Revue illustrée
25 octobre 1909
L'AVEU
HISTOIRE LORRAINE
A Mademoiselle S. de G...
En pente douce, les versants
des coteaux, mêlés de bois et de cultures, rejoignaient Verdenal, étalé à leurs pieds. Des toits plats émergeaient çà et là
parmi des bouquets d'arbres. Nul cri, nul aboiement n'en
troublaient la sereine torpeur. Seuls, déroulant leurs anneaux
dans l'air immobile, des rubans de fumée trahissaient la
présence humaine. Au loin, derrière la cime dorée par les blés
et fermant l'horizon, s'étendaient, plus bleues que le tendre
azur du ciel, les Vosges aux lignes sombres, immuables et
graves. De beaux nuages blancs erraient sous la voûte infinie,
et leur ombre, ainsi qu'un ruisseau, coulait sur les épis mûrs.
André se retourna vers son compagnon.
- Voyez quelle poésie, renferme ce paysage ! Il est pourtant si
simple d'aspect. Il n'éblouit pas comme un décor oriental. Il ne
cherche pas à plaire; mais, par sa tristesse, par son austérité
tempérée d'un sourire, par sa majesté aussi, il s'impose à nous.
A son image sont calqués les Lorrains. Cette race rebelle aux
intrigues et à la flatterie parait orgueilleuse et froide à qui,
pour la première fois, l'approche: mais, sous cet apparent
dédain, que de trésors de tendresse et d'énergie sont accumulés
! Ombrageux et timides, les Lorrains gardent une fraîcheur d'âme
et une sensibilité rares à notre époque sceptique.
Promu capitaine aux chasseurs alpins, André Dufresne, à la
veille de quitter Lunéville pour Menton, était venu faire ses
adieux au comte d'Ampleseau, un vieil ami de son père, dont la
propriété se trouvait à quelques kilomètres de Blâmont.
M. d'Ampleseau avait tenu à aller chercher lui-même son hôte à
la gare, et la voiture filait sur la route blanche entre les
cerisiers poussiéreux. Déjà elle avait quitté la rive droite de
la
Vezouse, traversé l'unique rue de Verdenal et atteint le
croisement des roules d'Autrepierre et de
Chazelles quand, d'un coup d'oeil, André, se retournant, avait
embrassé le paysage qui fuyait derrière eux. D'un geste il
montra l'étendue et murmura :
... Plus vagues de lieue en lieue
Les champs bruns traversés de rivières d'argent
Rejoignent la montagne bleue.
Il ajouta :
- Votre grand poète, Charles Guérin, chantre merveilleux de la
Douleur et de la Mort, avait bien compris le mélancolique
attrait de votre province et nul ne l'a mieux exprimé.
M. d'Ampleseau soupira.
- Oui, c'était un être doué d'une sensibilité très fine. De jour
en jour, son talent s'affirmait plus original et plus puissant.
Déjà l'Académie l'avait couronné et, peut-être, se
préparait-elle à lui ouvrir prochainement, ses portes.
Il s'interrompit. La voiture venait de franchir la grille
d'entrée et, laissant sur la droite l'allée des noyers
séculaires, s'arrêtait devant le perron du château. Mme d'Ampleseau
et sa fille Marthe s'empressaient.
Portant allègrement ses cinquante-deux ans, la maîtresse de
maison était demeurée très jeune d'esprit. D'une conscience
délicate et scrupuleuse, elle poussait à un incroyable degré le
souci de la vérité et la crainte de mal faire. Aussi les
moindres critiques la troublaient-elles, en lui découvrant mille
fautes qu'elle n'avait point commises. Des deuils successifs
avaient assombri sa vie et meurtri son coeur, sans épuiser sa
soif de dévouement. André l'appréciait infiniment, ne manquant
jamais, lorsqu'il passait, à Paris, de lui rendre visite.
Galamment il lui baisa le bout des doigts et prit avec émotion
la main que Marthe lui tendait.
Vêtue d'une jupe de piqué blanc et d'un corsage en Irlande, dont
les manches courtes laissaient passer les bras ambrés par le
soleil, la jeune fille avait posé sur ses cheveux blonds cendrés
un large chapeau de paille de riz orné d'une écharpe bleue dont
les bords, en flottant sur la nuque, encadraient l'ovale du
visage. La bouche, petite et, très rose, s'ouvrait sur des dents
claires. L'arc effilé des sourcils donnait plus de mystère et de
profondeur aux yeux bleus qu'avivait, entre les longues
paupières, une flamme de gaieté. Une curiosité jamais satisfaite
et une intelligence remarquable s'y lisaient. On sentait,
derrière ce front virginal, une âme ardente, enthousiaste,
orgueilleuse, sensible et tenace en ses desseins.
Depuis longtemps déjà, les deux jeunes gens s'étaient senti
attirés l'un vers l'autre; mais, par un instinctif sentiment de
pudeur, ils se parlaient à peine quand le hasard les mettait, en
présence. Lorsque, des la première rencontre, un courant
sympathique s'établit entre deux êtres sensibles et méditatifs,
ils n'osent, s'aborder, craignant, par une parole banale, de
détruire le sentiment confus et pourtant si pur qu'ils éprouvent
l'un pour l'autre. Et, chaque fois, Marthe et André se
quittaient, plus irrites contre eux-mêmes.
Quelques voisins, arrivés pour déjeuner, les mirent à l'aise.
Dans le brouhaha des conversations, les convives gagnèrent la
vaste salle à manger, où les volets clos maintenaient l'ombre et
la fraîcheur. André se trouva placé près de Marthe, mais ce fut
à peine si, durant le repas, il lui adressa la parole.
« Comme elle doit. me trouver stupide », songea-t-il en
l'accompagnant au salon où le
café était servi. Sa timidité s'en accrut encore et, dépité, il
s'approcha de la fenêtre. La vue s'étendait sur le parc
admirablement dessiné. Un goût très sur avait présidé au choix
et à la combinaison des essences. Elles se fondaient. dans une
gamme harmonieuse de vert, de pourpre et d'argent, depuis les
larges feuilles lustrées du catalpa, d'où pendaient, comme des
clochettes, les fleurs aux teintes claires, jusqu'aux sombres
aiguilles d'un pin pyramidal érigé comme un monument., au
milieu de la pelouse. A gauche, derrière une corbeille de
géraniums roses, un negundo panaché étalait son feuillage
pourpre et tache de blanc. Des échappées, habilement ménagées,
découvraient les plans successifs de ce paysage. Par delà la
ceinture du bois et visible seulement des étages supérieurs,
c'était la plaine ondulant sous le ciel limpide, la plaine avec
les carrés de blé, d'avoine ou de seigle où surnageaient les
toits de Chazelles et de Gondrexon.
Distraitement André regardait.
La voix musicale de Marthe l'arracha à sa rêverie.
A quoi songez-vous, cher monsieur ? Puisque le parc vous attire
et si vous n'avez pas, comme ma mère, peur d'une promenade en
barque, accompagnez-nous jusqu'à l'étang. Mais en punition de
votre mutisme, ajouta-t-elle en riant., vous serez chargé de
ramer.
Il s'inclina.
- Ce n'est pas une punition mais une faveur de vous conduire.
Marthe rougit imperceptiblement.
Déjà la bande descendait l'allée en courant. En silence, ils la
rejoignirent.
Sous les filleuls en fleurs bourdonnaient les abeilles. Une
odeur sucrée, une odeur de miel, flottait alentour. Le soleil
très haut criblait d'or le feuillage.
De chaque brin d'herbes s'élevait, s'arrêtait, repartait le
bruissement métallique et monotone des grillons.
Prudemment chacun s'installa de son mieux dans la légère
embarcation où séjournaient encore quelques gouttes de pluie
tombées la veille. La pièce d'eau, où le feuillage des peupliers
découpait des ombres molles, avait à peine 100 mètres de long
sur 30 mètres de large. Un îlot, relié au rivage, par deux
passerelles, la coupait en tronçons inégaux. Aussi André
devait-il virer de bord à chaque instant. Attentif à la manoeuvre
il demeurait taciturne, répondant par mono-syllabes aux
questions qu'on lui adressait. D'ailleurs il était distrait,
préoccupé. Le matin même, en quittant Lunéville, il s'était juré
de révéler à Marthe toute l'infinie tendresse qu'il ressentait
pour elle et. le rêve qu'il caressait d'unir pour toujours leurs
destinées. Son père et M. d'Ampleseau encourageaient
discrètement cette union.
Oh ! sentir cette petite main s'appuyer avec confiance sur la
sienne. Lire au fond de ces prunelles caressantes l'émoi pudique
des aveux. Voir ces lèvres, comme un rayon fugitif qui soudain
éclaire les ciels voilés d'automne, s'illuminer d'un tremblant
sourire et, sur elles, se dessiner les paroles d'amour, plus
enivrantes que le parfum des daturas...
Son coeur bondit de joie. Sur son âme il sentit couler les
effluves du bonheur ainsi que se répandent sur la campagne
altérée les eaux fertilisantes des ruisseaux. Une impatience
fébrile le secoua. « Je ne veux plus attendre, songea-t-il je ne
veux plus attendre. Il faut que cette heure soit celle des aveux
». Mais déjà, comme un fruit trop mur, son ardeur tombait. Il
songeait avec effroi aux paroles qu'il devrait prononcer. Où
puiser le courage de parler ! Et puis quel prétexte inventer
pour éloigner la jeune fille de ceux qui l'accompagnaient ?
D'ailleurs, Marthe l'aimait-elle? Ne se leurrait-il pas en lui
prêtant, un sentiment aussi vif ? Cette dernière pensée le
troubla. Tel qu'une lame aiguë le doute le mordit au coeur.
Brusquement, il enfonça les rames dans la vase, leur imprimant
une torsion si violente que l'une d'elles se brisa. Des cris
d'effroi et des éclats de rire accueillirent sa maladresse.
Honteux il ramena la barque en pagayant. Dans le sillage
flottaient les débris de l'aviron.
Jusqu'à l'heure du dîner la bande, joyeusement, se promena dans
les bois environnants puis, sitôt, le repas fini, ce fut le
départ des invités.
Pas un instant André n'était resté seul avec Marthe qui semblait
l'éviter. D'heure en heure son irritation croissait. Son
imagination lui suggérait, mille moyens absurdes de forcer
l'attention de la jeune fille. Mais, en même temps, une
invincible timidité pesait sur lui. Et quand il vit s'éloigner
ceux qui, inconsciemment, l'avaient importuné de leur présence,
il souhaita fuir avec eux.
D'Autrepierre, de Gondrexon, de Chazelles et de Verdenal les
cloches se répondaient, sonnant l'Angelus. Leurs notes, timides
et lointaines ou proches et. graves, glissaient, dans l'air
comme un vol d'abeilles, rappelant le vers de Charles Guérin :
Le ciel est une ruche où bourdonnent des cloches.
Entre les peupliers qui bordaient la route montait le disque
argenté de la lune. André se dirigea vers le potager. Il voulait
s'accorder quelques minutes de recueillement afin de calmer les
battements de son coeur. Sitôt qu'il eut franchi la voûte opaque
des sapins, ce fut un éblouissement. D'une blancheur de lait de
lumière ruisselait sur les rosiers grimpants, sur les plants
d'oeillets, sur les carrés de légumes. Elle ruisselait sur le
gravier des allées, sur les dahlias cactus et sur les branches
des espaliers. Elle ruisselait sur le feuillage arrondi d'un
noyer perdu dans l'infini du ciel que les derniers rayons du
couchant teintaient de mauve et d'or.
Vrai décor de rêve figé dans un impressionnant silence !
Soudain, dans la fraîcheur parfumée de l'air jaillirent les
notes magiques du finale de Tristan. Elles jaillirent comme une
onde éblouissante de clarté, comme le bouillonnement d'un
torrent où sombrait sa raison : flots d'harmonie qui déferlaient
sur son coeur palpitant. Elles jaillirent comme un immense
brasier où s'enflammaient tous ses sens. Elles jaillirent,
plaintes, sanglots, désirs, angoisses, évoquant des paysages
enchanteurs que ses mains ne parvenaient point à toucher.
Musique, vent du large entraînant la raison
Vers d'inconnus pays inondés de lumière,
Où fond le souvenir des choses familières
A travers le réseau de prenants horizons.
Et, comme un fleuve splendide déroulant ses anneaux, au rythme
de la divine mélodie il se laissa bercer.
A pas lents il poursuivit son chemin. Ayant longé la serre où
filtrait une lueur diffuse et mystérieuse, il revint vers le
château. Sur lui un genévrier étendait ses branches résineuses
et trempées de lune. Il s'arrêta. Machinalement, ses doigts
détachèrent les baies aux tons de vieil ivoire, qui pendaient
comme de minuscules lanternes vénitiennes. De nouveau il
s'interrogea. Aurait-il le courage de parler à Marthe ce soir
même, avant, son départ ?
Le surlendemain, il devait rejoindre son bataillon et, sans
doute, plusieurs mois se passeraient avant une nouvelle
rencontre, à moins que...
André sourit. Son désir devançant la réalité, il se voyait
fiancé et promenant son bonheur sur la côte enchanteresse de la
Riviera.
L'heure sonna aux clochers d'alentour. Vivement, il tira sa
montre et poussa un cri. Il n'avait plus que le temps de faire
ses adieux. Déjà la voix de M. d'Ampleseau le rappelait. On
entendait crier le gravier sous les roues de la voiture. Il
était trop tard. Une immense tristesse l'envahit. En courant, il
regagna le perron où ses hôtes l'attendaient.
Immobile, Marthe se tenait dans l'angle du salon, les doigts
posés sur le clavier où mouraient les derniers accords.
Rapidement, il serra les mains tendues vers lui, puis s'approcha
de la jeune fille. Il tressaillit. Elle était pâle comme si tout
son sang avait fui le visage et dans l'azur de ses yeux se
lisait une telle expression de douleur et d'amour qu'il sentit
son coeur battre violemment et des pleurs sourdre sous ses
paupières. Il balbutia : « Marthe ! Marthe ! », puis étouffant
d'émotion, il s'inclina sur la petite main qui tremblait. Il
s'inclina.
Quand il releva la tête, Marthe souriait. De son corsage elle
avait détaché une rose qui défaillait sur sa tige et la lui
tendait avec un délicieux geste d'abandon. « En souvenir de moi,
André, emportez-la. » Il s'inclina encore et, sur la main
frémissante, longuement ses lèvres s'appuyèrent.
Impatients, les chevaux piaffaient. André s'élança, et la
voiture, contournant la maison, rejoignit la grand'route arrosée
de clarté.
Et tandis que, par une série de vallonnements, il gagnait la
gare d'Avricourt, André, la bouche collée aux pétales odorants,
voyait flotter sur la campagne endormie et sur la ligne
indécise des Vosges l'image souriante de celle qu'il aimait,
toute blanche en sa robe de mariée.
GEORGES TH. DE PONCHEVILLE. |