La Lorraine
artiste
4 septembre 1892
LES FÉES DE LA VEZOUZE
CONTE LORRAIN
Par les chaudes journées de
juillet, quand le soleil triomphant a jeté sur la campagne
lorraine un pesant manteau de pourpre, le petit village de
Domêvre est désert. Plus de bruit dans l'unique et longue rue,
d'où les bambins ont fui, où n'éclatent plus même vers midi
devant l'auberge les cris discordants des rouliers de passage.
Mais près de l'église, dans la maison aux volets verts, on
s'assemble, au soir tombant, autour d'un vieillard. Tout chargé
d'ans et d'anecdotes, vieil enfant du pays lorrain, il entendit
jadis son aïeul répéter à quelques friands auditeurs d'anciennes
légendes, et à son tour il les redit dans l'antique demeure, où
s'accumulent tant de souvenirs d'un long et cher passé. Avec son
bonnet grec, sa barbe blanche et sa tête un peu narquoise, il
semble lui-même un reste des anciens temps. On s'empresse autour
de lui, et l'on écoute en silence le bruit monotone de sa voix,
pendant qu'au dehors la nuit tombe lentement, enveloppant
l'horizon de son ombre peu à peu grandissante.
L'histoire qu'il nous fut donné d'entendre, un jour que le
hasard nous poussa en ce coin perdu de la Lorraine, est
curieuse. Il y a bien longtemps, disait le vieux conteur, on
célébrait par toute la contrée ces superbes prairies, tous ces
champs qui s'étendent là-bas aux côtés de notre village. Tous
les ans, au renouveau, les trèfles empourprés, les vertes
graminées s'élevaient, joyeusement, dans les airs, la tête
droite et fière ; par delà le ruisselet de la Vezouze,
disséminés parmi les prés fleuris, les pasteurs accoudés dans
l'herbe, surveillaient d'un oeil somnolent les gras troupeaux.
Et les champs de blé faisaient l'orgueil de nos rudes paysans et
l'envie des pays d'alentour : les épis, grossis de grains en
leur maturité, se penchaient lourdement vers le sol. Epoque
bénie du ciel, où la moisson ne trompait jamais les efforts du
laboureur, où régnaient dans toutes nos maisons l'aisance et la
joie, où la contrée riche et féconde était vantée au loin !
Tant de prospérité, hélas ! ne devait pas durer. Un long et
sombre deuil s'appesantit sur notre pays et des années stériles
succédèrent pendant longtemps aux années heureuses de jadis.
Dans les plaines autrefois riantes, l'ivraie fatale et le
chardon s'étalaient ; les moissons périssaient sous un flot
d'herbes inutiles. Le berger mélancolique était seul accoudé
parmi les maigres pâturages : songeant aux richesses disparues,
aux troupeaux perdus, il laissait couler les heures, solitaire,
désespéré, car non-seulement la bardane et les tribules
hérissaient lugubrement les prés, mais les troupeaux mouraient
d'un mal mystérieux.
Si quelque boeuf robuste allait paître par aventure quelques
brins d'herbe molle, soudain, l'oeil languissant et morne, il
tombait comme terrassé par un poison rapide.
Puis l'on citait avec effroi la ferme des Lilas, une des plus
riches de la Lorraine, où la mort en moins d'une heure avait
frappé tout le bétail. Jours de tristesse et de misère, votre
souvenir demeure vivant au milieu de nous.
Et des histoires effrayantes se répandaient encore par la
contrée. Le vieux Thomas, revenant vers minuit d'Herbéviller,
avait vu épouvanté sur la place de l'Eglise une troupe de
fantômes, enveloppés de larges robes blanches, danser la ronde
et rire sinistrement. Un autre, tourmenté par l'insomnie, avait
entendu distinctement dans la nuit silencieuse un long et
fantastique ricanement. Ainsi la terreur s'ajoutait à la
tristesse : la contrée semblait maudite !
Alors nos paysans découragés élevaient vers le ciel de ferventes
prières: on put les voir, pendant de longues journées, dans
l'humble église, à genoux sur les dalles froides, et le visage
baigné de larmes, demander la fin de leurs malheurs ! Puis on se
souvint tout à coup d'un pauvre hère, qui depuis dix ans
vagabondait autour du village, vivant on ne sait comment le
jour, disparaissant on ne sait où la nuit. Avec ses cheveux roux
hirsutes, sa barbe inculte, l'habit rapiécé et de nuance
indécise, sa physionomie rusée et matoise, on le croyait un peu
sorcier et on l'appelait le fils du diable. En son absence, les
moqueries et les risées allaient leur train ; mais dès que sa
maigre silhouette se dessinait sur la route poudreuse, les plus
hardis étaient troublés et se taisaient.
Maintenant, on lui parlait doucement, on lui montrait quelque
respect ; et lui, ainsi choyé, voulut bien enfin révéler le
secret du mal.
Les Fées qui hantent les collines, au creux des roches, dans le
feuillage des arbres, au fond des sources, pour venger une
injure ont maudit la contrée. Elles se souviennent qu'un soir,
des imprudents ont foulé d'un pied sacrilège dans la forêt le
coin de terre sacrée qu'on proclame leur asile préféré, et
auprès duquel nul ne passe qu'en tremblant. Pour punir cette
profanation, tous les ans au premier jour de janvier, quand la
cloche sonne la cinquième heure du soir, c'est l'instant fatal
où les Fées sortent de leurs retraites et répandent sur le pays
leurs maléfices redoutables. Rien n'apaisera jamais leur haine
implacable, ni les offrandes, ni les supplications : il faut,
pour rendre impossibles leurs sortilèges, empêcher le signal qui
les éveille et les appelle hors de leurs repaires....
Et depuis, à Domêvre, au premier de l'an, le clocher de l'Eglise
devient subitement muet aux approches de la nuit, et ne fait
plus entendre jusqu'au lendemain son grêle tintement, - pendant
que les villageois craintifs se serrent autour du foyer, portes
bien closes.
DANIEL KAHN.
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