mêmes; voici le « corps du délit »:
Rome est une ville où les Romains ont du sang bouillant dans les
veines
La tyrannie de César les agaçant, aussitôt leur colère se
déchaîne.
« Garde-toi des Ides de Mars » Et malgré cet avertissement
César se crut maître de Rome et poursuivit tous ses buts
insolents (bis)
Ebloui par cette réussite, on n'entendait que lui au Capitole.
Il raillait les conseils des sénateurs se moquant de leurs
bonnes paroles.
Le fier sang des Romains ne fit qu'un tour, pour César plus
d'amis fidèles!
Les amis ne pouvant lui servir qu'à poursuivre son but
personnel. (bis)
En cachette, les conspirateurs se concertent la nuit pleins
d'ardeur
Et le jour des Ides de Mars, de César, Brutus perça le cœur.
Hébété, César s'écroule à terre. sans comprendre, fixant son
assassin :
« C'est toi, Brute » crie-t-il en latin, car c'est la langue de
tous les Romains.
Que personne ne se laisse mener par l'ambition ou la folie.
Par le glaive César voulut régner c'est le poignard qui lui ôta
la vie.
Par le glaive César voulut régner c'est le poignard qui lui ôta.
la vie.
Vraiment, comme l'a dit un homme qui avait de l'esprit, c'est «
de la musique que c'est pas la peine ». Et les paroles, donc !
Paul ACHARD. |
|
|
Les faits sont indéniables, rapportés aussi par le chef
d'orchestre Maurice Abravanel ; ils firent les gros titres de
nombreux journaux, et attirèrent nombre de commentaires, parfois
favorables à Florent Schmitt (comme René Dumesnil dans le
Mercure de France, qui a lui-même participé
aux « protestations
»), ou du moins cherchant à expliquer la « manifestation » par
des circonvolutions alambiquées sur la préférence française, le
respect de la qualité, et même le souci du contribuable et des
subventions ! On sent d'ailleurs la gêne des amis de Florent
Schmitt à justifier publiquement leur position commune : ainsi
la phrase de Florent Schmitt, citée « exactement » par
Comoedia,
« Nous avons assez de mauvais musiciens, en France sans qu'on
nous envoie tous les Juifs d'Allemagne », devient amoindrie sous la plume
de René Dumesnil « Nous avons assez de mauvaise musique en
France sans accueillir celle que nous apportent les émigrés
allemands.».
Mais l'article du Populaire ci-dessous est d'une autre tonalité, et celui
de
L'Oeil de Paris
propose une intéressante hypothèse :
« il
s'agissait d'une mélodie de belle allure dont le poème, sous le
couvert de l'antiquité, fait allusion à la dictature hitlérienne
».
Car l'œuvre de Kurt Weill, jouée à Paris ce 26 novembre 1933,
s'appuie un livret de Georg Kaiser ; après la
première en Allemagne, le 18 février 1933, l'opéra Der Silbersee, violemment
critiqué par les nazis, perturbé par les SA, menacé par le
Völkischer Beobachter, est interdit le 4 mars par le NSDAP, et
retiré simultanément des trois scènes de Erfurt, Magdebourg et
Leipzig.
Puis les ouvrages de Georg Kaiser sont soustraits des
bibliothèques et brûlés en place publique le 5 mai 1933. Car le
vers « Par le glaive César voulut régner, c'est le poignard qui
lui ôta la vie. » (Cäsar wollte mit dem Schwert regieren, und
ein Messer hat ihn selbst gefällt), sur lequel ironise (naïvement
?)
Paul Achard, est effectivement une allusion directe à la prise
de pouvoir par Hitler, devenu récemment chancelier le 30 janvier
1933, et la musique qui ponctue Cäsars Tod est une parodie de
marche militaire : les nazis ne s'y sont pas trompés lors des premières de
l'opéra !
Ce que sait L'œil de Paris, le milieu culturel parisien
ne peut l'ignorer
: l'explication
du cri de « Vive Hitler », lancé précisément lors de Cäsars Tod, est ainsi une hypothèse fort plausible, bien
éloignée d'une simple avis musical ou de l'expression d'un
protectionnisme artistique.
Voici donc l'ensemble des articles dont nous avons trouvé trace
:
Le Matin
27 novembre 1933
LES GRANDS CONCERTS
Un sérieux mouvement semble se dessiner chez nous, depuis
quelque temps, en faveur des musiciens français, créateurs et
interprètes. Sans doute, l'hospitalité. la courtoisie, la
camaraderie dont nous usons à l'égard des étrangers ne
sont-elles blâmées de personne. On y remarque les traits mêmes
de notre caractère généreux et nul ne nous les reproche. Ce que
l'on trouve excessif, c'est l'espèce de préférence accordée à
tout ce qui vient du dehors, la sorte de disgrâce infligée à nos
nationaux. Si l'infériorité réelle de ces derniers justifiait de
tels sentiments, on s'inclinerait plus ou moins volontiers mais,
fort heureusement, il n'en est pas ainsi et nous entendons
souvent à Paris des exécutants et des productions médiocres,
représentant mal l'esprit du pays qui nous les envoie, ne nous
apportant rien d'instructif ni d'intéressant. Une sélection
s'impose.
Elle nous permettra de ne pas confondre dans un égal
enthousiasme les grands maîtres et les petits essayistes. Qui
oserait s'étonner, notamment, de l'universelle souveraineté
wagnérienne ? Qui désapprouverait l'orchestre Pasdeloup de
donner une audition intégrale de l'Or du Rhin, parfaitement à sa
place au concert, sa réalisation théâtrale, si ingénieuse
soit-elle, demeurant incapable de matérialiser le rêve sublime
de l'auteur ? Le public aime ces vastes manifestations. Tristan
l'attira naguère au Châtelet ; l'Or du Rhin le contente
maintenant aux Champs-Elysées. M. Ruhlmann, entouré d'excellents
artistes, exprime vigoureusement l'ample beauté du prologue
éblouissant, écrit, imagé, médité (non point improvisé, vous le
savez) en trois mois ! Miracle de spontanéité, d'infaillibilité
à quoi l'on ne nous fournira jamais trop d'occasions de rendre
hommage.
Tandis que nos foules honoraient ce chef-d'oeuvre du passé et de
toujours, M. de Abravanel et Mme Madeleine Grey nous révélaient
à la salle Pleyel trois airs du Silbersée (le Lac d'argent) de
M. Kurt Weill : la Chanson d'une vendeuse ; la Parente pauvre ;
la Ballade de César, refrains d'opérette, qui ont provoqué de
véhémentes indignations.
ALFRED BRUNEAU, de l'Institut. |
Le Petit Journal
27 novembre 1933
Musique allemande : « Silbersee »,
de M. Kurt Weill, provoque, à l'Orchestre symphonique de
Paris une manifestation.
Le hasard qui se plait et qui réussit, on ne sait
comment, à créer, dans l'activité de nos associations de
concerts de singulières coïncidences, les a entrainées,
cette semaine, dans une sorte de confédération
germanique. Et ce, lorsque les statistiques nous
démontrent que, dans le temps où les théâtres français
ont consacré près de huit mille représentations à des
opérettes berlinoises et viennoises, les théâtres
allemands et autrichiens n'ont accueilli aucune œuvre
française; à l'heure, dis-je, où les compositeurs
français se verront probablement -contraints de recourir
à une intervention administrative. Sans doute, faut-il
en accuser notre engouement naturel pour ce qui n'est
pas de chez nous. Le Français concilie volontiers ses
goûts sédentaires et sa curiosité en voyageant « at home
», autour de sa chambre. Mais l'hospitalité que nous
venons d'accorder à Bach, Mozart, Beethoven, Schubert,
Weber, Mendelssohn, Liszt, Wagner, et à leurs
interprètes confine vraiment, cette fois, à la
prodigalité.
Beethoven régnait à peu près exclusivement en maître
chez Colonne notamment avec deux symphonies, dont la IXe
que Paray a dirigée avec une flamme incendiaire. Il faut
rendre hommage à l'équilibre, assez rare, du quatuor
vocal qui réunissait Mmes Hoerner et Lina Falk, MM.
Vergnes et Dupré, ainsi qu'à la vaillance avec laquelle
les chœurs ont escaladé la tessiture redoutable du
final. La IXe Symphonie suffirait à justifier la
campagne qui se poursuit actuellement en faveur de la
stabilisation du diapason normal. J'ajoute qu'avec les
années, le prestige de M. Emil Sauer, un des derniers
champions de la grande I école romantique du piano,
demeure invulnérable au point qu'on applaudit M. Sauer
sur une cadence irrésolue. Défions-nous de la
précipitation dans l'enthousiasme.
Les Concerts Pasdeloup ont, spirituellement, fait couler
à flots l'Or du Rhin, au Théâtre des Champs-Elysées, M.
Ruhlmann manœuvrant d'une baguette irrésistible tout un
peuple de dieux, de déesses, de géants, de nains et
d'ondines, tandis que la Société du Conservatoire
confrontait, savoureusement, la Faust-Symphonie, qui est
une des créations de Liszt les plus originales, les plus
libres, avec la Damnation de Faust, de Berlioz. Enfin,
aux Concerts Poulet, Mme Magda Tagliafero jouait un
Concerto pour piano de Mozart et le Concerto de M.
Reynaldo Hahn, avec cette sensibilité, cette élégance et
cette poésie qui donnent tant de prix à sa présence au
clavier. Les Fontaines de Rome, de Respighi, les Escales
de M. Jacques Ibert et Mme Tagliafero, trinité latine,
nous ont fait oublier quelques instants, les fastes du
Walhalla. Mais les importations de l'inédit, reliques ou
primeurs, provenaient elles-mêmes, comme nous allons le
voir, de nos frontières de l'Est.
J'ai la faiblesse, voire la perversité, d'aimer le
clavecin pour tous les mirages qu'il éveille dans le
passé et je pense, comme mon vieux maître Gigout, qu'on
pourrait lui restituer plus souvent son répertoire, ne
serait-ce que le clavecin bien tempéré de J.-S. Bach. En
exécutant avec infiniment de délicatesse et de vivacité
le ravissant Concerto en sol majeur de J.-Ch. Bach,
ainsi que ses propres Aquarelles, qui assouplissent
ingénieusement le clavecin à l'expression de la pensée
moderne, Mme Roesgen-Champion préparait assez mal, en
vérité, les auditeurs de l'orchestre symphonique de
Paris aux trois airs extraits du Silbersee de M. Kurt
Weill. La partition de Silbersee, composée d'après un
drame romantique de M. Georg Kayser, est une des œuvres
les plus récentes de l'auteur de ces Sept péchés
capitaux qui firent naguères quasiment scandale. La
chanson d'une vendeuse, La parente pauvre relèvent de ce
style populaire en prise directe, dont on incrimine la
vulgarité non sans raison, de ce réalisme qui, depuis
quelque quinze ans, ont tenté de refouler dans les
limbes la « musique à l'estompe ». Vulgarité, ici
certes, volontaire, consciente d'ailleurs. On croit
frôler le music-hall dans cette sorte de mazurka de la
Vendeuse entrecoupée de deux mesures d'une valse
éperdue, dans la Parente pauvre et jusque dans la
Ballade de César, parodie d'une marseillaise tragique
ponctuée d'accords sourds et lourds. Peut être cette
musique convient-elle, à tous égards, au climat du drame
qu'elle illustre. Elle usurpe inutilement, ici, une
place au milieu d'un programme symphonique. Et c'est ce
qu'ont voulu marquer les protestations violentes de
quelques musiciens notoires. Il est superflu d'ajouter
que l'art si intelligent, si intimement pénétrant de Mme
Madeleine Grey qui tint courageusement tête à l'orage,
n'est point en cause.
C'est M. de Abravanel, chef d'orchestre allemand,
musicalement éduqué, si Je ne me trompe, à Lausanne, qui
suppléait d'une main experte M. Monteux. Chez Lamoureux,
où la Symphonie de M. Dukas arborait nos couleurs
nationales, Mme Lotte Lehmann chantait, avec son succès
rituel, quelques lieder, ainsi qu'un air de la Mégère
apprivoisée de Hermann Goetz, enfant de Kœnigsberg, fort
peu connu en France, mort en 1876 et chez qui ce
fragment trahit, dans un style classico-romantique mais
non servile, dont le lyrisme fait songer parfois à
Schumann, une personnalité assez caractéristique, pour
qu'on ne l'ignore point sans péché, péché véniel, si
vous voulez. Je ne vous cacherai point que c'est à
Mozart que nous devons cette fois encore, la révélation.
Et je transpose à l'octave d'une semaine les Litanies du
Saint-Sacrement, qui se sont déroulées à la salle
Pleyel, en appelant, d'ores et déjà, d'autre part, votre
attention sur les auditions avec commentaires consacrées
par le pianiste Gil-Marchex, à l'histoire de la musique
de danse. C'est un panorama qu'il ne faut pas négliger.
Paul Dambly. |
Le Populaire
28 novembre 1933
Salle Pleyel
M.Florent Schmitt a crié Vive Hitler !
Dimanche après-midi, au cours d'un concert donné à la Salle
Pleyel, par l'Orchestre Symphonique de Paris, Mme Madeleine Grey
interprétait trois mélodies de M. Kurt Weill, le célèbre auteur
de l'Opéra de Quat'Sous, quand deux spectateurs clamèrent d'une
voix forte : « Vive Hitler ! »
« Vive Hitler ! Vive Hitler I », le cri ne cessa d'être répété
par les deux mécontents que Mme Madeleine Grey n'eût fini de
chanter.
On vit alors se lever M. Florent Schmitt, le compositeur bien
connu, qui s'écria : « Nous avons assez de mauvais musiciens en
France, sans qu'on nous envoie tous les Juifs d'Allemagne ! »
M. Kurt Weill, en effet, a dû quitter l'Allemagne à la suite du
mouvement antisémite. On comprend dès lors la signification du
cri de M. Florent Schmitt cri odieux, indigne de l'auteur du
Psaume.
Certes, on ne saurait faire grief à M. Florent Schmitt d'être
nationaliste et antisémite. Il a le droit d'avoir l'opinion
qu'il lui plaît, bien qu'il ne saurait impunément l'imposer aux
autres. Ce peut être un admirable artiste et à la fois raisonner
comme un tambour, tout grand musicien soit-il.
Il ne devrait pas oublier, non plus, tout ce que sa musique doit
à celle de l'étranger et surtout à l'allemande. Un de ses
confrères a dit de son oeuvre : « Elle est toute la musique »,
voulant exprimer par cette boutade que l'art de M. Florent
Schmitt avait bu à toutes les sources.
Il est regrettable qu'avant de crier « Vive Hitler ! », il n'ait
pas mesuré la dette qu'il doit à la musique internationale, où
il s'est aventuré avec sa puissante personnalité, sa vive
sensibilité, et aussi son ingratitude.
Peut-être m'est-il permis de dénoncer cette muflerie, car, nul
plus que moi n'a été émerveillé par l'extraordinaire Quintette,
la magnifique Tragédie de Salomé, le sublime Psaume, ni plus
reconnaissant à Florent Schmitt de l'aide qu'il a si souvent
accordée aux musiciens de chez nous et d'ailleurs.
- Que la France accorde, au moins, sa généreuse hospitalité aux
vrais artistes, qu'elle ne sacrifie pas les siens aux étrangers
sans talent.
J'entends bien. Aussi doit-on déplorer que par snobisme, par
vile surenchère, par influence de coteries, on essaie de nous
imposer des ouvrages médiocres. M. Kurt Weill est admirable
quand il compose l'Opéra de Quat'Sous ; il est insignifiant
quand il écrit les mélodies que l'Orchestre Symphonique de Paris
a infligées dimanche à ses auditeurs.
Il existe partout des musiciens de très grande valeur, que les
concerts veulent ignorer. Pourquoi les accueille-t-on si mal ?
Pourquoi récompenser surtout l'habileté, l'intrigue, la faveur
mondaine ?
Est-ce pour cela que M. Florent Schmitt s'est aussi profondément
indigné ? Alors, il aurait dû le dire en d'autres termes.
Dommage que ce musicien dont l'oreille est si fine ait une
langue aussi lourde.
Mais s'il croit avoir fait oeuvre de patriotisme en criant «
Vive Hitler ! » dans un endroit public, en France, il se trompe.
Fausse note, cher M. Florent Schmitt, fausse note !...
Roger LESBATS. |
Paris-Soir
1er décembre 1933
Une mise au point nécessaire
Toute autre affaire cessante, il convient de donner ici son
véritable sens à la violente manifestation qui a éclaté dimanche
dernier à la salle Pleyel, à l'occasion de l'exécution de trois
chansons de M. Kurt Weill.
Cette manifestation, dont des compositeurs ou des critiques
musicaux ont pris l'initiative, a eu pour but de protester
contre la médiocrité d'une œuvre dont rien ne justifiait
l'inscription au programme de l'O.S.P. : en s'y livrant, M.
Florent Schmitt, qui rédige le feuilleton du Temps, M. René
Dumesnil et M. Marcel Delannoy, qui signent respectivement ceux
du Mercure de France et de Notre Temps, n'ont pas prétendu
troubler gratuitement l'atmosphère d'une salle de concert, pas
plus que MM. Paul Achard et Paul Le Flem, qui relatent
l'incident dans Comoedia, ou M. Alfred Bruneau, qui s'en fait
l'écho dans le Matin, ou nous-même, dans ces colonnes, ne
voulons abuser de l'obligeance de nos lecteurs.
Non. Si nous donnons les noms des responsables, qui
appartiennent à des journaux de toute nuance politique, et que
nous nous associons de tout notre cœur à leur geste, c'est que
la question dépasse probablement les bornes de la politique, ou
plutôt qu'elle s'adresse à tous les Français. Il ne s'agit de
rien moins que de la sélection qui s'impose, M. Alfred Bruneau
le dit très justement, dans l'importation de la musique
étrangère. Et il faut bien convenir qu'à cet égard les «
productions » de M. Kurt Weill, qui ne sont que des
sous-produits de ce qu'il fait depuis plus de dix ans dans le
genre où il s'est spécialisé, étaient vraiment indignes de
briguer l'attention d'un auditoire parisien au moment précis où
la musique française éprouve les pires difficultés à franchir
les frontières du pays. On fait malheureusement assez de
mauvaise musique en France sans recourir à la sienne.
Nous n'avons pas l'esprit étroit. Nous croyons savoir dans
quelle mesure, et de quelle manière, l'art doit être
international. Nous applaudissons fort bien au succès, à Paris,
de Mmes Lotte Schœne, Lotte Lehmann, Maria Muller ou de M.
Melchior, quand l'Opéra de Vienne engage une Roumaine comme Mme
Ursuleac, une Tchèque comme Mme Hadrabova, quand notre Georges
Thill ou notre Ninon Vallin partent pour les Amériques, notre
Germaine Lubin pour l'Europe Centrale, ou que Londres se prépare
à fêter Mme Yvonne Printemps. Nous accueillons un Toscanini ou
un Furtwaengler, un Georgesco ou un Bruno Walter comme on
accueille à l'étranger MM. Pierre Monteux, Philippe Gaubert,
Albert Wolff ou Vladimir Golschmann.
Mais il faut que cela en vaille la peine !
Et puis ce qui est non seulement admissible, mais souhaitable
pour les interprètes, demande à être examiné de plus près
lorsqu'il est question des compositeurs. Car, pour ce qui est
des œuvres, ainsi que nous l'expliquons plus haut, les échanges
sont de plus en plus réduits. Et le gros contingent d'émigrés
qui s'est réfugié chez nous ne peut, à cet égard, nous procurer
aucune compensation ni aucune réciprocité.
Nous irons plus loin. Nous déclarerons que, dans le domaine du
cinéma sonore et de l'opérette, les directeurs feraient bien
d'être à l'avenir plus prudents qu'ils ne l'ont été jusqu'ici
dans leurs choix, s'ils veulent éviter que les esprits ne
s'échauffent. Les partitions étrangères ne bénéficient pas, en
l'occurrence, d'une simple hospitalité : elles nous envahissent,
luxueusement montées, sans avoir l'excuse de la qualité.
Ce n'est pas être chauvin que de défendre, sur ce point, les
intérêts de ceux qui nous entourent. Il est regrettable que M.
Gabriel Pierné soit obligé d'aller porter son Fragonard à la
Monnaie de Bruxelles, que MM. Albert Roussel et Marcel Delannoy
conservent chacun dans leurs cartons des ouvrages charmants.
Pierre-Octave FERROUD. |
Le Petit Journal
2 décembre 1933
AU CLUB DU FAUBOURG
L'affaire Florent Schmitt contre Kurt Weill
Cet après-mld1, à 14 heures, 7; rue Pierre-Demours
séance présidée par Léo Poldès. Les artistes allemands
en France. Y a-t-il un péril pour Les artistes français
? Les Incidents de la salle Pleyel. M. Florent Schmitt
contre M. Kurt Weill, avec MM. P.O. Ferroud, René
Dumesnil, etc... |
L'Oeil de Paris
Décembre 1933
Florent Schmitt et Kurt Weill
On a peu parlé des incidents symptomatiques qui eurent lieu il y
a une huitaine de jours à la salle Pleyel. Ils valent pourtant
qu'on fasse autour d'eux quelque bruit. Kurt Weill, le musicien
allemand que ses conceptions artistiques et ses origines
israélites ont chassé d'Allemagne, donnait à un concert de
l'Orchestre symphonique de Paris la première audition de trois
mélodies nouvelles. Les deux premières passèrent fort bien et la
troisième obtint même un tel succès que le public demanda à Mme
Madeleine Grey de la bisser.
C'est alors qu'on entendit à l'orchestre une voix s'écrier :
- A la porte les Juifs boches et leur musique !
Et d'autres considérations peu amènes.
Il y eut évidemment en retour des applaudissements frénétiques à
l'adressé de Kurt Weill, un peu de tumulte partout, et, lorsque
la secondé audition se termina - il s'agissait d'une mélodie de
belle allure dont le poème, sous le couvert de l'antiquité, fait
allusion à la dictature hitlérienne - ce fut presque du délire.
L'interrupteur n'avait en sommé réussi qu'à provoquer une belle
manifestation en l'honneur de Kurt Weill.
Mais sait-on qui était ce protestataire ? M. Florent Schmitt
lui-même, dit-on. Est-il hitlérien, antisémite ou simplement
n'aime-t-il pas la musique de Weill ou réprouve-t-il
l'engouement dont elle jouit aujourd'hui ?
C est la question qui se pose.
Les affiches du Club du Faubourg semblaient annoncer un match de
boxe. On n'échangea pourtant pas de coups de poing et tout se
passa fort courtoisement. Mais ceux qui vinrent, croyant voir
Florent Schmitt en personne et Kurt Weill en chair et en os,
furent peut-être déçus.
Il n'y eut que M. Léo Poldès qui lut un article de M. P.O.
Ferroud, racontant comment et pourquoi Florent Schmitt cria «
Vive Hitler ! » après avoir entendu la musique de M. Kurt Weil ;
il n'y eut qu'une brève intervention de M. René Dumesnil,
critique musical du Mercure de France (qui était avec Florent
Schmitt lors de la manifestation) ; et il y eut surtout une
conclusion de M. Georges Pioch qui dit excellemment ce qu'il y
avait à dire et qu'il ne s'agissait pas d'une vaine querelle
étrangère à l'art, mais d'une querelle hors de toute
manifestation n'excluant pas l'ironie ni le culte de la musique. |
Le Petit Journal
5 décembre 1933
Pour la musique française. -
Premières auditions
Je n'avais pas prévu, la semaine passée, lorsque je
consacrais, avant la lettre, un court préambule aux
excès des importations étrangères que, quelques instants
plus tard, la manifestation dont l'Orchestre Symphonique
de Paris a été le théâtre et que j'ai brièvement
relatée, en apporterait, à la dernière heure, la
justification de tous points « éclatante ».
Il importe aujourd'hui de préciser la signification de
cet incident, tant en raison de son retentissement,
jusques au Club du Faubourg, que de la personnalité d'un
de ses auteurs principaux, le compositeur Florent
Schmitt, illustration de l'école française
contemporaine, dont le caractère et le talent marchent
de pair et chez qui l'esprit de secte ne saurait être,
è. aucun égard, incriminé. M. Florent Schmitt et, à ses
côtés, M. Delannoy et M. René Dumesnil entre autres,
soutenus d'ailleurs, par des suffrages éminents, ont
voulu protester contre l'introduction « impertinente »
dans un programme symphonique, d'une œuvre prohibée,
dit-on, dans son pays d'origine par un chef de
gouvernement auquel M. Schmitt, rendit, pour ceci même,
un hommage inattendu et dont l'étendard « gammé » ne
révèle peut-être, en un certain sens, que la sollicitude
musicale. Et ce, à une heure où la musique française,
victime, à son propre foyer, de certaines intrigues
mercantiles, est gravement menacée. De cette situation,
au surplus, le public est, je le répète, dans une
certaine mesure responsable, ce public surtout qui, par
discipline mondaine, ne sort de sa retraite qu'à l'appel
des festivals exotiques. Puisse être proche le jour où
les snobs, ou, comme les appelait, en bon français,
Jules Lemaitre, les moutons de Panurge, préféreront
s'abreuver à domicile plutôt que de se faire tondre
ailleurs.
La part réservée à l'inédit va, depuis quelques
semaines, s'amincissant. Fin d'année, sans doute,
Toutefois M. Poulet, délaissant momentanément le
Conservatoire de Bordeaux, était venu reprendre, au
Théâtre Sarah-Bernhardt, le commandement de son fringant
orchestre pour nous présenter la quatrième partie d'une
suite symphonique, les Pécheurs catalans, dont le début
avait été exécuté chez Colonne en 1930, et qui est due à
la plume de M. Boher, chef de la musique des Equipages
de la flotte.
Là musique décrit un jour de fête au Barcarès, par une
claire matinée d'été, les caravanes d'attelages
rustiques, le brouhaha de la foule en liesse, le passage
d'une « cobla » catalane dont l'écho se perd dans le
chant de l'office à l'église voisine, les danses du cru
qu'animent des refrains populaires. Elle n'a d'autre
plan que celui du texte, succession d'impressions où
l'on erre un peu parfois, dont les transitions ne sont
pas toujours très apparentes, mais traduites, sans
recherches prétentieuses, dans une langue souple,
élégante, colorée, à laquelle le folklore ajoute un
élément pittoresque. On se demande, d'un certain thème,
étrangement prenant, s'il est catalan ou celtique.
L'orchestre, avec ses violoncelles de premier plan,
sonne, de ci-de là, comme une « Harmonie » enveloppée de
clarinettes. Les Concerts Colonne et Poulet ayant fait
leur devoir, il reste pour Lamoureux, Pasdeloux ou l'O.S.P.
les deuxième et troisième épisode, Départ au crépuscule
et Poésie du soir, à recueillir. Retenez d'ores et déjà,
le nom d'une Jeune violoniste, élève de M. Boucherit,
fraiche émoulue du Conservatoire, Mlle Denise
Levi-Soriano, qui a joué le Concerto de Brahms avec un
charme et une autorité des plus remarquables.
Pendant que Colonne et Lamoureux sacrifiaient
fastueusement à Wagner, les Concerts Pasdeloup, sous la
direction de M. Coppola, nous entrainaient dans une
orgie latine avec une suite de Ballet où il y a bien de
la grâce, extraite de Céphale et Procris, de Grétry et
orchestrée par Mottl, un scherzo-caprice, pas très
jeune, ce semble pour piano, de M. Pierné, joué par Mlle
Chattenet, sans compter deux Concertos de Mozart et de
Saint-Saëns éclos sous l'archet, toujours vainqueur, de
M. Jacques Thibaud. La verve agile, pétillante,
pétulante des trois pièces empruntées aux lntermezzi
Goldoniani de Bessi, compositeur et organiste italien
mort en 1925, ne suffit pas, en sa fièvre « Scarlattine
», à donner l'illusion d'une originalité foncière. Mais
le régal - la Sérénatina, séduit par sa poésie
mélancolique - en est délicat.
Mozart et Fauré sont éternels. Peu leur chaut à quelques
jours près de l'actualité. Aussi je ne doute point que
la Société Mozart et la Société Philharmonique, dont le
Festival Fauré avait fait salle comble, ne m'accordent,
dans leur intérêt même, ainsi que l'O.S.P., une semaine
de crédit. Je ne saurais passer sous silence le nom de
M. Alfred Bruneau, dont la Société des Concerts du
Conservatoire faisait revivre, en partie, la Naïs
Micoulin dans la méditation du Prélude et la quatrième
scène du premier acte, avec le concours de Mlle Mac
Arden et de M. de Trévi. Quant aux Concerts Siohan, où
la baguette était échue à M. Munch, leur programme,
studieusement élaboré et préparé, comportait la Chasse
du prince Arthur, intimement visionnaire, de M. Guy
Ropartz, ainsi que la première audition d'un Prélude et
Fugue de Bach, orchestré par M. Schoenberg. Il ne s'agit
de rien moins que du Prélude en mi bémol dont la
magnificence évoque impérieusement le Louvre ou
Versailles, et de la Fugue à trois sujets dite « de la
Trinité », sacrée pour les organistes. Si ceux-ci sont
assez jaloux de leur répertoire, la transcription de M.
Schoenberg, très fouillée, très curieusement traitée
dans la sonorité archaïque des « mixtures », au cours de
la fugue en particulier, ne manquera pas de les
intéresser en les désarmant.
On ne pouvait répondre plus spirituellement aux
provocations Indiscrètes de l'opérette étrangère que par
le truchement de Messager. La profondeur, la finesse, la
distinction patricienne de quelques pages de La Basoche
ou de Fortunio sur les lèvres mélodieuses de M. Baugé
sont le plus efficace des exorcismes. La salle Pleyel a,
samedi, expié.
Paul Dambly |
Marianne
6 décembre 1933
A propos d'un concert
J'étais allé entendre, à la salle Pleyel, trois fragments du
Silbersee, l'opéra de Kurt Weill que le triomphe de l'hitlérisme
a brusquement fait disparaître de toutes les scènes allemandes.
J'y retrouvais quelque chose de cet accent si fort, qui nous a
remués dans l'Opéra de Quat'sous. Ce sont les mêmes voix un peu
rauques, où l'on sent la détresse du cœur, l'usure de la misère
et du vice ; c'est la même mélancolie, qui rôde sur les
frontières de la vulgarité, s'en écarte, y revient, semble sur
le point d'y sombrer, puis s'en échappe au dernier moment par
des finesses et des raretés inattendues. Cela nous envahit, nous
prend, comme certains mélanges d'alcools. Ce que cette musique
soulève dans notre sensibilité n'est certes pas ce qui s'y
trouve de plus limpide ; mais elle nous émeut par quelque chose
de déchirant et de doux, d'âpre et triste, par un mélange subtil
de cynisme et de poésie.
Et nous applaudissions de bon cœur. On allait même bisser le
dernier morceau quand, au fond de la salle, quelqu'un se mit à
crier : « Vive Hitler ! » On reconnut, dans le protestataire, un
compositeur fort en vue. Manifester en faveur du Chancelier, aux
dépens d'un confrère qui fut sa victime, ne parut pas d'une
élégance irréprochable ; et la courtoisie envers un hôte nous
força de pousser nos applaudissements jusqu'à l'ovation.
Pourtant il y avait, dans la voix gênante, une sorte
d'avertissement intempestif mais juste. Cet art aux savantes
aigreurs est un ragoût qui plaît à notre palais parce qu'il ne
nous est offert qu'à petite dose. Supporterions-nous, toute une
soirée, tant de désespoir ? Nous savons que Kurt Weill peut
jouer sur d'autres registres, où il s'élève à la pureté et à la
grandeur ; mais sur celui-là, le tolérerions-nous très longtemps
?
L'Allemagne a brutalement arraché de ses théâtres un art qui
nous semblait en faire le principal attrait. Elle a rejeté
pêle-mêle, en tant que juifs, les plus hauts talents à côté des
plus suspects. Et il est facile de la railler sur ce point, car
parmi les mieux doués de ses artistes, les juifs tenaient une
place prépondérante. Mais il faut se rappeler le respect avec
lequel les auditoires germaniques, jeunes par leur ardeur et
jeunes par leur absence d'esprit critique, absorbent tout ce qui
leur est présenté avec un certain sérieux. Ils ne sont pas aussi
bien immunisés que nous contre les toxines littéraires ; ils
demandent plus naïvement à l'art une nourriture, avant d'y
chercher des plaisirs. Ils avalent gloutonnement ; puis il peut
arriver, comme aujourd'hui, qu'ils revomissent. Car tout le
talent du monde ne permet pas d'imposer indéfiniment à un peuple
des formes de sensibilité qui sont contraires à sa nature
profonde. La violence de la réaction a été l'effet d'une
passivité dont on a trop longtemps abusé. Les poisons qu'on
supporte en pleine santé, on ne les tolère plus en période de
moindre résistance. Le sursaut de l'Allemagne a été un signe de
vitalité ; mais l'effort d'un malade qui prend peur de son mal
et veut en guérir ne va pas sans rudesses. Nous voyons la cause
; tâchons d'en voir aussi la contre-partie. Ce serait mauvais
signe pour notre propre santé que d'y être aveugles et de ne pas
savoir comprendre les raisons vitales d'une pareille révolte.
Jean Schlumberger. |
Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques
9 décembre 1933
Un incident fort curieux a marqué le récital à la salle Pleyel,
d'une cantatrice qui avait inscrit à son programme des pièces de
Kurt Weill, auteur de ta musique du film « l'Opéra de quat' sous
».
Le public applaudissait ces morceaux, lorsqu'une voix cria : «
Vive Hitler ! » Les ovations à la cantatrice redoublèrent. Mais
les mécontents répétèrent leur cri, et l'un d'eux, qui n'était
autre que l'excellent compositeur Florent Schmitt, déclara :
« Nous avons bien assez de mauvais musiciens en France sans
avoir besoin de ceux que nous envoie l'Allemagne. »
Mais la cantatrice, encouragée par le public, bissa le morceau,
tandis que les protestataires quittaient la salle. |
Mercure de France
1er janvier 1934
A propos de la manifestation de la
Salle Pleyel: la crise des Concerts Symphoniques.
La manifestation qui s'est produite spontanément à la salle
Pleyel, et qui fut si violente, à propos des trois airs de
Silbersee (manifestation que j'ai tout juste pu signaler dans ma
dernière chronique sans les commentaires qu'elle comporte), a
bien été, comme l'a dit M. Paul Achard dans Comoedia, « la
première goutte d'eau annonçant l'orage ». Orage salutaire, et
qui peut seul dégager le ciel des nuages noirs amoncelés depuis
longtemps à l'horizon.
Il s'agit de la vie ou de la mort de nos concerts symphoniques,
tout simplement; il s'agit de secouer l'apathie du public
responsable, après tout, de l'état de décadence d'une
institution sans laquelle la musique ne peut vivre. Il s'agit de
ne plus accepter n'importe quoi, n'importe où et n'importe
comment; de faire une différence entre une musique digne de ce
nom et une musique dont la basse vulgarité ne peut trouver
d'excuse - fût-elle même jouée ou chantée par des artistes dont
on regrette qu'ils acceptent de prêter l'éclat de leurs noms à
de si pauvres ouvrages. Le salut des concerts symphoniques, dont
le nombre augmentait à mesure que les délaissait davantage une
foule plus avide de sports que de plaisirs de l'esprit, ne peut
être que dans la qualité des programmes et des exécutions et non
point dans un abaissement du niveau artistique, car cet
abaissement aurait pour effet d'éloigner les derniers amateurs
de bonne musique sans attirer pour cela une clientèle moins
raffinée.
Donc, ce dimanche où il nous fallut subir les trois lamentables
complaintes de M. Kurt Weil, lorsque Mme Madeleine Grey eut
achevé la troisième sans que rien jusqu'alors eût troublé
l'audition, M. Florent Schmitt cria à pleine voix « Vive Hitler!
» Et comme ce cri causait une grande stupeur, profitant du
silence, il ajouta aussitôt : « Nous avons assez de mauvaise
musique en France sans accueillir celle que nous apportent les
émigrés allemands.» Quoi qu'on ait dit depuis, la manifestation
n'a en rien troublé l'audition, puisqu'elle ne s'est produite
qu'une fois la dernière note achevée et durant tout le bis que
la cantatrice crut devoir donner. J'étais pendant tout le
concert avec Florent Schmitt et Marcel Delannoy il n'y eut rien
de prémédite dans cette protestation à laquelle la personnalité
du manifestant donne tant de portée. Florent Schmitt a pris
parti naguère pour Schonberg et l'a défendu avec cette même
ardeur qu'il mettait à siffler M. Kurt Weil. Son opinion est
d'ordre musical et nullement confessionnel. Peu lui importe, peu
nous importe, d'où viennent les ouvrages de génie ou de simple
talent.
Mais il paraît intolérable à tous les gens de bon sens que l'on
nous impose à grands renforts de bravos une musique dont la
seule force réside dans sa bassesse. M. Kurt Weil est l'auteur
de la musique de L'Opéra de Quat'Sous et de Mahagonny, ouvrages
je l'ai dit ici même qui ne sont point exempts de mérite; mais
ces mérites, en quelque sorte avilis, ces procédés
d'instrumentation devenus poncifs, le parti pris de platitude,
le ressassement des mêmes effets de complainte mélodramatique et
faussement populaire, ce « chiqué » perpétuel, irritent à la
longue les plus patients. II suffisait de L'Opéra de Quat'Sous.
Il est inutile de se plagier maladroitement soi-même, de
recommencer deux, trois et quatre fois la même œuvre, en
descendant chaque fois de plusieurs degrés vers le néant. Et il
est intolérable de voir que des snobs et des sots - mais les
deux mots ne sont-ils pas synonymes ? - prennent ce néant pour
des richesses, et parce que M. Kurt Weil n'est point d'ici (oh !
non) sont prêts à lui trouver tous les mérites et à l'applaudir
quoi qu'il fasse.
C'est contre cette complaisance ridicule ou cette ignorance
lamentable du public que l'on a protesté après Silbersee. Que
les habitués des concerts fassent donc eux-mêmes ce contrôle
nécessaire des programmes. Qu'ils sortent de leur torpeur. M.
Alfred Bruneau le disait très justement dans son article du
Matin au lendemain de la manifestation il s'agit d'imposer « une
sélection des œuvre étrangères importées ». Il s'agit de
n'accepter que celles dont l'intérêt est sûr et de ne pas nous
intoxiquer de produits frelatés, alors que nos compositeurs
français trouvent si difficilement en France et hors de France à
se faire jouer. Certes, la situation des Juifs allemands
réfugiés à Paris est digne de grande pitié. Mais il serait
injuste que l'on usât de cette pitié pour nous faire accepter
des ouvrages dépourvus de toute valeur, ou - comme cela arrive
dans les théâtres d'opérette - susceptibles de gâter
définitivement le goût du public. Il ne faudrait pas qu'après
avoir failli mourir du cancer américain, nous nous laissions
infester par le virus judéo-allemand. Nous avons un patrimoine à
défendre, une culture à protéger. La musique est internationale?
Sans doute. Mais il faudrait que les « échanges fussent
simultanés et de valeur égale, qu'on ne nous fasse point
accepter, contre de l'or, de la fange.
M. P.-O. Ferroud, sous le titre Une mise au point nécessaire a
publié, dans Paris-Soir, au lendemain de cet incident, un
article qu'il faudrait citer tout entier, et dont voici la
conclusion
Nous n'avons pas l'esprit étroit. Nous croyons savoir dans
quelle mesure et de quelle manière l'art doit être
international. Nous applaudissons fort bien au succès, a Paris,
de Mmes Lotte Schoene, Lotte Lehmann, Maria Muller, ou de M.
Melchior, quand l'Opéra de Vienne engage une Roumaine comme Mme
Ursuleac, une Tchèque comme Mme Hadrabova, quand notre Georges
Thill ou notre Ninon Vallin partent pour les Amériques, notre
Germaine Lubin pour l'Europe Centrale, ou que Londres se prépare
à fêter Mme Yvonne Printemps. Nous accueillons un Toscanini-ou
un Furtwaeng!er, un Georgesco ou un Bruno Walter comme on
accueille à l'étranger MM. Pierre Monteux, Philippe Gaubert,
Albert Wolff ou Wladimir Golschmann.
Mais il faut que cela en vaille la peine !
Et puis, ce qui est non seulement admissible, mais souhaitable
pour les interprètes demande à être examiné de plus près
lorsqu'il est question des compositeurs. Car, pour ce qui est
des œuvres, ainsi que nous l'expliquons plus haut, les échanges
sont de plus en plus réduits. Et le gros contingent d'émigrés
qui s'est réfugié chez nous ne peut, à cet égard, nous procurer
aucune compensation ni aucune réciprocité.
Nous irons plus loin: nous déclarerons que, dans le domaine du
cinéma sonore et de l'opérette, les directeurs feraient bien
d'être, à l'avenir, plus prudents qu'ils ne l'ont été jusqu'ici
dans leurs choix s'ils veulent éviter que les esprits ne
s'échauffent. Les partitions étrangères ne bénéficient pas, en
l'occurrence, d'une simple hospitalité elles nous envahissent,
luxueusement montées, sans avoir l'excuse de la qualité.
Ce n'est pas être chauvin que de défendre, sur ce point, les
intérêts de ceux qui nous entourent. Il est regrettable que M.
Gabriel Pierné soit obligé d'aller porter son Fragonard à la
Monnaie de Bruxelles, que MM. Albert Roussel et Marcel Delannoy
conservent chacun dans leurs cartons des ouvrages charmants.
Ces « intrigues mercantiles », qui menacent la musique française
et qui finiront par la chasser des concerts comme elle l'est
déjà des théâtres et des cinémas, M. Paul Dambly les dénonce
avec humour dans le Petit Journal :
Il importe aujourd'hui de préciser la signification de cet
incident, tant en raison de son retentissement jusques au Club
du Faubourg (où deux séances lui ont été consacrées) que de la
personnalité d'un de ses principaux auteurs, le compositeur
Florent Schmitt, illustration de l'école française dont le
caractère et le talent marchent de pair et chez qui l'esprit de
secte ne saurait être, à aucun égard, incriminé. M. Florent
Schmitt et ses amis, soutenus d'ailleurs par des suffrages
éminents, ont voulu protester contre l'introduction «
impertinente dans un programme symphonique d'une œuvre,
prohibée, dit-on, dans son pays d'origine par un chef de
gouvernement auquel M. Schmitt rendit, pour ceci même, un
hommage inattendu, et dont l'étendard gammé ne révèle peut-être,
en un certain sens, que la sollicitude musicale. Et ce, a une
heure où la musique française, victime, à son propre foyer, de
certaines intrigues mercantiles, est gravement menacée. De cette
situation, au surplus, le public est dans une certaine mesure
responsable, ce public, qui, par discipline mondaine, ne sort de
sa retraite qu'à l'appel des festivals exotiques. Puisse être
proche le jour où les snobs ou comme les appelait en bon
français Jules Lemaitre, les moutons de Panurge préféreront
s'abreuver à domicile plutôt que de se faire tondre ailleurs.
On ne saurait mieux dire. Toute la presse d'ailleurs a fait
entendre le même son de cloche, de l'Action française (M. Lucien
Rebattet), au Nouveau Temps (M. Delannoy), du Matin (M.
Bruneau), à Comoedia (MM. Paul Le Flem et Paul Achard), toute la
presse, sauf pourtant M. Emile Vuillermoz qui, dans Excelsior et
dans Candide, a défendu le « prosaïsme pathétique » de M. Kurt
Weil (ce qui est bien son droit) et a rapporté que « Florent
Schmitt seul avait protesté contre cette esthétique dont il est
l'ennemi ». Ce seul ferait douter de l'acuité auditive et
visuelle de M. Vuillermoz, si, par ailleurs, nous n'étions
rassurés. Et au Club du Faubourg, M. Georges Pioch a fort
justement conclu le premier débat (le second, sur l'invasion des
théâtres par les compositeurs étrangers, n'a pas encore eu lieu
à l'heure où j'écris) en exprimant ce souhait que l'orage
déchainé à propos de Silbersee purifie l'atmosphère et rende aux
concerts symphoniques une dignité qu'ils sont en train de
perdre.
Car cet incident n'est qu'un des symptômes d'un mal profond.
Ceux qui me font l'honneur de suivre ces chroniques n'en
ignorent point les causes. Quelques jours avant l'affaire de la
salle Pleyel, il y avait une « affaire Wolff à la salle Gaveau.
Albert Wolff, en effet, comme l'an dernier Rhené-Bâton aux
Concerts Pasdeloup, a dû donner sa démission de Président de
l'Association des Concerts Lamoureux. Les choses se sont
replâtrées plus ou moins solidement, mais une cause de discorde
demeure, et c'est toujours la même, ici comme ailleurs. M.
Robert Dézarnaux la définissait très justement dans La Liberté :
Une partie de l'orchestre Lamoureux s'est insurgée contre son
président parce qu'il vise haut... Ces musiciens ont-ils oublié
l'éclat que, depuis cinq ans, leur chef a donné à leur
association? La formidable besogne qu'il leur a imposée, pour
notre émerveillement, et dont jusqu'ici, ils avaient été les
ouvriers dévoués, admirables ?. Si le sentiment de leur
ingratitude ne les trouble pas, qu'ils songent à la surprise que
vont éprouver leurs amis; et a notre déception, et à notre
mélancolie ! La politique d'Albert Wolff, politique jeune et
française, est, qu'ils s'en persuadent bien, celle qui légitime
le mieux les encouragements officiels et les sacrifices des
contribuables...
Eh ! oui. Les comités de nos associations ont une déplorable
tendance à croire qu'en faisant suivre un festival Wagner d'un
festival Beethoven, tout va pour le mieux. Cette politique du
moindre effort est la pire. Il est vain aussi de compter sur les
subventions (officielles ou déguisées), sur les riches
compositeurs amateurs désireux d'écouter leurs ouvrages, sur les
virtuoses exotiques voulant, à tout prix, jouer à Paris. Dans
son numéro du 1er décembre, le Guide du Concert publiait une
lettre d'un groupe de lecteurs qui disaient « A quoi bon aller
au concert ? Les programmes ne varient pas, et par là même
finissent par blaser les mélomanes les plus persévérants. Il
faut crier casse-cou, en espérant que les musiciens des comités
ne sont pas sourds et qu'ils entendront...
Non, la vraie politique est bien celle d'Albert Wolff (et de ses
confrères qui luttent de leur meilleure volonté à la tête des
orchestres, mais qui ne sont malheureusement pas écoutés). Elle
ne peut, hélas! donner ses fruits instantanément,
miraculeusement, et cela parce qu'il est bien tard pour agir.
Il faut rendre aux concerts leur intérêt et sauvegarder leur
dignité; il faut que les « premières auditions » (qui
légitiment les subventions) ne servent pas de prétexte à jouer
des œuvre trop médiocres et, surtout, à empêcher les deuxièmes
et les troisièmes auditions des ouvrages qui ont victorieusement
subi la première épreuve de l'audition publique. Il faut que
cesse ce bannissement des « compositeurs maudits » dont je
parlais dans une précédente chronique. Pourquoi, par exemple,
l'anniversaire de Vincent d'Indy a-t-il été si parfaitement
oublié (sauf à l'O.S.P. et à Colonne) ?
Et c'est pourquoi il faut souhaiter que l'orage de la salle
Pleyel ait immédiatement un effet salutaire, car si ces effets
tardent à se faire sentir, ce n'est plus un orage qu'il faudra
redouter, mais une tempête qui risque de tout détruire, de tout
emporter.
RENÉ DUMESNIL. |
Les opinions, et actes nationalistes
et pronazis, de Florent Schmitt dès le début des années 30, ne peuvent se
réduire à « quelques comportements imprudents sous
l'Occupation ».
Ainsi, apprécier la musique de Florent Schmitt, avoir de la
considération pour son oeuvre, est une chose... travestir
l'histoire en est une autre.
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