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11 septembre 1791 - Les traîtres du Turquestein
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Expédition à Turquestein - 1791


Revue alsacienne. n° 12
Décembre 1890

LES TRAÎTRES DU TURQUESTEIN

Les quelques légendes se rattachant au passé du manoir de Turquestein (1) sont assez banales pour qu'il nous soit permis de ne pas les mentionner. Mais il en est autrement d'un fait historique, dûment enregistré, et dont les amusants épisodes assureraient le succès d'une opérette joyeusement mise en musique par un disciple d'Offenbach.
Les costumes même des personnages seraient suffisamment pittoresques, car l'action se passe sous la Révolution, et la mise en scène comporte des défilés de gendarmes, de gardes nationaux et de forestiers, tous armés jusqu'aux dents.
En l'an 1791, les sieurs Adorne et Tscharner, emphytéotes du Turquestein, eurent l'idée d'utiliser ce domaine pour leur villégiature, et décidèrent d'y ménager quelques constructions. Ils étaient évidemment en avance sur leur siècle, car les habitants des villages voisins se méprirent singulièrement au sujet des matériaux qu'ils voyaient transporter à travers la forêt au haut de la montagne.
Il faut se rappeler que le peuple, alors, était partout atteint de la maladie de la suspicion; quiconque sortait de la banalité devenait suspect de droit. Les deux Strasbourgeois n'échappèrent pas aux mauvais propos; ils s'avisaient de bâtir en pleine solitude : des conspirateurs seuls étaient capables d'une pareille action, qui devait nécessairement cacher de noirs desseins. Une sourde rumeur se répandit par toute la contrée, et, bientôt, les autorités furent mises en demeure de donner satisfaction à l'opinion publique et de rassurer les patriotes alarmés.
Une première enquête, par le fait même qu'elle ne donna aucun résultat, servit seulement à mettre en appétit jusqu'aux citoyens qui n'avaient encore montré qu'une inquiétude passive. Les démarches auprès des représentants du gouvernement devinrent impérieuses ; il fallut prendre un parti énergique, et se résoudre à organiser une expédition en règle contres les traîtres du Turquestein.
Ce fut le commandant de la garde nationale de Blâmont qui réussit à faire sortir le directoire du district de sa coupable torpeur. Il


La Ruine de Turquestein (état actuel), par Henri Ganier.

obtint, suivant les termes de l'arrêté que nous avons sous les yeux, «  l'autorisation de se transporter au château pour y faire une visite, avec un détachement tel qu'il lui plaira; de se faire assister de deux gendarmes nationaux invités à cet effet, si le cas l'exige, qui seront tenus de dresser procès-verbal de leurs démarches, pour être déposé au secrétariat du district. » Ordre est donné en même temps à la municipalité de Turquestein «  de porter aide et assistance au détachement, de se joindre à l'officier qui le commandera pour faire les recherches convenables en cas de résistance de ces particuliers établis au château de Turquestein. Fait à Blâmont, le 11 septembre 1791, par les administrateurs composant le directoire du district. »
Ce même jour de dimanche 11 septembre, «  en conséquence dudit arrêté qui autorise le commandant de la garde nationale de Blâmont à ordonner un détachement pour se rendre à Turquestein où le public prétend qu'il se trouve des armes, des munitions, que l'on fait des préparatifs de guerre, pour faire une exacte visite de ce lieu et s'assurer de l'état de choses, «  Nous, officiers (le lieutenant-colonel, le porte-drapeau et le capitaine), sous-officiers (le quartier-maître, deux sergents et un caporal), fusiliers, sapeurs et tambour de la garde nationale de Blâmont, assistés de deux gendarmes nationaux, sommes partis de Blâmont à midi et demi. »
Malheureusement, le procès-verbal est par trop sobre de détails, et pour cause, sur les étapes et épisodes de cette marche mémorable de Blâmont au Turquestein. Nous demanderons donc la permission de suivre parallèlement le procès-verbal, pour pouvoir y intercaler des faits très authentiques, recueillis sur place, et dont l'omission constitue une bien regrettable lacune dans le document officiel.
Tambour battant, le corps expéditionnaire partit de Blâmont, accompagné des voeux de toute la population. C'était par une belle après-dînée d'arrière-saison. Le soleil dardait ses plus chauds rayons sur la route poudreuse et faisait perler de nombreuses gouttes de sueur sous les imposants chapeaux des guerriers endimanchés. Dès l'arrivée à Frémonville, premier village qu'on rencontra, le besoin de prendre un rafraîchissement se fit unanimement sentir. Debout, l'arme au pied, comme il convient au soldat en marche, on avala lestement quelques verres d'un mâle vin gris, d'abord, pour combattre la chaleur, et puis quelques autres en raison de la longueur du trajet restant à effectuer jusqu'à Cirey.
Cette petite cité fit le plus patriotique accueil à ces braves, et ne les laissa passer outre qu'après plusieurs nouvelles rasades, où l'on fraternisa à qui mieux mieux. Les citoyens leur firent un long bout de conduite, et plus d'un regretta de ne pouvoir entrer dans les rangs, et de n'être admis à partager ainsi les dangers et les lauriers qui attendaient là-haut les hardis champions de la jeune République.
Le départ pour Lafrimbole fut bruyant et animé; mais quand, à trois heures de relevée, on entra dans le village, le silence se rétablit. En effet, on se trouvait au pied du Turquestein; encore une demi-heure d'ascension, et l'on atteignait la cime. L'instant suprême approchait. «  Nous avons empêché, dit le procès-verbal, que personne


Vue de Lafrimbole, par Henri Ganier.

sortît du village, pendant le temps que nous nous occupions de l'ordre à tenir dans la marche qui devait être secrète et de la charge de nos armes. »
Plus d'un coeur battait, mais personne ne trembla. Le conseil de guerre se tint à l'auberge. L'état-major en profita pour faire une dernière et copieuse libation, en compagnie des simples soldats, qui, aussi bien que les cadres, y prirent une large part. Chacun n'était-il pas en droit de se dire que c'était peut-être pour lui la dernière occasion de boire un verre de vin ?
Or, parmi ces défenseurs convaincus de la bonne cause, se trouvaient deux sceptiques. C'étaient, il nous en coûte de l'avouer, les deux gendarmes nationaux, anciens militaires, qui voyaient les choses d'un oeil infiniment plus sobre que les gardes nationaux. Persuadés qu'on allait en guerre contre un ennemi imaginaire, leur conscience se refusait à prendre l'affaire au tragique, tandis que le simple bon sens leur en indiquait le côté sérieux, à savoir que la montée en perspective serait bien dure par cette chaleur, et qu'il valait infiniment mieux rester à l'auberge, où le vin blanc de l'hôte et les yeux noirs de la servante brillaient d'un éclat également agréable.
Ils insinuèrent donc au commandant, par des raisons stratégiques, qu'une arrière-garde à poste fixe assurerait singulièrement la sécurité de l'expédition et le succès de l'entreprise.
Afin de ne pas laisser à de simples gendarmes le mérite de cette excellente idée, le commandant leur répondit qu'effectivement il y avait songé, et qu'eux, soldats d'élite, étaient tout désignés pour cette délicate mission. Cela dit, il partit avec ses hommes, et les deux gendarmes prièrent aussitôt la gentille servante de leur apporter une nouvelle bouteille.
Contenant, on s'imagine au prix de quels efforts, toute expansion imprudente de son ardeur plus que belliqueuse, la vaillante petite troupe gravit le flanc de la montagne du Turquestein. En passant devant la ferme du château, injonction fut faite au fermier, maire de la commune, d'entrer dans le rang, à quoi il se soumit avec d'autant plus d'empressement, qu'en regardant par la fenêtre, il vit tout
le détachement rangé en bataille devant la maison.
«  Aussitôt sont arrivés le sieur Charles Lefort, lieutenant-colonel à la suite de l'armée, et Mme Adorne, que nous avons instruits de l'objet de notre démarche, en les rassurant par l'honnêteté que nous leur avions promis de mettre dans notre recherche. Nous les avons invités de nous faire remettre les clefs de leur habitation et de nous suivre. Ensuite nous sommes arrivés sur la roche par deux issues différentes; nous avons placé des sentinelles de tous côtés, et le surplus du détachement, en présence du Sr Adorme et du Sr Charmer, a fait la visite : 1° du nouveau bâtiment construit par lesdits Srs Adorme et Charmer, où il a trouvé des lits et des chaises, des outils et matériaux nécessaires aux ouvriers; 2° d'un hallier où il a trouvé des fagots qu'il a détournés sans qu'il y ait rien remarqué de ce qu'on lui avait annoncé;3° d'une cave où il ne s'est rien trouvé; cependant en examinant les murailles, il a vu un endroit qui était construit tout nouvellement, qu'il a fait démolir, parce que, frappé d'un coup de crosse, il avait rendu un son creux, ce qui faisait soupçonner que ce pouvait être le réceptacle des prétendues munitions. »
Ce son creux, entendu par le commandant, faillit lui devenir fatal. Tout bouillant d'ardeur, il avait arraché le pic des mains d'un subordonné et s'était mis à cogner et à disjoindre les moellons comme un beau diable. Tout à coup, un trou béant se fit dans le mur, et la cave obscure fut inondée de lumière. Le commandant se précipita pour passer la tête dans l'orifice, et comme le fumet des libations de la journée ne s'était pas encore entièrement dissipé chez lui, il s'en fallut de peu que le restant de son importante personne ne suivit la tête et ne dégringolât avec elle dans l'abîme, au fond duquel la forêt s'étend encore aujourd'hui à perte de vue. Le commandant stupéfait en fut quitte pour voir descendre son beau chapeau empanaché, dont il put suivre des yeux la chute vertigineuse sur la cime des arbres, et de là entre les branches, où il resta accroché.
Revenu de sa terreur, que partagea du reste toute la compagnie, et avec elle les propriétaires du lieu, le commandant n'en fit pas moins consciencieusement poursuivre les perquisitions.
On visita «  un rocher au levant du château, dans lequel il se trouve une ouverture où l'on s'est avancé (avec précaution cette fois) sans y rien remarquer; 5° une loge de bois à laquelle on a donné le nom d'ermitage sur la pointe du même rocher, dans laquelle on a trouvé de la paille et des outils de charpentier; 6° enfin tous les alentours et toutes les ruines de cette antique demeure.
«  Ensuite le Sr Charles Lefort nous a exhibé d'un passeport de la municipalité de Strasbourg, qui, par un acte particulier qu'il nous a aussi représenté, rend un témoignage satisfaisant de sa conduite et de son patriotisme connu. Les Srs Adorme et Charmer nous ont aussi présenté des certificats qui témoignent de leur civisme et nous ont déclaré que leur résidence fixe était Strasbourg, que leur projet était d'habiter Turquestein pendant la belle saison seulement; qu'ils faisaient travailler à quelques bois de lit pour un hôpital qu'ils se proposent d'établir à Strasbourg.
«  La municipalité de Turquestein nous a d'ailleurs rassurés sur le compte des Srs Adorme et Charmer, qu'ils regardent comme de bons citoyens et incapables d'aucuns projets contraires à la Constitution.
«  Nous nous sommes ensuite rendus à Bertrambois, où la municipalité et tous les habitants nous ont fait l'éloge des Sr Adorme et Charmer, dont ils nous ont répondu des sentiments d'honnêteté et de bienveillance.
«  Et de retour à Blâmont, où nous sommes arrivés à dix heures du soir, nous avons dressé le présent procès-verbal pour rendre compte de notre commission. » (Suivent une vingtaine de signatures.) «  Collationné par le secrétaire quartier-maitre de la garde nationale de Blâmont. »
Comme on le voit, le résultat de l'enquête fut aussi rassurant que décevant, et l'expédition, si l'on s'en tient aux termes du procès-verbal, n'aurait été, en somme, qu'une belle et longue excursion par une superbe journée de septembre.
Mais ce que le procès-verbal a soigneusement omis de consigner, ce sont les péripéties du retour du château, pendant la descente sur Lafrimbole et Bertrambois. Ce retour, il faut en convenir, ne ressemble en rien à la retraite des Dix-Mille, ainsi qu'on va en juger d'après la tradition fidèlement transmise de père en fils par les malins du pays, par ceux dont les noms ne sont pas compris dans les signatures apposées au bas du procès-verbal.
Il est tout naturel qu'en prenant congé des habitants du Turquestein, nos guerriers se soient retirés dans des dispositions plus calmes que celles qu'ils avaient apportées à l'investissement du château. En un mot, ils s'en allaient penauds. A ce moment crépusculaire, ils devaient d'ailleurs être en plein dans cette phase énervante d'une journée de fatigue et d'excès bachiques, qui engendre la mauvaise humeur et le découragement.
La descente dans la forêt sombre, avec la lueur des étoiles à travers les épaisses ramures pour tout fanal, ne pouvait plus être envisagée comme une partie de plaisir. Chacun marchait ou dégringolait pour soi, n'ayant, comme diversion à ses idées noires, que la ressource de trébucher inopinément contre une racine, ou de heurter une pierre de la route incertaine. L'ère des chants martiaux était
passée; on ne se livrait plus qu'à la pensée mélancolique et désagréable que Blâmont était encore bien loin. Un pessimiste raisonneur fut seul à rompre le silence. Il émit l'idée qu'on s'était laissé berner; qu'il n y a pas de fumée sans feu ; qu'à vrai dire on n'avait rien trouvé, mais que peut-être on était, à ce moment même, entouré d'ennemis dissimulés dans les fourrés insondables.
A peine avait-il parlé, que, dans la nuit, se fit entendre le cri lugubre d'un chat-huant, auquel répondit comme un écho lointain le hululement d'un compagnon de solitude.
- Que vous disais-je ? chuchota le pessimiste, ce sont les signaux de ralliement Nous sommes enveloppés !


La panique, par Henri Ganier.

Il n'eut pas achevé, qu'une effroyable panique s'empara de la petite troupe affolée. Ce fut un sauve-qui-peut général, et pas un ne resta en arrière. Les obstacles ne comptaient plus; on tombait, mais on se relevait ; on roulait en bas des pentes, pour se remettre à courir devant soi, bride abattue. La peur décuplait les forces des moins robustes, et les jarrets travaillaient d'une façon merveilleuse. Tous, du reste, avaient jeté armes et bagages. Cette course au clocher fut telle, qu'on traversa, sans s'en douter, la grande rue de Lafrimbole, où les deux gendarmes, béatement endormis sur la table de l'auberge, attendaient le retour des vainqueurs.
A Bertrambois seulement, grâce à l'essoufflement général, on s'arrêta. Les fuyards firent un rapport effaré à la mairie, et, honteux de leur escapade, exigèrent que la garde nationale de l'endroit se joignit à eux pour retourner à l'ennemi. La troupe renforcée rebroussa chemin jusqu'aux bois de la côte. On battit avec précaution quelques fourrés, et comme rien ne se fit voir ni entendre, pas même les chats-huants, chacun s'en retourna chez soi. La garde nationale désarmée de Blâmont regagna ses foyers, et se coucha bien après l'heure indiquée par le procès-verbal.
Le lendemain matin, une voiture à échelles partit de Blâmont, et revint, quelques heures après, avec les fusils, gibernes, chapeaux, sacs et tambour, récoltés à grand'peine dans la sapinière de la montagne.
Telle est la relation véridique de la mémorable expédition de la garde nationale de Blâmont contre le château de Turquestein, le 11 septembre de l'an 1791.
Après nous être égayés au récit de cette équipée bachique, il convient de nous rappeler aussi que ces mêmes gardes nationaux qui en font les frais, surent, aux jours de réel danger, aller au feu non moins bravement que les frères d'armes des autres régions et se couvrir de gloire aux frontières et au-delà. L'arc de triomphe de l'Étoile éternise les noms de maints héros natifs de Blâmont. Dans le nombre il s'en trouve peut-être plus d'un qui débuta dans la carrière militaire en prenant part à la burlesque expédition du Turquestein.

H. GANIER et J. FROELICH.

(1) Les ruines du château de Turquestein, sur l'un des derniers contreforts occidentaux des Vosges, se trouvent à l'est et non loin de Cirey, à une très faible distance au delà de notre frontière actuelle, Ce domaine, avec ses fermes et ses vastes forêts, est aujourd'hui la propriété de Mme Chevandier de Valdrôme.

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