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L'énigmatique tableau du Duc de Massa
Voir aussi Claude-Ambroise Régnier, Duc de Massa
 


Depuis la fin des années cinquante, est suspendu au premier étage de l'hôtel de ville de Blâmont, dans la salle de justice de paix, un grand tableau de Claude Ambroise Régnier, duc de Massa, ministre de la justice de Napoléon. Cependant, ce tableau soulève bien des interrogations...

Concernant Claude Ambroise Régnier, duc de Massa, on lit dans le tome I de «  Seigneurs et Laboureurs dans le Blâmontois » d'Antoinette Aubry-Humbert :


Seigneurs et Laboureurs dans le Blâmontois
Antoinette Aubry-Humbert
Ed. 2001

L'énigme de ses portraits
Selon l'ordre de Napoléon, les portraits des ministres et grands officiers furent exécutés, dont celui de Régnier, en pied, commandé et payé à Dufau, élève de David. Mais lorsque le tableau fut livré à Compiègne pour être exposé, il était signé Lefèvre. Une réplique de ce tableau peint également par cet artiste faisait partie de la succession et resta dans la famille.
Actuellement, le premier tableau est exposé dans les salles d'iconographie napoléonienne du château de Versailles, une copie se trouve au Musée Lorrain de Nancy. Enfin, depuis 1959 un autre tableau est présenté dans le salon de justice de paix de l'hôtel de ville de Blâmont. Il a été donné et rapporté de Paris, sans en connaître la provenance. Serait-ce un don du dernier comte de Massa ? ...

Même interrogation dans «  Claude-Ambroise Régnier, duc de Massa, ministre de Napoléon » d'Elisabeth Laurent (E. Laurent, 1980) :

 Claude-Ambroise Régnier, duc de Massa, ministre de Napoléon
Elisabeth Laurent
 (E. Laurent, 1980) :

Ce portrait pose une énigme. En effet, en 1806, Napoléon décide de faire faire les portraits de ses ministres et Grands Officiers, son but étant de faire figurer aux Tuileries, dans un salon faisant suite à celui des maréchaux, seize portraits, afin d'en faire un "salon des ministres".
Le 28 mai 1806, une lettre circulaire est envoyée par Denon à chacun, contenant la liste des ministres et celle des peintres devant faire leur portrait. Le portraitiste désigné pour exécuter celui de Régnier est Dufau, élève de David, spécialiste de tableaux d'histoire et de genre, qui expose aux salons de 1800 à 1809. Après acceptation par les ministres (a) les artistes reçoivent la commande définitive, au prix de quatre mille francs l'unité plus quatre cents francs pour le cadre. Finalement, après avoir été exposés quelques temps aux Tuileries ; les tableaux sont transportés à Compiègne en mai 1808, dans la salle des aides de camp, sauf ceux de Duroc et Berthier (non terminés) et celui de Régnier par Dufau, "resté à Paris".
Il se passera presque un an avant que le duc de Massa ne rejoigne ses "collègues" à Compiègne, puisque le tableau n'est livré que le 10 avril 1809 et, contre toute attente, il n'est pas signé Dufau, comme il avait été prévu (et payé), mais Lefèvre. (b) Il est probable que Régnier, déçu par le travail du peintre, "officiel" a fait refaire, à ses frais, son portrait par Lefèvre ; mais nous n'avons aucune trace, ni de commande, ni de facture, et de plus, le premier tableau a disparu. Régnier l'a-t-il laissé à Dufau ? L'a-t-il gardé pour lui ?, mais dans ce cas, il aurait dû faire partie de la succession, puisqu'y figure une réplique de celui qui se trouvait à Compiègne, également peinte par Lefèvre, et qui est encore actuellement en possession de l'un de ses descendants. [...]

(a) - A.N. 02840
(b) - Ch. Otto Zieseniss - les portraits des ministres et des Grands Officiers de la Couronne.», in «  archives de l'art français, nouvelle période, T. XXIV, 1969.
Bibliothèque des Art décoratifs M 188E T.24

Ainsi la commande à Fortuné Dufau (1770-1821), élève de Jacques Louis David (1748-1825), a été au final réalisée par Robert Jacques François Faust Lefèvre (1756-1830), élève de Jean-Baptiste Regnault (1754-1829) rival de David.

Voici le document où, à l'origine, Dominique Vivant Denon (1747-1825), administrateur des arts, attribue un peintre à chaque tableau de dix ministres, les toiles devant être remises le 1er novembre 1806 :

28 mai 1806 Archives des musées nationaux, registre *AA5

28 mai 1806, circulaire.
Le directeur général du musée Napoléon aux ministres.

Excellence,
Sa Majesté l'Empereur vient de décréter que les portraits de ses ministres seroient peints pour être placés dans une des salles de son palais des Thuileries. J'ai l'honneur de vous prévenir que j'ai désigné M. ... pour exécuter celui de Votre Excellence; je vous prie d'accorder à cet artiste recommandable toutes les séances dont il pourra avoir besoin et de lui procurer le costume désignatif de votre haute fonction.

Le ministre de la Justice M. Dufau
Le ministre de l'Intérieur M. Ansiaux
  de la Marine M. Berthon
  de la Police générale M. Berthon
  directeur de la Guerre M. Kinson
Le ministre des Relations extérieures M. Prudhon
  du Trésor public M. Robert Lefèvre
  secrétaire d'Etat M. Robert Lefèvre
  des Finances M. Vien fils
  des Cultes M. Gautherot

Puis Vivant Denon informe les peintres du sujet qui leur est attribué :

3 juin 1806 Archives des musées nationaux, registre *AA5

3 juin 1806, circulaire.
Le directeur général du musée Napoléon à M. ..., peintre.

Sa Majesté l'Empereur vient d'ordonner que les portraits des grands officiers de sa Couronne et ses ministres seroient peints. Elle a fixé pour la remise de ces portraits l'époque du 1er novembre, et alloué pour prix de chacun d'eux la somme de quatre mille francs.
Je me fais un plaisir de vous annoncer que je vous ai désigné pour exécuter celui de Son Excellence ..., à qui j'ai eu l'honneur d'écrire pour l'informer de l'intention de Sa Majesté du choix que j'ai fait de vous pour la remplir.
Je vous invite, Monsieur, à vous occuper promptement de ce portrait, qui doit avoir 2 mètres 18 centimètres 1/2 (6 pieds, 8 pouces, 7 lignes) de haut, sur 1 mètre 42 centimètres 1/2 (4 pieds, 4 pouces, 6 lignes) de large, et me félicite que cette circonstance me procure l'occasion de vous témoigner mon estime particulière et le cas que je fais de vos talens.

Son Excellence  le grand chambellan peint par M. Prudhon
  le grand aumônier M. Meynier
  le grand écuyer M. Bonnemaison
  le grand veneur M. Pajou
  le grand maréchal M. Gros
  le grand maître des cérémonies Mme Benoist
Son Excellence le ministre de la Justice M. Dufau
  le ministre de l'Intérieur M. Ansiaux
  le ministre de la Marine M. Berthon
  le ministre de la Police générale M. Berthon
  le directeur ministre de la Guerre M. Kinson
  le ministre des Relations extérieures M. Prudhon
  le ministre du Trésor public M. Robert Lefèvre
  le ministre secrétaire d'Etat M. Robert Lefèvre
  le ministre des Finances M. Vien fils
  le ministre des Cultes M. Gautherot.

Il faut noter aussi que Robert Lefèvre semble avoir pris beaucoup de retard pour raisons de santé, puisqu'on trouve encore dans la correspondance de Denon, cette lettre au maire Toulouse :

17 juin 1808 Archives des musées nationaux, registre *AA7

17 juin 1808 au maire de Toulouse.
Le directeur général du musée Napoléon à M. le maire de la ville de Toulouse.

Monsieur le Maire,
Je reçois votre lettre en date du huit de ce mois, et m'empresse d'y répondre que je n'ai point perdu de vue l'exécution du portrait de Sa Majesté, qui d'après ses ordres doit être envoyé à la ville de Toulouse, mais M. Robert Lefèvre, chargé de le peindre, vient de faire une grave maladie qui l'a conduit aux portes du tombeau; il entre à peine en convalescence. Mon premier soin a été de l'inviter à reprendre cet ouvrage déjà commencé aussitôt qu'il pourroit travailler. Il m'a promis que sous 15 jours, il espéroit pouvoir le remettre.
Soyez persuadé, Monsieur le Maire, que je partage votre impatience, mais il est des circonstances qu'on ne peut prévoir et, sans la maladie de M. Lefèvre, vous posséderiez déjà ce tableau.
Je veillerai à ce qu'il vous soit expédié aussitôt que la remise m'en sera faite.

Dans «  Le peintre Robert Lefèvre : sa vie, son oeuvre », Gaston Lavalley, n'apporte pas d'éclaircissements, mais écrit qu'en 1808

Le peintre Robert Lefèvre : sa vie, son oeuvre
Gaston Lavalley
Ed. Caen 1902

Le peintre était alors à son apogée de fécondité et de réputation. Napoléon lui-même l'avait remarqué, et ce qu'il appréciait le plus dans son talent, c'était la ressemblance qu'il savait donner à ses portraits ; car l'esthétique de l'Empereur se bornait à admirer ce qui se rapprochait le plus, dans les arts, de la vérité d'imitation. Toutes ses préférences allèrent à Gros, Gérard, Vernet, Robert Lefèvre.
Celui-ci pouvait donc désormais se passer de toute protection étrangère. Il avait maintenant pour lui l'oeil du maître. Quand Napoléon devait se rendre au Louvre avec l'Impératrice, pour visiter le salon d'exposition, Robert Lefèvre était un des peintres convoqués par le directeur général du Musée pour se trouver à l'arrivée de Leurs Majestés. Et lorsque la promenade officielle était terminée, il recevait avec David, Gros, Girodet et autres, les témoignages directs de satisfaction de l'Empereur.
Après avoir exécuté à satiété le portrait de l'Empereur, Robert Lefèvre se vit chargé par le souverain de faire une série de portraits de la famille impériale, destinés à orner la galerie du château de Fontainebleau. C'est ainsi qu'il reproduisit, en buste ou en pied, l'impératrice Joséphine, la princesse Pauline, le roi d'Espagne Joseph, Lucien Bonaparte, Louis, roi de Hollande.
Quant aux portraits des officiers généraux et des grands dignitaires de l'Empire, peints par l'artiste bayeusain, il faut renoncer à en donner la nomenclature, même approximative. Nous nous contenterons de citer, parmi les plus remarquables, celui de l'archi-trésorier Lebrun, duc de Plaisance, aujourd'hui au musée de Coutances, et celui du marquis de Barbé-Marbois dans son costume de premier président delà Cour des comptes.

Mais Gaston Lavalley ajoute :

En raison même de sa vogue, comme peintre officiel, Robert Lefèvre éprouva plus d'un déboire. Car il eut à lutter contre la concurrence déloyale des contrefacteurs. Ce genre de peinture, avec ses nombreuses copies ou répétitions, ressemblait en quelque sorte à une entreprise commerciale. [...] Capable de faire un chef-d'oeuvre, [...] comment pouvait-il se résigner à brosser lui-même jusqu'à trente-sept copies de la même toile? Ce n'est plus le travail d'un artiste, mais celui d'un manoeuvre. Et cependant il revendiquait ce droit avec une telle âpreté que l'on croirait volontiers qu'il avait des besoins secrets d'argent, ou que sa passion du gain était poussée jusqu'à l'avarice.

On ignore donc toujours tout de cette curieuse toile de l'hôtel de ville de Blâmont, sans même savoir s'il s'agit d'une copie originale réalisée par Lefèvre, ou d'une de ces multiples contrefaçons qui irritaient tant l'artiste.
(voir par exemple la lettre de Lefevre au duc de Rovigo, citée par Lavalley, et datée du 30 juin 1811 : «  Je suis informé qu'un peintre a fait et vendu des copies du portrait de l'Empereur que j'ai cédé à votre Excellence. Vous connaissez trop bien, Monseigneur, les lois sur les contrefaçons, pour ne pas défendre cette espèce de fraude, et j'ose réclamer votre justice à cet égard, persuadé que votre Excellence se fera un plaisir de protéger mon droit de propriété contre tout artiste qui peut avoir l'indélicatesse d'y attenter. Car il n'est pas plus permis de copier un tableau d'un artiste vivant que de contrefaire un livre, une gravure, une partition, etc., jusqu'à ce que, par la mort de l'auteur, sa propriété soit devenue celle du public ; autrement, ce serait lui enlever tous les moyens de tirer parti de ses ouvrages. »)


Autoportrait de Robert Lefèvre

Voici la version du salon de l'hôtel de Ville de Blâmont, et celle du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, datée de 1808 (hauteur 2,18 m - largeur 1,42 m - signé «  Robert Lefevre ft 1808 »).
Les toiles paraissent similaires de prime abord, mais le champ de la toile de Blâmont est plus large, et inclut à droite la présence d'un siège qui n'existe pas sur la version versaillaise.

Duc de Massa - Blâmont
Toile de l'hôtel de ville de Blâmont (Cliquer pour l'agrandir)


Toile du musée de Versailles

En résumé, le tableau du duc de Massa de l'hôtel de ville de Blâmont est une accumulation d'énigmes :

  • pourquoi la commande initiale passée par Denon à Dufau a-t-elle été réalisée par Lefèvre ?

  • ce tableau est il de la main de Robert Lefèvre, ou est-il une contrefaçon ?

  • pourquoi la scène n'est-elle pas exactement similaire à celle du tableau de Versailles ?

Mais son origine est plus claire : il n'est pas à Blâmont depuis 1959, mais depuis 1966. Car c'est par une lettre du 21 juin 1966 que M. Boudot-Lamotte à Paris, ami des derniers descendants de la famille Régnier (5ème duc de Massa), propose le don du tableau à la Commune, qui décide de le placer dans une salle de l'Hôtel de Ville avec une plaque précisant que le tableau a été donné à la ville natale de Régnier pour perpétuer le souvenir de sa famille.
 

Rédaction : Thierry Meurant

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