Dictionnaire des oeuvres littéraires du
Québec
1976-1980
sous la direction de GILLES DORION
Ed. FIDES, Saint-Laurent
L'AIGLE VOLERA A TRAVERS LE SOLEIL
roman d'André CARPENTIER
Après Axel et Nicholas, André Carpentier
publie en 1978 un deuxième « roman-puzzle », l'Aigle volera à travers le
soleil. Au coeur du livre, un récit enchâssé entre une note de l'éditeur et
deux lettres en appendice, dans lesquelles un narrateur tente d'exorciser
son passé par l'écriture, de « sortir de son histoire ». C'est la lecture
d'un fantastique intériorisé, proche de l'univers psychotique, que
Carpentier propose.
Il s'agit d'une mise en abyme de la situation de l'écrivain devant la page
blanche.
L'action se déroule à Strasbourg, la nuit, dans les H.L.M. universitaires.
Alors qu'il regarde les lumières jaunes des appartements, un Québécois,
Jésus-du-Diable, rédige le récit de son aventure. Égaré dans le petit
village lorrain d'Harbouey,il est en proie à la vindicte de chats automates
d'une vieille femme et à celle de Jeanne-la-jeune-vieille, sorte de lamie
grecque, au service de la maléfique Lilith. Possédé par des sons, souffrant
de « xanthophobie », il sent que tout son univers se déréalise. Il ne peut
échapper au pouvoir de la magie jaunissant son monde de protagoniste et de
narrateur.
Faut-il lire dans ce récit le traumatisme de la Crise d'octobre 1970, de
l'armée envahissant le Québec, jugulant ainsi le mouvement de libération ?
Peut-être. Le narrateur au chandail de Capitaine Kébec se présente comme
aliéné dans les rets d'un passé français et d'un autre passé plus récent.
Toute tentative de libération paraît vaine face au pouvoir fascinant et
occulte de l'autorité. Le narrateur ne pourra « sortir de son histoire » que
par le suicide. Il ne sait pas que la puissance du Mal est sur le point de
s'éteindre. Sa compagne Noémie, à qui est réservée la lecture du manuscrit,
l'ignore aussi. Seul en a connaissance le dernier scripteur,
Pierrot-de-peu-de-sens, l'acolyte révolté de la sorcière.
Ce roman semble s'inscrire dans la facture traditionnelle de l'esthétique
fantastique. Aux motifs clés des lieux dysphoriques (les villages de Blamont
et d'Harbouey), aux topoï des entités de la surnature s'associent au niveau
discursif les narrateurs homodiégétiques menacés de mort et la contamination
des espaces réel/imaginaire.
Cependant, il n'est guère question de lecture plurielle, d'hésitation sur la
nature des faits, même si une « Note préliminaire de l'éditeur » convie le
lecteur à plonger « dans le doute accompli. D'aucuns comprendront les
événements ici relatés ; d'autres, perplexes, reliront Freud afin d'occulter
les fantasmes de son auteur. » Le problème est que Noémie,
Pierrot-de-peu-de-sens et l'éditeur même cautionnent parfaitement la
véracité du manuscrit. Plus d'hésitation possible : le texte perd par là
même sa puissance d'envoûtement.
Par ailleurs, l'écriture supplante le récit par la déconstruction des
systèmes discursifs et narratifs.
Les entrelacs discours/récit se trouvent chevauchés, dans une sorte de tour
de Babel, par divers registres stylistiques (joual, patois lorrain, argot
scatologique, langue littéraire...). La référence à l'esthétique de l'écriture
baroque à laquelle Carpentier se rattache dans ce roman paraît des plus
évidentes. À ses affinités avec les oeuvres de E.T.A. Hoffmann, de Jorge
Luis Borges et d'Anne Hébert l'auteur mêle ses goûts pour des genres comme
l'horreur, la bande dessinée, le mythique et, surtout, la passion du
littéraire.
Par l'hétéroclisme des épigraphes (de Nicolas Boileau à Gustave Flaubert en
passant par l'Apocalypse) et surtout le chapitre XII, sorte de capharnaüm
livresque, ce roman devient un véritable cabinet de curiosités praguois du
XVIe siècle : un Wunderkämmer.
Patricia WILLEMIN